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d'usage de M. Jean Dolfus, qu'il voulait vendre pour le prix du fer, qui furent, à son grand étonnement, achetés comme métiers, et qui fonctionnèrent longtemps dans les Vosges. Mais à présent que le démon de la concurrence est absolument déchaîné et qu'il faut courir sans relâche sous peine d'être immédiatement distancés, les chefs d'industrie ne doivent plus compter que sur la promptitude de leur décision et la sûreté de leur coup d'œil. Ils seraient perdus au moindre tâtonnement.

Et quand même on pourrait éteindre ces fournaises, arrêter ces chutes d'eau, disperser ces métiers, renvoyer tout ce peuple dans ses demeures, qu'y gagnerait-on? La révolution est faite jusqu'au fond des âmes. Non-seulement nous n'avons plus que du travail de fabrique à offrir aux ouvriers, mais nous n'avons plus que des ouvriers de fabrique. Entre ce que les ouvriers étaient et ce qu'ils sont devenus, il y a la même différence qu'entre un conscrit de vingt ans et le soldat qui revient après sept ans de service reprendre l'habit et les occupations du paysan sans en reprendre jamais l'esprit. Quand on explique aux ouvriers de Lyon qu'ils pourraient gagner le même salaire et vivre à moins de frais en transportant leurs métiers dans la banlieue, ils se montrent aussi étonnés ou pour mieux dire aussi indignés que si on leur parlait d'aller en exil. On a constaté à Lille des faits peut-être plus significatifs les ouvriers lillois refusent d'aller. à Roubaix, où le travail est mieux payé et la vie moins

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chère, parce que Lille est la capitale, et qu'il leur faut désormais des estaminets, des théâtres, des bals publics. On réussirait bien moins encore à les rame-. ner à l'état de campagnards, à leur mettre le manche de la charrue dans la main. Pour se plaire à la vie des champs, quand on n'a pas une âme d'élite, il faut ne l'avoir jamais quittée. Envisageons donc en face le nouvel état social que la vapeur nous a fait. La vapeur ne reculera pas; c'est à nous de chercher avec elle des accommodements, et de restaurer ce que nous pourrons de la vie de famille à l'ombre de la fabrique.

Ce n'est pas seulement parmi les populations de nos manufactures que les liens de la famille sont relâchés; il importe grandement de ne pas l'oublier, si l'on veut être juste; mais tandis que le relâchement vient ailleurs de la faute des hommes, il découle ici de la situation exceptionnelle que les manufactures font aux ouvriers, et principalement aux femmes. Quand les conditions matérielles du travail séparent forcément tous les membres de la famille pendant la journée, et quand le domicile où ils se rencontrent quelques heures pour prendre un peu de repos est malpropre, insuffisant, presque inhabitable, il faut une grande vertu pour résister à ces deux causes de trouble intérieur. Les désordres produits par cette situation anormale des femmes doivent être constatés avec une sympathie profonde pour ceux qui en souffrent et un désir ardent d'y porter remède. C'est en même temps le plus grand malheur des ouvriers et la

cause de tous leurs autres malheurs. En énumérant

les principales professions de la filature, nous verrons quelques occasions de danger, quelques états insalubres ou fatigants à l'excès; mais nous pouvons dire à l'avance que le mal n'est pas dans la manufacture elle-même; il est à côté. Les professions insalubres sont en petit nombre et n'occupent qu'un personnel restreint; les dangers que présente le voisinage des machines peuvent être évités par des précautions très-simples et très-connues. On peut dire que la manufacture, sous la main d'un patron honnête homme, est bienfaisante pour les corps: c'est pour les âmes qu'elle est un danger.

CHAPITRE II.

DESCRIPTION D'UNE FILATURE ET D'UN TISSAGE
MÉCANIQUES.

Il n'est personne qui n'ait vu filer au rouet ou à la quenouille. L'ouvrière prend du coton bien propre : s'il ne l'était pas, s'il contenait de la poussière et des débris de bois ou d'écorce, il faudrait le battre et l'éplucher avec soin; elle l'ouvre un peu, pour diminuer la cohésion et le tassement des fibres; elle le dispose autour de la quenouille de manière à former ce qu'on appelle une poupée. Cela fait, elle prend dans la masse une pincée de fibres qu'elle étend dans le sens de la longueur, sans toutefois les séparer du reste; puis elle les presse et les arrondit sous ses doigts. Le fil se forme et s'amincit sous cette pression répétée. L'ouvrière l'étire, l'attache au fuseau qu'elle fait tourner rapidement; ce mouvement de rotation tord le fil

. et lui donne de la force; elle l'enroule alors sur le fuseau, et l'opération continue jusqu'à ce que la quenouille soit nue et le fuseau chargé. Voilà ce qu'on appelle filer à la main. La filature mécanique ne fait pas autre chose: sa tâche est de nettoyer, battre, ouvrir le coton, de l'étendre dans le sens de la longueur pour transformer en nappe et en ruban cette masse floconneuse, de l'étirer, l'amincir, la tordre, et finalement de l'enrouler sur une broche pour la livrer ensuite au tissage. Si le nombre des machines qui composent ce qu'on appelle un assortiment de filature est considérable, c'est que plusieurs machines recommencent le même travail sur le même fil, qu'elles conduisent peu à peu au degré de finesse et de cohésion voulu. Tout semble uni et confondu sous la main de la fileuse, tout est divisé à l'excès dans la manufacture.

Quand la balle de coton arrive à la fabrique, elle ne contient qu'un coton emmêlé, sale, rempli de débris de toute sorte; on commence par l'éplucher et le battre. Cette besogne se fait quelquefois à la main, mais le plus souvent à l'aide de machines qui ont reçu le nom de loups. Cette première opération s'appelle le louvetage. On livre successivement la matière ainsi préparée à deux machines, le batteur-éplucheur et le batteur-étaleur, qui recommencent à peu près le même travail et rendent le coton sous la forme de ouate. Les éléments de cette ouate sont floconneux; ils ressemblent moins à des fils qu'à une sorte de

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