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pas conscience de lui-même, d'autant plus entreprenant qu'il ne sait où se reposer. C'est ce bouillonnement intérieur et cette contradiction passionnée qui forment le trait le plus distinctif de l'esprit et du caractère de Diderot. C'est ce trait que M. Damiron a fait saillir avec force dans le beau portrait qu'il a tracé de lui.

« On ne peut guère, dit-il1, quelques sévères réserves qu'on doive d'ailleurs y apporter, s'empêcher d'admirer en lui une ardeur, une fécondité, une promptitude de pensées, un élan d'âme, un enthousiasme qui a ses excès, il est vrai, et même on doit le dire, ses débordements, mais qui a aussi ses heureuses rencontres et ses nobles inspirations; et s'il ne regarde pas toujours assez au dieu dont il est plein et s'en laisse comme enivrer parfois jusqu'au délire, il sait cependant, d'autre part et dans ses bons moments, mieux choisir et ne céder qu'à de légitimes entraînements.

<«< Nul peut-être en son temps et sur le ton de l'improvisation, soit la plume à la main, soit plutôt encore par la parole, n'a plus remué, agité et comme jeté au vent de vives idées. Il y a même en lui, sous ce rapport, du prodigue, du dissipateur qui, quelque riche que soit son fonds, ne sait pas en user. Il s'en plaint quelque part et il a raison. Il a perdu ses trésors à ne pas mieux se ménager; il a beaucoup semé et peu cultivé, et la récolte, faute de soins, a failli en ses mains; elle n'a du moins pas rendu tout ce pu'elle faisait espérer. Diderot a beaucoup donné, et donné sans compter. Qu'à cause de cette libéralité et de cette facilité dans le don,

1. T. Ier, p. 228.

qui ont des traits de la bonté, il lui soit un peu pardonné; il en a grand besoin. >>

J'oserai aller plus loin que M. Damiron. Je crois que Diderot n'avait pas seulement des traits de la bonté, mais qu'il était réellement et essentiellement bon. C'est cette qualité qui lui ouvrait tous les cœurs, qui donnait tant de constance à ses affections, même à celles que leur origine semblait rendre le plus éphémères; qui évoquait l'image de ses amis au milieu de tous ses travaux et de toutes ses pensées; qui inspirait à une pauvre servante, dans un temps où il souffrait du plus cruel dénument, de faire quelquefois soixante lieues à pied pour lui apporter le fruit de ses économies. C'est elle encore qui le rend si prodigue de son temps et de sa plume pour le compte d'autrui, qui lui fait rédiger jusqu'à des prospectus pour des charlatans, vendeurs de pommades merveilleuses, et prolonge pendant toute sa vie une faute pour laquelle, dans sa jeunesse, il faillit être chassé du collége: celle de faire le devoir des autres.

Quant à ses idées, ce n'est pas en un jour qu'elles se fixèrent à l'athéisme. Ainsi que M. Damiron le fait remarquer, Diderot commence, dans l'Essai sur le mérite et la vertu, par attester la Providence divine au nom de l'ordre moral. Dans les Pensées, Dieu n'est plus pour lui que l'auteur et l'organisateur du monde physique, le Démiourgos des anciens. La Lettre sur les aveugles est le manifeste du scepticisme; enfin le dernier degré de l'abîme est franchi, l'athéisme paraît dans le Dialogue avec d'Alembert et l'Entretien avec la maréchale de Broglie. Mais en vain a-t-il pris son parti, son âme n'a jamais cessé de murmurer contre

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des sciences. A toutes ces propodait en variant reulement ses Paris; j'y mangerai du pain 2, mais aussi j'y vivrai

M. DAMIRON

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la bonté, il lui soit un peu par

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M. Damiron. Je crois que les traits de la boute, sentiellement bon.

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le faisait au dix-huitième siècle, us d'esprit; nous laissons voir dans

os discours des convictions plus élevées tablement plus vraies sur la nature humaine;

s caractères sont-ils à la hauteur des théories? d est douteux: il semble au contraire que, dans notre opinion, les belles paroles, et j'irai jusque-là, les bonnes pensées nous tiennent quittes des bonnes actions.

Je n'ai pas besoin d'ajouter que tout ce qui touche à la vie, aux écrits, aux doctrines de d'Alembert, à l'influence qu'il a exercée et à celle qu'il a subie, est mis en lumière par M. Damiron avec autant d'exactitude que de talent. Mais pour se faire une idée complète de cette existence, une des plus brillantes qu'aient connues les lettres dans tout le cours du dix-huitième siècle, il

la révolte de sa raison. Un jour, en se promenant dans la campagne avec Grimm, il cueillit une fleur des champs et l'approcha de son oreille. « Que faitesvous là? lui demanda son compagnon. - J'écoute. Qui est-ce qui vous parle? - Dieu. Eh bien? C'est de l'hébreu; le cœur comprend, mais l'esprit n'est pas assez haut placé. >>

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Le nom de Diderot appelle naturellement celui de d'Alembert, son collaborateur à la grande œuvre de l'Encyclopédie, mais son collaborateur devenu infidèle pour suivre la voie indépendante que lui traçaient ses facultés. Il était impossible, en effet, que deux esprits et deux caractères aussi différents restassent longtemps unis dans la même tâche. J'en demande pardon à M. Damiron, mais je crois que la froideur qui a succédé à leur première intimité est plutôt due à cette cause qu'à un misérable motif d'intérêt. D'Alembert n'était pas une âme intéressée, lui qui, pour rester fidèle à son pays, à ses amis, à sa chère Académie, à ses habitudes et à ses sentiments d'indépendance, préférait son grenier du Louvre et sa pension de 1,700 fr. au palais, aux grandeurs, aux cent mille livres de rente que lui offrait Catherine, l'impératrice de Russie, avec la tâche, digne de l'ambition d'un philosophe, d'être le précepteur de l'héritier des czars. Il est vrai que Paul Ier pouvait devenir pour lui un disciple bien compromettant. Il fit mieux encore, il refusa de se rendre aux vœux, aux caresses, à l'amitié presque passionnée d'un grand roi, d'un roi philosophe, de Frédéric II, qui le pressait d'accepter, avec un appartement à Potsdam, une place à sa table et une riche pension, la dictature de son Académie de Berlin, c'est-à-dire le mi

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