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me une substance immortelle, du caractère universel et absolu de la loi morale, de l'existence et de la nature de l'infini, nous ne le savons pas à proprement parler, nous le croyons sur la foi d'une véritable révélation, révélation naturelle et universelle, ou nous le voyons avec l'intelligence divine. Mais, en général, dès qu'il s'agit de cette sphère supérieure de la pensée, Maine de Biran s'adresse au sentiment, il fait un appel à l'amour, seul moyen, selon lui, de supprimer l'intervalle qui sépare le ciel de la terre et l'homme de son créateur, de faire descendre Dieu en nous ou de nous élever jusqu'à Dieu en perdant en lui jusqu'au sentiment de notre existence. En entrant, dit-il, dans une sphère supérieure, toute lumineuse, l'âme peut obéir à une attraction tout à fait opposée à celle du corps et s'y absorber de manière à y perdre même le sentiment de son moi avec sa liberté. C'est la vie mystique de l'enthousiasme et le plus haut degré où puisse atteindre l'âme humaine en s'identifiant autant qu'il est en elle avec son objet suprême, et revenant ainsi à la source d'où elle est émanée. »>

Plotin et ses disciples, Gerson, Tauler, Ruysbroek n'ont jamais parlé un autre langage. Mais, quoi qu'il fasse, Maine de Biran ne peut le prendre au sérieux. Il demeure jusqu'à la fin de sa vie un philosophe et un libre penseur. Il se demande par intervalles « si la mysticité n'a pas ses illusions, si, lorsqu'une âme dévote se perd dans la contemplation des miséricordes divines, cet état de béatitude ne tient pas plus ou moins à un état de la sensibilité affective tel, que si les dispositions organiques venaient à changer, tout ce calme intérieur, cette béatitude céleste s'évanouiraient et

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ne laisseraient dans l'âme que trouble et confusion. » Jusqu'à la fin de sa vie il défend contre les apôtres de l'autorité absolue, contre l'école de de Maistre et de Bonald, les droits de la raison et de la philosophie. En faisant du scepticisme la base de la foi, en substituant dans l'homme la parole à la pensée, il leur reproche de retourner non-seulement à Condillac, mais à la doctrine avilissante de Hobbes et des matérialistes. Enfin, dans les moments où il croit à la grâce, à cette grâce naturelle qui est pour lui le complément nécessaire de la perfection humaine, il demeure convaincu qu'on n'y peut arriver que par le plein exercice de notre liberté et de notre intelligence. En effet, d'après la dernière expression qu'il a donnée à ses idées, la grâce, si l'on arrive jusque-là, succède à la liberté, comme la liberté succède à l'instinct. Le règne de l'instinct et des sens constitue la première période de notre vie : la vie organique, la vie de l'animal. La liberté ou la lutte de la liberté contre les lois de l'organisme nous représente une seconde période, infiniment supérieure à la première: c'est la vie de l'homme. Enfin la liberté complétement maîtresse de notre âme et se sacrifiant elle-même à l'action de Dieu, se retirant devant l'amour, engendre la vie de l'esprit, fin dernière de notre existence, but suprême de tous nos efforts.

Cette noble philosophie, avant la publication de M. Naville, nous était connue dans ses principaux traits, mais par des fragments isolés et trop souvent obscurs. Il nous est permis à présent de la voir dans son ensemble et dans ses transformations successives, s'élevant par degrés de l'analyse de la sensation à la connaissance de l'âme, de la connaissance de l'âme à

celle de Dieu, et, en même temps qu'elle s'éloigne de sa triste origine, agrandissant son horizon et embrassant dans son cadre la critique et l'histoire. L'Essai sur les fondements de la psychologie, les Nouveaux Essais d'anthropologie sont de beaux ouvrages, dont la conservation mérite la reconnaissance de tous les esprits éclairés, sans distinction d'école et de parti.

VICTOR COUSIN

I

Une des vies les plus illustres de ce temps-ci s'est éteinte à Cannes, le 14 janvier 1867, après avoir brillé pendant près d'un demi-siècle d'un éclat qui semblait croître avec les années. On ne peut pas dire que M. Cousin soit mort de vieillesse; il a fini sa carrière plein de séve et de vigueur, je dirais volontiers florissant de jeunesse, malgré les soixante quinze ans que lui donnait son extrait de naissance. Exaucé dans un vœu que je lui ai entendu exprimer plus d'une fois, il a été frappé debout, il a été enlevé tout entier et non pièce à pièce. C'était un des priviléges de cette puissante nature de ne connaître ni les défaillances de l'âge, ni le poids de la fatigue, ni les désenchantements de l'expérience, mais de rester, jusque sur le seuil de la tombe, embrasé par le feu des nobles passions. Les facultés les plus opposées en apparence s'y étaient ren

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