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maison, plaire à leur mari, élever leurs enfants, voilà, suivant eux, toute la destinée des femmes. Ils ont, pour soutenir leur opinion, des raisons de deux sortes. Les unes, que l'on pourrait appeler des raisons poétiques, roulent sur la faiblesse de la femme, sur ses grâces, sur ses vertus, sur la protection qui lui est due, sur l'autorité que nous nous attribuons, et qui doit être compensée et légitimée par nos sacrifices; ces sortes de raisons ne sont pas les moins puissantes pour convaincre les femmes elles-mêmes et cette autre partie de l'humanité qui adopte volontiers la manière de voir des femmes, et ne connaît encore la vie que par ses rêves et ses espérances. Des raisons d'un ordre plus élevé se tirent des soins de la maternité et de l'importance capitale de l'éducation. Il faut un dévouement de tous les instants pour surveiller le développement de ces jeunes plantes d'abord si frêles, pour former à la science austère de la vie ces âmes si pures et si confiantes, qui reçoivent d'une mère leurs premiers sentiments avec leurs premières idées, et qui en conserveront à jamais la douce et forte empreinte.

Cette théorie, comme beaucoup d'autres, a une apparence admirable; mais elle a plus d'apparence que de réalité. De ce que le principal devoir des femmes est de plaire à leurs maris et d'élever leurs enfants, il n'est pas raisonnable, il n'est pas permis de conclure que ce soit là leur seul devoir. Dans les familles riches, cette conclusion erronnée est acceptée comme

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une vérité inattaquable; les hommes et les femmes tombent d'accord qu'à l'exception des devoirs de mères de famille, les femmes n'ont rien à faire en ce monde. Et comme pour la plupart d'entre elles cette unique occupation, même consciencieusement remplie, laisse encore vacantes de longues heures, elles se condamnent scrupuleusement au supplice et au malheur de l'oisiveté, atrophiant leur esprit par ce régime contre nature, exaltant et faussant leur sensibilité, tombant par leur faute dans des affectations puériles et dans des langueurs maladives qu'un travail modéré leur épargnerait. Ce préjugé est poussé si loin qu'il y a telle famille bourgeoise dont le chef se condamne à un labeur obstiné pour gagner tout juste le nécessaire, tandis que sa femme, épouse vertueuse, tendre mère, capable de dévouement et de sacrifice, passe son temps à faire des visites, à jouer du piano et à broder quelque collerette. C'est à Lyon particulièrement que cette oisiveté des femmes de la bourgeoisie est complète: non-seulement les femmes des fabricants n'aident pas leurs maris dans leurs comptes, dans leur correspondance, dans la surveillance de leurs magasins, comme cela se fait avec beaucoup d'avantages dans les autres industries; mais elles demeurent ignorantes du mouvement des affaires au point de ne pas savoir si l'inventaire de l'année les ruine ou les enrichit. C'est bien peu respecter les femmes, c'est en faire bien peu de cas, que de perdre ainsi volontairement ce qu'elles ont d'esprit d'ordre,

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de bon goût, de rectitude morale, je dirai même de disposition à l'activité, car les femmes, quand nos préjugés ne les gâtent point, aiment le travail; elles sont industrieuses; ces mollesses et ces langueurs où nous voyons tomber leurs esprits et leurs organes leur viennent de nous et non pas de la nature. Même pour la seule tâche dont elles sont encore en posses

pour comsion, pour la tâche d'élever leurs filles et de commencer l'éducation de leurs fils, croit-on qu'elles y soient propres, quand elles ne donnent point l'exemple d'une activité sagement dirigée, quand leur esprit manque de cette solidité que peuvent seuls donner le contact des affaires et l'habitude des réflexions sérieuses? Admettons que les femmes soient aussi frivoles qu'on le prétend, ce qui est loin d'être établi : on ne comprendra jamais quel intérêt la société peut avoir à entretenir, à développer cette frivolité, ou pourquoi notre monde affairé et pratique s'efforce de conserver aux femmes le triste privilége d'une vie à peu près inoccupée.

Il faut avouer que, si les femmes riches ne travaillent pas assez, en revanche la plupart des femmes pauvres travaillent trop. C'est pour elles que les soins du ménage sont pénibles et absorbants. Il y a une grande différence entre donner des ordres à une servante ou être soi-même la servante, entre surveiller la nourrice, la gouvernante, l'institutrice, ou suffire, sans aucun secours, à tous les besoins du corps et de l'esprit de son enfant. Les heureux de ce monde, qui se

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n'est pas pour le superflu que l'ouvrier travaille, c'est pour le nécessaire, et avec le nécessaire il n'y a pas d'accommodement. Il est malheureusement évident que, si la moyenne du salaire d'un bon ouvrier bien occupé est de deux franes par jour, et que la somme nécessaire pour faire vivre très-strictement sa famille soit de trois francs, le meilleur conseil que l'on puisse donner à la mère, c'est de prendre un état et de s'efforcer de gagner vingt sous. Cette conclusion est inexorable, et il n'y a pas de théorie, il n'y a pas d'éloquence, il n'y a pas même de sentiment qui puisse tenir contre une démonstration de ce genre.

Il ne reste qu'un refuge à ceux qui veulent exempter la femme de tout travail mercenaire: c'est de prétendre qu'en fait le salaire d'un ouvrier suffit pour le nourrir lui et les siens. Il ne faut, hélas! qu'ouvrir les yeux pour se convaincre du contraire. «En tout genre de travail, dit Turgot, il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui est nécessaire pour lui procurer la subsistance. S'il y a une exception, elle ne peut exister que pour l'ouvrier de talent, parce que le talent est rare; tandis que les bras s'offrent de tous côtés, et ont à lutter contre la concurrence des machines. C'est en vertu de ce principe que les manufacturiers ont substitué peu à peu le travail des femmes à celui des hommes, et l'on sait ce qui serait arrivé, au grand détriment de l'espèce humaine et au grand préjudice

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