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M. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE'

Je partage avec tous les amis des lettres la reconnaissance et la vénération qui s'attachent à la mémoire des Bénédictins; mais je ne puis m'empêcher de remarquer que ces infatigables pionniers de la science ne sont pas moins dignes de notre envie que de nos éloges. Étrangers aux agitations et libres de tous les soucis de la vie; n'ayant besoin ni de la faveur du public, ni de la confiance des éditeurs; assurés que leur entreprise ne serait point arrêtée même par la mort, puisqu'elle appartenait à une association qu'ils devaient croire immortelle, ils pouvaient accomplir sans interruption, sans inquiétude, par une application égale, leurs vastes et précieux travaux. Ajoutons que la forme, comme si elle n'était à leurs yeux qu'un ornement mondain et superflu, ne leur donnait aucun scrupule capable de mettre des entraves à leur fécondité. Pour

1. Morale d'Aristote, traduite par J. Barthélemy Saint-Hilaire, membre de l'Institut. 3 volumes in-8°.

les savants de nos jours, livrés à leurs seules forces, aux prises avec toutes les difficultés de l'existence matérielle, entraînés dans les événements de leur temps et dans les affaires de leur pays, obligés de payer leur dette à la société et à la famille, forcés d'unir l'élégance à l'érudition, sous peine d'être abandonnés même de leurs égaux, combien il leur est plus difficile de produire des œuvres de longue haleine! Cependant, quoi qu'en disent quelques esprits chagrins, les œuvres de cet ordre ne sont pas plus rares dans notre siècle que dans les deux siècles précédents. La congrégation de Saint-Maur a laissé au milieu de nous des héritiers qui, sans manquer aux exigences de leur position présente, ont gardé intacte la tradition du passé. Personne assurément n'est plus digne d'être compté dans ce nombre que M. Barthélemy Saint-Hilaire.

Malgré des devoirs de toute espèce, ceux que lui imposait, jusqu'en 1852, un double enseignement à l'École polytechnique et au Collège de France, ceux qu'il a rencontrés dans la carrière politique, ceux enfin qu'il remplit avec tant de conscience et d'assiduité, soit à l'Académie des sciences morales et politiques, soit au Journal des Savants, il poursuit depuis dix ans une des entreprises les plus difficiles qui se puissent concevoir et que personne en France n'avait tentée avant lui : une traduction complète des Œuvres d'Aristote. Non content d'être l'interprète de ce génie incomparable, M. Saint-Hilaire a voulu éclairer chacun de ses écrits par des dissertations et des notes qui en garantissent l'authenticité, en fixent l'ordre et la méthode, en comblent les lacunes, en redressent les erreurs, ou en montrent les origines dans un monument plus an

cien. C'est une œuvre de critique, d'érudition et de merveilleuse patience, devant laquelle la traduction elle-même, malgré ses qualités, ne doit tenir que le second rang. Chaque branche de la philosophie ou des connaissances humaines sur laquelle se sont exercées les méditations de l'auteur grec est précédée, en outre, d'une préface qui en contient toute l'histoire, mais l'histoire mêlée à l'appréciation philosophique et aux doctrines personnelles de l'auteur.

Commencé en 1836 ou 1837, cet immense travail est continué avec persévérance et arrivera certainement à son terme, malgré quelques infidélités pour d'autres études qui auraient suffi à l'ambition d'un esprit moins actif: je veux parler des savants Mémoires de M. Saint-Hilaire sur l'école d'Alexandrie, sur la philosophie et sur la religion des Indiens, sur le bouddhisme et sur les Védas, sur le Nyaya et le Sankhya, auxquels il faut joindre sa Vie de Mahomet, ses Lettres sur l'Egypte et sa traduction d'Homère. De la traduction d'Aristote nous possédons déjà la Logique, la Psychologie, la Politique et la Morale, c'est-à-dire toutes les parties qui, avec la Métaphysique, ont contribué le plus efficacement, pendant la durée de cinq ou six siècles, à notre éducation intellectuelle, et qui représentent plus particulièrement ce qu'on entend de nos jours sous le nom de philosophie'. Je ne m'occuperai ici que de la Morale, ou, pour parler franchement, de la préface dont elle est précédée et qui, sous la plume d'un écrivain moins. modeste, aurait pris certainement un autre titre ; car

