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soit matériels, et amènent ainsi l'obligation de se tenir jour à jour au courant de ce qu'on appelle les faits politiques. Il n'est pas nécessaire d'aller chercher plus loin le secret de l'empire toujours croissant du journalisme, et d'expliquer comment la lecture des journaux est entrée si avant dans les habitudes générales.

Mais les faits ne marchent jamais seuls les idées les accompagnent comme souvent aussi elles les précèdent. L'activité d'esprit, le mouvement de l'intelligence s'intercalent toujours, lorsqu'ils ne sont pas simultanés avec eux, entre les événements qui agitent la société. Le calme plat ne peut pas succéder à la tempête, l'agitation seulement change de forme. Aux luttes de la guerre succèdent celles de la tribune, au besoin de conquêtes territoriales celui de conquêtes intellectuelles et industrielles, aux querelles politiques les querelles religieuses. Il faut toujours à cette société nouvelle qu'a inaugurée le siècle où nous vivons, un aliment à dévorer, un but à poursuivre; la halte serait pour elle la mort.

Le journal quotidien peut bien jusqu'à un certain point tenir ses lecteurs au courant de ce mouvement intellectuel, mais il ne suffit pas aux esprits cultivés, aux penseurs sérieux et aux hommes spéciaux. Les intelligences de cet ordre n'ont pas seulement besoin de connaître les faits, les découvertes et leurs résultats, mais elles tiennent à être initiées à la cause des faits, à l'origine des découvertes, à la marche de l'esprit qui y a conduit leurs auteurs. Il leur faut à la fois de la critique et de l'histoire; en un mot, ils exigent des matériaux suffisants pour asseoir eux-mêmes leur jugement, sans se contenter de le recevoir tout fait. C'est ce genre de besoin que la Revue a surtout pour but de satisfaire. Rédigée avec plus de maturité que le simple journal,

susceptible de consacrer un beaucoup plus grand développement aux sujets qu'elle traite, elle peut, dans bien des cas, remplacer les ouvrages originaux par l'analyse qu'elle en donne, et agrandir la sphère des connaissances de ses lecteurs, sans exiger d'eux un travail que son étendue rendrait impraticable pour la plupart d'entre eux.

On a fait, il est vrai, à ce mode de publication une objection qui n'est pas sans force, et sur laquelle il nous parait nécessaire de nous arrêter un instant. La lecture des revues empêche, dit-on, celle des ouvrages sérieux, elle crée ainsi des esprits superficiels, en remplaçant par un ensemble de notions plus ou moins mal digérées sur toutes choses, ces connaissances solides, quoique plus limitées peut-être, que donnait jadis l'habitude de vivre d'une manière plus intime avec les grands écrivains.

Cette objection, quoique plus applicable à la lecture des journaux quotidiens qu'à celle des revues, n'est pas cependant sans fondement, il faut en convenir, même lorsqu'il s'agit de celles-ci. Mais on peut se demander d'abord si les lecteurs superficiels que crée l'existence des journaux et même celle des revues, auraient été des esprits bien profonds et se seraient nourris des ouvrages sérieux, à l'époque où il n'y avait ni journaux ni revues; il est permis d'en douter, et il est assez probable que ces mêmes hommes auraient figuré dans le nombre si considérable des esprits légers que présente cette époque. Il y a plus, il serait facile de montrer que le nombre absolu des intelligences fortes et laborieuses, loin d'avoir diminué, a plutôt augmenté depuis que se sont accrus les moyens de diffusion des connaissances, et cela par une très-bonne raison, c'est que plus il y a d'appelés, plus il y a d'élus. On peut dire même que si le journal est devenu une nécessité pour

l'homme

l'homme qui agit, la revue est une nécessité pour qui pense; la vie intellectuelle ne peut pas plus se passer de la revue que la vie active ne peut se passer de journal. Essayons d'expliquer notre pensée en lui donnant quelques développements.

