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II

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M. Nourrisson est un des plus savants professeurs de l'Université de France, un de ses écrivains les plus féconds et un des lauréats en quelque sorte habituels de l'Académie des sciences morales et politiques. Trois ouvrages philosophiques d'une égale importance, et dont le dernier, le plus considérable et le plus intéressant, la Philosophie de saint Augustin, vient de conquérir dans l'espace de quelques mois les honneurs d'une seconde édition, lui ont valu de la part de la cinquième classe de l'Institut un même nombre de couronnes. Ces trois livres couronnés ne sont pas les seuls que M. Nourrisson ait publiés; il y a ajouté d'autres travaux, parmi lesquels on distingue deux Mémoires, l'un sur les manuscrits de Leibniz, l'autre sur les sources de la philosophie de Bossuet, qui nous montrent un esprit aussi exercé aux patientes recherches de l'érudit qu'aux libres spéculations du penseur. Aujourd'hui même il se présente devant le monde sa

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1. Spinoza et le naturalisme contemporain, par M. Nourrisson; un volume in-18, librairie académique de Didier et Ce, Paris, 1866. — Le Guide des égarés, traité de théologie et de philosophie, par Moise ben Maimoun, dit Maimonide, publié pour la première fois dans l'original arabe, et accompagné d'une traduction française et de notes critiques, littéraires et explicatives, par S. Munk, membre de l'Institut, professeur au Collège de France, tome troisième; un volume grand in-8°, chez A. Franck, Paris, 1866.

2. Aujourd'hui M. Nourrisson est un des membres de l'Académie qui a tant de fois récompensé ses ouvrages.

vant avec un nouveau volume dont le titre seul, selon le camp dans lequel on a planté sa tente, est une promesse ou une provocation.

En soumettant à un nouvel examen le système tant de fois et si diversement apprécié de Spinoza, M. Nourrisson ne se croit pas occupé d'une étude purement rétrospective; il est persuadé qu'il fait la guerre à plusieurs philosophes contemporains dont les doctrines, selon lui, dérivent en droite ligne du grand panthéiste du xvn siècle. Pourvu qu'il réussisse à frapper le premier coupable, le premier par le génie aussi bien que par l'ordre des temps, il se flatte d'avoir par là même fait justice de tous les autres, en évitant le désagrément de prononcer leurs noms et de s'attirer leurs représailles, ou de se donner l'apparence d'en vouloir à leurs personnes quand il ne s'attaque qu'à leurs principes. Cette façon d'intervenir dans les luttes intellectuelles de notre époque serait certainement très-commode, si elle était possible; mais je pense que M. Nourrisson se fait illusion. Aucun des écrivains de nos jours dont il se propose intérieurement de réfuter les doctrines ne se reconnaîtra dans celui qui est l'objet ostensible de sa critique. Chacun d'eux, convaincu de l'originalité encore plus peut-être que de la vérité de ses opinions, ne voudra accepter qu'une parenté éloignée avec tel ou tel philosophe d'autrefois; et ce qui le confirme dans cette haute estime de lui-même, dont un public inexpérimenté devient facilement le complice, c'est le dissentiment qui existe sur une foule de points essentiels entre lui et tous les autres. Au reste, il suffit qu'une idée déjà ancienne se présente sous une forme quelque peu rajeunie pour qu'il soit nécessaire, tout au moins

utile, de la soumettre à une nouvelle épreuve. Dans l'ordre intellectuel, comme dans l'ordre matériel, la guerre est soumise à la même condition: on ne peut avoir raison de son adversaire qu'en l'attaquant directement et en face.

Mais à le prendre pour ce qu'il est, pour un travail critique et historique du spinozisme, le livre de M. Nourrisson offre les plus grands titres à notre intérêt. Il nous fournit quelques nouveaux aperçus, sinon sur le système lui-même, que des maîtres illustres, des historiens consciencieux ont exposé avec tant de précision et jugé avec tant d'impartialité, au moins sur la manière dont il a été préparé et dont il a été compris à son origine, sur les essais qui l'ont précédé, sur l'influence qu'il exerçait déjà quand il n'était pas encore connu par la presse. Presque tous ces détails ont été puisés dans un document publié depuis assez peu de temps en Hollande, un supplément aux œuvres de Spinoza, contenant, avec quelques lettres jusque-là inédites, un Traité de Dieu et de l'homme, un autre sur l'arc-en-ciel (de iride) et un court chapitre sur les démons 1.

