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GOETHE

Ces deux ouvrages ont fait leur chemin dans le monde : l'un parmi les savants, l'autre parmi les philosophes, les hommes de lettres et tous ceux qui s'intéressent aux choses de l'esprit. Est-ce une raison pour n'en point parler? La tâche de la critique ne consiste pas seulement à précéder l'opinion pour la guider et l'éclairer, il est quelquefois nécessaire qu'elle s'astreigne à la suivre; car elle n'a que ce moyen de la connaître et de savoir jusqu'à quel point elle peut compter sur elle. En appliquant aujourd'hui ce dernier procédé, nous avons la satisfaction de rendre justice tout à la fois à deux excellents livres, et au public qui a su les goûter et les comprendre.

Fontenelle, en faisant l'éloge de l'auteur de la Mo

1. La Philosophie de Goethe, par E. Caro; un volume in-8°, Paris, librairie de L. Hachette et Ce. ·OEuvres scientifiques de Goethe, analysées et appréciées par Ernest Faivre, professeur à la Faculté des sciences de Lyor; un volume in-8°, même librairie.

nadologie, s'exprime en ces termes : « De plusieurs Hercules l'antiquité n'en a fait qu'un, et du seul M. Leibniz nous ferons plusieurs savants. » Une division analogue serait certainement applicable à Goethe, et plusieurs écrivains qui s'entendraient pour se partager entre eux les dons multiples et presque opposés de son incomparable génie, ne manqueraient pas de trouver une mine inépuisable dans le lot que chacun d'eux aurait choisi. Ce n'est pas absolument ainsi que MM. Faivre et Caro ont compris leur tâche. Le premier, en se proposant de nous faire connaître, non-seulement par une traduction et par une analyse, mais par une discussion approfondie, les œuvres scientifiques de Goethe, ne s'est pas interdit de jeter un coup d'œil scrutateur sur le philosophe, le poëte et même sur l'homme. Le second, qui a voulu nous initier à la philosophie de l'auteur de Faust, s'est cru obligé par là même d'embrasser la totalité de ses écrits, et de mettre à profit les travaux qu'ils ont inspirés jusqu'aujourd'hui à la critique. Ils se sont persuadé tous les deux que rien n'est isolé dans un esprit de cette trempe, et que la philosophie, la poésie et la science, quand elles se rencontrent chez un seul homme à ce degré de puissance et d'originalité, se relient entre elles par d'étroites analogies, et ne sont véritablement que des formes différentes d'une même pensée. Cette idée leur a porté bonheur. Elle a permis à M. Faivre, après avoir exposé les découvertes et les théories scientifiques de Goethe, d'en suivre la trace dans ses poëmes et dans ses romans. C'est ainsi qu'on est forcé de reconnaître avec lui, dans le premier Faust, les opinions particulières du grand poëte allemand sur l'optique, les conclusions de.

ce fameux Traité des couleurs, destiné, dans sa pensée, à détrôner la théorie de Newton, et qui fit devant l'Académie des sciences le plus triste naufrage. Dans le second Faust, M. Faivre nous montre, avec non moins de succès, le système géologique de Goethe et la passion avec laquelle il a défendu toute sa vie les Neptuniens contre les Plutoniens; et dans Wilhelm Meister, dans les Affinités électives, ses idées sur la minéralogie, l'anatomie comparée et la chimie.

Mais ce qui nous a particulièrement frappé dans le remarquable volume de M. Faivre, ce sont les considérations que lui suggère le système de Goethe sur la nature en général. On sait que l'Essai de Goethe sur les métamorphoses des plantes a précédé de six ans les Mémoires de Geoffroy Saint-Hilaire sur l'anatomie comparée; par conséquent, c'est à lui que revient l'honneur d'avoir conçu la première idée de l'unité de composition. Cette idée, qu'il n'appliquait d'abord qu'au règne végétal, il ne tarda pas à l'étendre au règne animal, puis l'univers entier lui apparut comme une substance insaisissable qui, dans l'ensemble des choses et dans chaque être en particulier, passe constamment d'une forme à une autre, sans que la raison puisse assigner une limite à cette série de métamorphoses. M. Faivre, en admettant dans la nature l'unité de plan ou de composition, n'a pas de peine à établir qu'elle se réduit à un vain mot si l'on ne reconnaît pas, comme les faits nous y obligent, la fixité des espèces. Où trouver, en effet, ce plan uniforme, et comment oser affirmer qu'il existe s'il n'est arrêté nulle part, s'il fuit avec les objets mêmes dans lesquels nous voulons le surprendre, s'il n'est représenté que par des exécutions