1. Depuis que ces pages ont été écrites, M. Barthélemy Saint-Hilaire a traduit la Poétique, la Rhétorique et tous les Traités qui composent la physique d'Aristote.

l'on y trouve, avec le résumé le plus exact et la critique la plus approfondie de la Morale d'Aristote, une discussion vigoureuse de tous les grands systèmes qui l'ont suivie ou précédée. Il n'est pas nécessaire d'ajouter qu'en combattant ou en louant ses devanciers, M. Saint-Hilaire nous permet de lire dans sa propre conscience, et, sans autre préoccupation que celle de l'honnête homme, de l'homme de bon sens aux prises avec l'esprit de système, nous livre le secret de toutes ses convictions. C'est à cette dernière partie de son œuvre que je m'attacherai d'abord, parce que c'est là, je n'hésite pas à le dire, qu'on trouve le plus à louer et le moins à reprendre, ou, pour parler plus exactement, que l'éloge doit être admis sans partage.

Tout le monde connaît le culte superstitieux des traducteurs et des commentateurs pour l'auteur qu'ils veulent expliquer. M. Saint-Hilaire s'est préservé de cette faiblesse. Tout en payant un juste tribut d'admiration au génie incomparable dont il s'est fait l'interprète, il a le courage de combattre ses erreurs, surtout quand il s'attaque à une de ces croyances qui font la force, la dignité et comme l'essence même de notre nature. Aristote, en terminant un des ouvrages qui contiennent sa Morale, le seul qui lui appartienne véritablement, laisse voir quelques doutes sur l'efficacité de ses leçons et de toutes celles qui ont pour but de convertir les hommes à la sagesse et à la vertu. M. SaintHilaire s'élève contre ce découragement avec autant de raison que d'éloquence. L'histoire à la main, il montre que la vérité et la justice ont toujours fini par triompher de la violence et de l'erreur; qu'une idée salutaire une fois introduite dans le monde, on peut

compter, malgré le temps qu'elle met à se répandre, qu'elle ne demeurera point stérile; que la science même, dont on semble désespérer, en est un éclatant exemple; car quel chemin n'a-t-elle pas fait, quelle autorité n'a-t-elle pas conquise, de Pythagore à Socrate, de Socrate à Platon, de Platon au christianisme? Dans cet admirable développement de la conscience humaine, Aristote a une part digne de son génie : instruit par tous ses devanciers, il est devenu à son tour le modèle vénéré, le guide réputé infaillible d'une longue suite de générations.

Cette puissance irrésistible que la Morale a exercée et qu'elle exercera toujours sur le genre humain, ou tout au moins sur les âmes qui en forment l'élite, elle la doit à la clarté, à l'universalité, à la rigueur géométrique de ses principes. Ces principes peuvent être obscurcis par la passion ou par l'esprit de système; comme ils constituent le fond de notre âme et le caractère propre de notre espèce, ils restent inébranlables à toutes les attaques du vice et du sophisme; ils conservent et manifestent de plus en plus leur unité en face des contradictions d'une philosophie superficielle ou fausse. « Nous pouvons affirmer, dit M. SaintHilaire, sans crainte d'erreur, qu'à l'heure qu'il est, chez les nations civilisées, les vérités de la science morale sont désormais indiscutables pour toutes les âmes vertueuses, et absolument hors d'atteinte. On peut contester les théories; mais comme en fait la conduite pour tous les honnêtes gens est absolument la même, il faut bien qu'il y ait entre eux un fonds commun de vérité sur lequel chacun s'appuie, sans d'ailleurs pouvoir souvent en rendre compte à autrui ni s'en rendre bien.

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