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M. JANET

I

C'est une jouissance qu'on apprécie dans tous les temps, mais surtout à une époque d'affectation et de charlatanisme, quand on s'efforce de couvrir le vide de la pensée par la recherche ou la violence du langage, de rencontrer un livre écrit d'un style naturel et simple, où l'érudition ne fait pas tort à l'indépendance des idées, ni l'ardeur des convictions à l'impartialité des jugements, qui ne poursuit d'autre effet que la vérité, et ne cherche à plaire, de parti pris, qu'au bon sens et à la conscience des gens de bien. Toutes ces qualités se trouvent réunies dans l'histoire de la philosophie morale et politique de M. Paul Janet. Ce n'est point là

1. Histoire de la Philosophie morale et politique dans l'antiquité et les temps modernes, par M. Paul Janet. Deux volumes in-8°. Paris, 1858; librairie de Ladrange.

une de ces improvisations de la plume comme nous en voyons naître chaque jour, et qui peuvent être hardies à leur aise, parce qu'on n'est pas obligé de compter avec les choses qu'on ignore ou qu'on invente; c'est une œuvre qui a coûté de longues années de méditations et de labeurs. Elle parut en 1850, à l'état de Mémoire, devant l'Académie des sciences morales et politiques, qui la jugea digne d'une de ses couronnes. Mais si l'amour-propre de l'auteur eut lieu d'être satisfait, sa conscience fut plus exigeante. Il se remit à la tâche, fouilla plus profondément le sol qui avait déjà été pour lui si fécond, recueillit de nouveaux documents, soumit les anciens à un examen plus mûr, et, sans rien changer ni à l'esprit ni au cadre de son premier travail, en augmenta singulièrement les matériaux.

Oserai-je le dire cependant, au risque de mêler tout de suite la critique à l'éloge? Ce remaniement, au point de vue de la composition et de l'art, ne me semble pas complétement heureux. Le plan d'après lequel il a été exécuté n'est pas conçu avec assez d'indépendance. Du moment qu'on avait renoncé à publier simplement l'ouvrage couronné par l'Académie, il aurait fallu trancher le cordon ombilical qui tient encore le livre attaché au Mémoire, et nous offrir uniquement, soit une histoire de la politique, soit une histoire de la morale. L'entreprise était encore assez belle pour tenter une généreuse ambition. Personne ne contestera, et moi moins que personne, que dans leurs principes essentiels, dans leurs applications les plus générales et les plus nécessaires, la morale et la politique n'aient entre elles une solidarité étroite qui permet de les rapprocher

l'une de l'autre et de les suivre, à travers les siècles, dans leurs communes destinées. C'est précisément ce que l'Académie avait demandé et ce qui a été l'objet du Mémoire resté inédit. Mais dès qu'on a quitté ces hauteurs pour étudier les deux sciences en détail, pour définir avec précision chacun des problèmes qu'elles embrassent et des systèmes qu'elles ont mis au jour, alors il n'y a plus de motif de les réunir, parce que le parallèle qu'on voudrait établir entre elles n'est plus possible. Il y a en effet des questions qui intéressent au plus haut point la conscience, notre perfectionnement spirituel, la direction intérieure de nos pensées, de nos sentiments, de notre volonté, ou la connaissance spéculative de nos devoirs, et qui sont d'une importance très-contestable pour le gouvernement de la société, pour le but que se proposent le législateur et l'homme d'État. Il existe aussi, dans la pensée de l'homme d'État, de graves préoccupations, des problèmes redoutables, qui ne tiennent qu'une place secondaire, si même ils en tiennent une, dans les méditations du moraliste.

En cherchant à associer deux ordres d'idées aussi différents, M. Janet n'a pas échappé à un embarras, à un entrelacement pénible, à une sorte de comptabilité en partie double qui le suit dans toute l'étude de son livre, malgré la clarté de sa pensée et l'élégante aisance de son style. Il est obligé de passer tour à tour des spéculations les plus ardues de la raison ou des tendresses les plus exaltées du mysticisme à des doctrines qui nous replongent dans les passions et les luttes de la vie réelle, à de grossières apologies de la ruse et de la force. Les défauts de ce plan deviennent encore plus sensibles

vers le milieu du second volume, lorsqu'à la politique et à la morale vient se joindre le droit naturel. Avec Grotius commence une nouvelle science qui diffère autant des deux précédentes que celles-ci diffèrent l'une de l'autre.

Mais c'est nous arrêter trop longtemps à une irrégularité qui n'atteint que la surface, quand le fond est si solide et si riche, et je parle aussi bien des idées personnelles de l'auteur que de ses expositions si lucides et si faciles, de ses vues d'ensemble que de ses appréciations de détail. Toujours il instruit, toujours il fait penser, même quand on ne pense pas comme lui. - M. Janet fait remonter l'existence de la morale et de la politique jusqu'aux poëtes et aux sages de la Grèce; mais il a la sagesse de ne pas s'arrêter à ces obscurs commencements. C'est aux maîtres les plus illustres de la science hellénique, à Socrate, à Platon, à Aristote, qu'il donne tous ses soins. Il interroge ou les écrits ou les souvenirs qu'ils nous ont laissés avec le scrupule d'un juge et la piété d'un disciple. Je n'apprendrai rien à personne si je dis que pour cette époque ses informations sont aussi exactes et aussi complètes qu'on peut le désirer. L'antiquité classique n'a plus de mystères pour nous. On a recueilli jusqu'aux moindres vestiges qu'elle a laissés dans tous les genres. On a traduit et expliqué toutes ses œuvres. La seule chose qu'elle nous laisse encore à faire, c'est de la comprendre dans le sens philosophique du mot, c'est de la juger; et ici même il ne reste plus qu'à choisir entre deux partis : celui des charlatans et des fous, celui des hommes sensés et des esprits impartiaux.

Il existe au milieu de nous une certaine école qui, ne

pouvant vivre en bonne intelligence avec la raison, avec le bon sens, avec le bon goût, leur fait une guerre d'extermination, non-seulement dans le présent, mais dans le passé, et se console, par des injures rétrospectives, des ménagements que la loi lui impose avec les contemporains. D'après sa manière de comprendre l'histoire, l'antiquité n'a été qu'un délire non interrompu de quatre mille ans. Excepté un petit peuple relégué dans un coin de l'Asie et qui n'a échappé au sort commun qu'à force de miracles, toute la terre, pendant ce temps, était plongée dans les plus épaisses ténèbres. L'humanité, tombée au-dessous de la brute, n'employait son intelligence qu'au profit de l'erreur, ne faisait servir ses plus nobles facultés qu'à accroître sa dissolution et sa misère. Les systèmes si vantés des philosophes de la Grèce ne sont que les témoignages de cette incurable folie, et les œuvres les plus admirées de ses artistes, de ses poëtes, de ses orateurs, n'ont pas plus de titres à notre respect; ils ont apporté jusqu'à nous et conservé dans nos écoles, à l'abri d'un enthousiasme impie, tous les germes de l'idolâtrie et de la corruption païenne. Tel est en résumé l'acte d'excommunication lancé chaque jour par ces nouveaux apôtres contre les plus beaux monuments et les plus grands génies qui aient honoré l'espèce humaine. On ne m'accusera pas, je l'espère, d'avoir exagéré leur pensée.

Mais ces violences n'ont pas même le pouvoir de faire sortir des voies de la sagesse les amis des lettres et de la philosophie. Nous ne voyons rien chez eux de cette ivresse de la Renaissance qui répondit au long jeûne du moyen âge. Ceux qui sont restés fidèles au culte de l'antiquité n'oublient point pour cela les titres du chris

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