essentiellement variables et différentes? Avec la fixité des espèces, qui n'est pas autre chose que l'action des idées sur les phénomènes du monde matériel ou la domination de l'esprit sur la naturé, M. Faivre soutient aussi contre Goethe le principe des causes finales. Il a parfaitement compris que ce sont deux parties inséparables d'un même tout, et qu'en admettant ou en rejetant l'une, on est dans l'absolue nécessité d'admettre ou de rejeter l'autre. Si les espèces vivantes sont l'œuvre d'une intelligence qui les a formées pour durer, il est évident qu'elles ont reçu les organes nécessaires à leur conservation et les instincts qui leur apprennent à en faire usage. Si, au contraire, les espèces et les genres ne sont que des formes passagères, de fugitives métamorphoses qui se succèdent sans interruption et sans terme, sous l'empire d'une force irrésistible, obéissant à des lois dont elle n'a pas conscience, il n'y a pas lieu de chercher un but ou une raison à la constitution des êtres, il faut accepter les railleries de Goethe contre ceux qu'il appelle les finalistes et les docteurs de l'utilité; il faut tâcher de se persuader que l'œil n'est pas fait pour voir, ni l'oreille pour entendre, mais que l'on voit et que l'on entend parce qu'il se trouve par hasard qu'on a des yeux et des oreilles. Voilà comment, en examinant quelques-unes des théories de Goethe sur l'histoire naturelle, M. Faivre a été conduit à nous entretenir de sa philosophie.

C'est, au contraire, comme on devait s'y attendre, la philosophie qui tient la première place dans l'ouvrage de M. Caro. C'est à elle qu'il ramène, par elle qu'il cherche à expliquer ou à éclairer tout ce que Goethe a écrit et tout ce qu'il a pensé, ses œuvres d'imagination

aussi bien que ses œuvres scientifiques et jusqu'à ses entretiens et sa correspondance. De là une parfaite unité de composition, avec une très-grande variété de détails. Malgré la gravité du principal sujet, il n'est pas à craindre que l'intérêt languisse dans ce beau livre. Historien fidèle des évolutions qu'a traversées le mobile génie du poëte allemand, tout en conservant l'identité de sa nature, M. Caro change à chaque instant de scène, de genre, de personnage, sans perdre de vue, non-seulement la philosophie, mais la partie la plus élevée et la plus redoutable de la philosophie, la métaphysique. Elle est comme la trame du riche tissu qui se déroule sous nos yeux, elle accepte tous les ornements et se plie à tous les tons.

Mais y a-t-il une philosophie de Goethe? Sur ce point capital, je ne craindrai pas d'être plus affirmatif que M. Caro. Il parle uniquement d'impressions philosophiques, d'idées générales et de tendances d'esprit, que l'on essayerait en vain de ramener à un système. Ce qu'il nous promet de dégager de la riche collection des œuvres du poëte allemand, ce n'est pas une doctrine, c'est «< une nature philosophique des plus originales et des plus rares 1. » Je crois, au contraire, que Goethe a un système parfaitement arrêté, qu'il a une doctrine clairement définie dans sa conscience et dans ses écrits il est panthéiste. On lit dans une de ses lettres à Jacobi :

<< Comme artiste et comme poëte, je suis polythéiste; comme naturaliste, au contraire, je suis panthéiste, et l'un aussi décidément que l'autre 2! » Est-ce

1. Préface, p. II.

2. Voir le livre de M. Faivre, p. 412.

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