Les hommes voués aux travaux de l'intelligence sont de deux espèces. Ou ce sont des esprits sérieux qui, sans s'attacher à aucune branche particulière des connaissances humaines, se sentent pressés du besoin de cultiver leur intelligence et aspirent aux jouissances morales que procure cette culture quand elle est un but et un moyen en même temps. Ou ce sont des esprits doués d'imagination et du génie de l'invention qui, suivant une route déterminée, se vouent plus exclusivement à une étude spéciale, soit pour se tenir au courant de tous les progrès qui s'y font, soit pour contribuer eux-mêmes à ces progrès. Ces deux classes d'hommes ont également besoin des revues pour suivre le mouvement intellectuel au milieu duquel ils vivent. Les premiers y trouvent les bases de cette instruction générale qu'ils cherchent, un guide pour leurs travaux; ce sont pour eux des amis intelligents, qui les dirigent dans leurs lectures, leur font faire connaissance avec les productions nouvelles, et leur rapellent souvent à propos les anciens chefs-d'œuvre vers lesquels ils les ramènent. Que de fois un bon article de revue a provoqué dans un esprit cultivé le goût d'utiles et solides lectures négligées jusqu'alors. Les hommes spéciaux, de leur côté, ont besoin de revues pour ne pas rester complétement étrangers à ce qui n'est pas l'objet même de leurs préoccupations exclusives. L'homme, avant d'être mathématicien, naturaliste, philologue, historien, est un être sociable et intelligent; ne risquerait-il pas de perdre cette double qualité s'il n'était que mathémati

cien, naturaliste, philologue ou historien? L'étude approfondie d'une branche spéciale des connaissances humaines a, il est vrai, indépendamment du succès d'inventions qui, ordinairement l'accompagne, l'avantage de disposer l'esprit par l'effort qu'elle exige de lui, à recevoir plus facilement les notions même les plus étrangères à son objet; mais cela à une condition, c'est que l'esprit profite de cette disposition développée en lui. Un homme spécial, s'il n'est que spécial, est toujours nécessairement très-incomplet; il est, au contraire, éminemment distingué s'il ouvre accès chez lui aux connaissances générales qui caractérisent la marche de l'intelligence. Or une bonne revue est pour lui le moyen le plus sûr, je dirai même le seul possible d'élargir ainsi le cadre de ses connaissances et de son intelligence.

La société est actuellement organisée de telle façon qu'il y a des choses que tout le monde doit savoir, des ouvrages dont tout le monde doit avoir entendu parler, des idées que tout le monde doit connaître. C'est une nécessité du temps présent. Quelle figure ferait un érudit, un historien, qui ignorerait ce que c'est qu'une machine à vapeur, un chemin de fer, un télégraphe électrique? Un mathématicien, un physicien, un naturaliste qui demeurerait complétement étranger aux grands travaux philosophiques, historiques et littéraires de notre époque, n'oserait se montrer nulle part, et serait obligé de demeurer, comme les savants du moyen âge, confiné dans sa cellule ou relégué dans son observatoire. Mais ces hommes spéciaux ne peuvent aborder directement tous les ouvrages étrangers à leur science qu'il leur importe de connaître; la vie humaine n'y suffirait pas, et leurs études en souffriraient trop; ; c'est donc aux revues qu'ils ont recours. Et remarquons que, loin d'y perdre, le talent de l'homme

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spécial gagne beaucoup à cette culture que développe chez lui son initiation à des sujets étrangers à ceux qui l'occupent essentiellement. Cette initiation n'est donc pas pour lui seulement une nécessité sociale, mais elle est aussi un élément qui tend à renforcer sa spécialité même.

Une revue, et une revue bien faite (je ne parle que de celles-là), est donc également indispensable pour les deux classes d'hommes entre lesquelles se partagent les intelligences cultivées, et quant à l'homme spécial ce sont bien plus les articles étrangers à son sujet qu'il y cherche, que ceux qui s'y rapportent; car ce qu'il a besoin d'apprendre ce n'est pas ce qu'il sait, mais ce qu'il ignore.

A voir leur utilité, leur nécessité même, il peut paraître étonnant que l'existence des revues ne soit pas plus ancienne. On s'en est longtemps passé, pourquoi donc ne pourrait-on pas s'en passer encore? On s'est longtemps passé de l'imprimerie; pourrait-on s'en passer maintenant? On s'est longtemps passé des bateaux à vapeur, des chemins de fer; pourrait-on s'en passer maintenant? Il en est de même des journaux et des revues. Et la raison en est simple: c'est que rien ne vient, ne subsiste, sans avoir une raison d'être, et tant que cette raison dure, la chose dure aussi. Quand un demi-siècle a accumulé dans son sein plus de découvertes, plus d'événements, plus de travaux, plus d'idées que les trois siècles écoulés depuis la réformation (et certes ils n'avaient pas été oisifs) en avaient produit ensemble, on comprend l'obligation qui en nait naturellement, d'enrichir cette société avide de voir, d'entendre et de connaître, de nouveaux moyens de communications aussi bien intellectuels que physiques.

Il faut donc des revues; c'est notre conclusion, mais que doit être une revue pour satisfaire convenablement au be

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