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M. Caro aperçoit derrière les personnages et dans les situations les plus importantes de ces drames poétiques appartiennent véritablement à Goethe. Je ne suis pas sûr, par exemple, que Prométhée représente « l'instinct secret de l'organisme universel, la force plastique et créatrice élaborant la masse confuse des choses, »> ni que Faust soit le type de l'humanité, Hélène celui de l'art, Homunculus celui de la science. Il me serait difficile de choisir entre l'opinion de M. Caro et celle que Daniel Stern exprime avec tant de noblesse dans ses Dialogues sur Dante et Goethe: «Il chanta, dans son second Faust, à la sagesse éternelle, l'hymme de l'éternel amour. » Je m'en tiendrai volontiers à ces paroles adressées par Goethe à son ami Eckermann : «Vous me demandez quelle idée j'ai cherché à incarner dans mon Faust! Comme si je le savais!... Ce n'était pas ma manière, de chercher à incarner des abstractions. » Mais le commentaire de M. Caro n'en est pas moins un travail du plus grand prix, où se mêlent à des suppositions ingénieuses des morceaux d'une véritable éloquence. Il y en a deux que je me fais un plaisir de signaler particulièrement, l'un sur l'amour, et l'autre sur l'union de la poésie et de la science. On n'ouvrira pas ce volume sans le lire tout entier, avec ce plaisir délicat que fait éprouver un ouvrage où les dons de l'imagination et du sentiment s'unissent à la gravité et à l'élévation de la pensée.

MAINE DE BIRAN'

« Je l'ai dit et je le répète avec une entière conviction: M. de Biran est le premier métaphysicien français de mon temps. » C'est dans ces termes que M. Cousin, sans le connaître autrement que par ses conversations et une faible partie de ses ouvrages, parlait, en 1834, de Maine de Biran. Ailleurs ce n'est pas seulement à ses contemporains qu'il le compare; il reconnaît en lui « le plus grand métaphysicien qui ait honoré la France depuis Malebranche. » Aujourd'hui, après vingt-cinq ans de débats contradictoires, et quand les moyens de contrôle abondent entre nos mains, cet éloge ne paraît point excéder la mesure de la justice. Mais pourquoi donc le nom de Maine de Biran n'a-t-il jamais pu franchir le cercle d'un petit nombre d'admirateurs? Pourquoi, à peine connu en

1. OEuvres inédites de Maine de Biran, publiées par Ernest Naville, avec la collaboration de Marc Debrit. Paris, 1859.

France, hors des murs de la Sorbonne et de l'enceinte de l'Académie des sciences morales et politiques, n'estil jamais cité par les historiens que la philosophie a trouvés récemment, soit en Allemagne, soit en Angleterre? La pensée de Maine de Biran, quoique profonde et originale, n'a rien que de facilement accessible à un esprit réfléchi, si peu qu'il soit familiarisé avec les problèmes philosophiques. A coup sûr, elle offre moins de difficultés que les systèmes de Kant, de Schelling et de Hegel, arrivés, malgré les tortures qu'ils donnent à l'intelligence, ou par l'effet même de cette obscurité inabordable, à une célébrité universelle. On ne peut pas dire non plus que l'art d'écrire ait manqué à Maine de Biran. Il savait, quand il le voulait, ou plutôt lorsqu'il avait attendu l'instant favorable, revêtir ses idées de la forme la plus attachante et la plus animée. On n'a pas oublié un volume charmant, publié par M. Naville en 1857 : c'est un recueil d'observations extraites textuellement d'un journal inédit que Maine de Biran écrivait pour lui-même, afin d'avoir la conscience de tous les changements accomplis dans son esprit et dans son âme. Ces pensées, si l'on peut les appeler ainsi, ne seraient pas déplacées à côté de celles de Vauvenargues, et offrent beaucoup plus d'originalité, de profondeur et surtout de naturel que celles de Joubert. Au lieu d'un bel esprit plein de prétention et de recherche, qui nous impatiente par sa subtilité encore plus souvent qu'il ne nous charme par sa délicatesse, nous rencontrons ici une saine et vigoureuse intelligence, que tourmente la soif de la vérité et de la perfection, et qui nous raconte jour par jour, avec une austère simplicité, mais non pas sans grâce, les transformations successives de

sa pensée, les incidents du voyage par lequel il croit se rapprocher du double but de ses efforts.