Chacun de ces différents écrits nous montre Spinoza occupé depuis sa première jeunesse de la pensée qui a absorbé sa maturité et à laquelle il est resté fidèle, on peut dire de laquelle il a vécu jusqu'à son dernier moment. Le Traité de l'arc-en-ciel nous annonce le Traité théologico-politique; car il a pour but d'établir que la façon dont la théologie ou la foi nous explique certains

1. « Ad Benedicti de Spinoza opera quæ supersunt omnia supplementum, continens tractatum hucusque ineditum de Deo et homine, tractatulum de iride, epistolas nonnullas ineditas, etc., » publié par J. Van Vloten. Amsterdam, 1862.

la

phénomènes de la nature est complétement démentie par la physique et par la géométrie, en un mot, par science; par conséquent, que la théologie et la science, la raison et la foi, sont absolument inconciliables entre elles, et qu'en choisissant l'une, on est condamné par cela même à répudier l'autre. Le Traité de Dieu et de l'homme, dont un des biographes de Spinoza, le pasteur Colerus, avait déjà entre les mains un exemplaire en 1652, est une esquisse développée de l'œuvre capitale de Spinoza, de l'Éthique, publiée seulement en 1677, l'année même de sa mort. Rédigé en flamand sous une forme beaucoup moins sévère que l'ouvrage posthume dans lequel il s'est absorbé, il a été traduit en latin par M. Van Vloten. Le chapitre sur les démons en fait partie, et naturellement est destiné à prouver, comme Maïmonide l'avait déjà fait quatre siècles et demi auparavant dans ses réflexions sur le Livre de Job, que les êtres de cette espèce n'existent pas ailleurs que dans notre imagination. Enfin, par les lettres inédites, nous apprenons que Spinoza, à l'âge de vingtquatre ans, bien avant la publication de son premier ouvrage, était déjà l'âme d'un petit cénacle où ses doctrines étaient étudiées et commentées par des disciples, ou, pour mieux dire, par des adeptes fanatiques. L'un d'entre eux, Simon de Vries, lui rend compte de la manière dont s'y prennent les membres de cette association ou de ce club spinoziste pour se pénétrer de ses idées :

<< L'un d'entre nous, mais chacun à son tour, lit d'un bout à l'autre, explique, selon qu'il les entend, et ainsi démontre toutes choses en suivant la série et l'ordre de vos propositions. Alors, s'il arrive que nous ne soyons

pas capables de nous satisfaire les uns les autres, nous avons jugé qu'il importait de noter les difficultés et de vous écrire, afin que, s'il se pouvait, elles nous fussent éclaircies, et que sous vos auspices nous nous trouvions mis en état de défendre la vérité contre les superstitieux et les chrétiens, ou même de soutenir le choc du monde entier. >>

Exilé d'Amsterdam comme un citoyen dangereux, Spinoza ne pouvait diriger que de loin la ferveur de ses jeunes amis. Mais on voit, par la lettre qui lui est adressée, qu'il lui restait peu de chose à leur apprendre sur le fond de son système. Seulement il ne pensait pas que le temps fût venu de le livrer au grand jour, et même de le révéler tout entier à tous ses disciples. Il voulait qu'avant d'arriver à lui on passât d'abord par le cartésianisme interprété à sa manière. C'est ainsi qu'il écrivit, à l'usage du jeune Albert Burgh, probablement dans le temps où il était réfugié chez lui à Rhinbourg, le premier et le moins lu de ses ouvrages publiés, l'Exposition géométrique des principes de la philosophie de Descartes. Mais dans ce traité même, un peu trop négligé par la plupart des historiens de la philosophie, et surtout dans l'Appendice qui l'accompagne, M. Nourrisson, avec une perspicacité qui lui fait honneur, découvre déjà les caractères les plus essentiels du spinozisme, ceux qui font de Spinoza moins un disciple et un commentateur qu'un hardi réformateur, ce serait trop de dire un adversaire, de la philosophie cartésienne.

En effet, même dans l'Ethique, Spinoza conserve, autant que le permet le principe général de sa métaphysique, les traits distinctifs du cartésianisme. Sa mé

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