Le système philosophique de Maine de Biran, moins nouveau pour nous que le récit de sa vie intérieure, nous était déjà connu dans ses traits essentiels. En 1834, M. Cousin avait fait paraître le premier volume des œuvres de son ami, dont la partie la plus remarquable est la préface de l'éditeur, c'est-à-dire de M. Cousin lui-même. Trois autres volumes joints à celui-ci virent le jour en 1841. Mais 12,000 pages d'écriture restaient encore dans un coin, menacées d'une destruction prochaine. Ce sont ces papiers dédaignés qui, recueillis comme des reliques et étudiés avec un respect presque religieux par M. Louis Naville, ont fourni à M. Ernest Naville, son fils, la matière des trois volumes dont nous sommes occupés en ce moment. Le reste, épuré par une judicieuse critique, viendra un peu plus tard, si le goût de la philosophie reprend assez d'empire parmi nous pour offrir quelques chances de succès à cette utile et généreuse entreprise.

C'est donc à deux étrangers, à deux Genevois, que notre pays devra la connaissance, je veux dire la connaissance complète, du philosophe le plus français peut-être qui ait paru depuis longtemps, car celui-là n'était point, comme Condillac et tout le dix-huitième siècle, un disciple de Locke; il ne connaissait même pas de nom l'école écossaise, à laquelle ont appartenu Jouffroy et Royer-Collard; et quant à l'Allemagne, elle est pour lui tout entière dans Leibniz, comme Leibniz est pour lui tout entier dans une seule idée, celle qui faisait depuis longtemps le fond de sa propre pensée et la base unique de son système quand il s'aperçut

avec joie qu'elle s'était aussi présentée à l'esprit et pouvait revendiquer l'autorité de l'auteur de la Théodicée. Mais cette œuvre de laborieuse et intelligente restauration appartient surtout à M. Ernest Naville. On se ferait difficilement une idée des efforts et des sacrifices qu'elle lui a coûtés pour la conduire au point où elle est arrivée aujourd'hui, et des causes de découragement contre lesquelles il avait à lutter jusqu'au dernier moment. D'ailleurs, il ne s'est pas borné au modeste rôle d'éditeur. Sans parler d'une multitude de notes précieuses, les unes historiques, les autres critiques, qu'il a semées d'une main libérale partout où elles pouvaient être utiles, chacun des ouvrages qu'il a arrachés à la destruction est placé entre un avant-propos et un résumé qui le pénètrent de la plus vive lumière1; tous ensemble sont précédés d'une savante introduction qui forme à elle seule tout un livre, un livre écrit avec conscience, remarquable de talent et de caractère. Je reviendrai peut-être un jour sur cette composition qui, inspirée par le désir de concilier ensemble la raison et la foi, est, en définitive, plutôt hostile que favorable à la philosophie, sans servir la cause de la religion. Mais je me propose dans ce moment un autre but je veux montrer sur quel fond repose la doctrine de Maine de Biran et ce que ses écrits inédits, récemment publiés, ajoutent d'essentiel à l'opinion qu'on s'en est faite jusqu'à présent.

1. Craignant que l'état de sa santé ne lui permît pas d'arriver à la fin de sa tâche, M. Naville s'est aidé du concours de M. Marc Debrit, un jeune et intelligent écrivain, à qui nous devons déjà un travail plein d'intérêt, une Histoire des doctrines philosophiques de l'Italie contemporaine; Paris, 1859. C'est M. Marc Debrit qui est l'auteur des avant-propos du troisième volume.

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