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qu'il sent ce qu'il pense et dit ce qu'il sent. Ni son maintien, ni sa physionomie, ni ses discours ne trahissent cette prudence louvoyante de tant de lettrés parisiens qui envient un portefeuille plutôt qu'une belle action. Comme le sens moral est en lui une sorte d'intelligence, il ne tient pas la sagesse pour vaine ou stérile. Sa philosophie serait de croire que nos progrès intellectuels se mesurent à nos progrès moraux, et que, plus riches de bons sentiments, nous devenons plus riches d'idées. N'a-t-il pas comme pris à tâche de pratiquer ce noble système, en ajoutant un trait de bienfaisance aux doux souvenirs qu'il nous laisse?

Quand d'autres Suisses vont accueillir celui que nos vœux accompagnent, dépouillons tout égoïsme, et gardons-nous d'envieux regrets : l'homme de bien, l'ami qui nous quitte, a droit de bourgeoisie partout où les vertus sont aimées à l'égal des talents, partout où l'on ne craint pas de répéter avec Emerson : « La manière de parler et d'écrire qui ne passe pas de mode, c'est parler etécrire sincèrement. »

Édouard HUMBERT.

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BULLETIN LITTÉRAIRE.

LITTÉRATURE.

Les ennemis de VOLTAIRE, par M. Charles Nisard. Paris, 1853, 1 vol. in-8° 6 fr. 50.

Sous le titre d'ennemis de Voltaire, M. Nisard comprend tous les écrivains qui ont eu quelque démêlé avec le grand dictateur de la littérature et de la philosophie du dix-huitième siècle. Le volume qu'il publie ne renferme encore que les trois principaux critiques dont Voltaire eut à soutenir les attaques, savoir: l'abbé Desfontaines, Fréron et La Baumelle. C'est un trio peu recommandable; les deux premiers étaient connus pour le cynisme de leur conduite, le troisième pour son insolente fatuité, aucun d'eux ne possédait un talent digne de la tâche qu'ils avaient entreprise. Mais ce n'est pas moins un curieux sujet d'étude que cette lutte dans laquelle le philosophe, aveuglé par la passion, prêtait sans cesse le flanc aux coups de ses adversaires, et travaillait à réveiller l'intérêt en leur faveur par son acharnement à invoquer contre eux les mesures les plus brutales, les plus intolérantes. Rien ne fait mieux connaître à la fois Voltaire et le despotisme qu'il exerçait sur son époque. Si l'on est d'abord surpris de l'importance qu'il attachait à l'opinion de trois écrivains aussi médiocres, l'étonnement cesse bientôt quand on songe que Desfontaines et Fréron étaient journalistes, et qu'à défaut de la supériorité du savoir ou de l'esprit, ils avaient l'avantage de la publicité périodique, dont l'action constante donne une si grande puissance à ceux qui savent s'en servir. L'effronterie et le sarcasme sont des armes avec les28

Litt. T. XXII.

quelles le journalisme peut toujours se rendre redoutable. A force de répéter une accusation, quelque peu fondée qu'elle soit, il finit par persuader ses lecteurs, dont l'amour-propre se trouve insensiblement engagé à soutenir l'opinion à laquelle ils s'abonnent. Cette influence devait s'exercer surtout alors qu'il n'existait qu'un trèspetit nombre de journaux, et l'on comprend l'irritation qu'éprouvait Voltaire en se voyant l'objet de leurs continuelles attaques. D'ailleurs Desfontaines et Fréron, maniant assez bien l'ironie, dirigeaient précisément contre lui les traits les plus propres à blesser son extrême susceptibilité. Voltaire, dont la plume acérée faisait toujours de si cruelles blessures, ne pouvait supporter la moindre atteinte de ce genre, sans se livrer à des accès de rage violente. Aux critiques, il répondait par des injures, et souvent même par des poursuites judiciaires ou par des lettres de cachet. Il est vrai qu'avec de tels adversaires, il avait peu de ménagements à garder. Desfontaines s'était conduit à son égard de la manière la plus indigne. Sauvé, par l'active intervention de Voltaire, d'un jugement qui aurait pu le conduire en place de Grève, il fit preuve d'ingratitude et de perfidie, comme s'il eût voulu punir son protecteur d'avoir si mal placé ses bienfaits. Mais l'irascible philosophe se vengea cruellement, il mit dès lors le pauvre abbé au pilori de l'opinion, et dévoila sa turpitude. Fréron, quoique moins abject, fut en butte à la même haine, parce qu'il avait, à ses yeux, l'immense tort de continuer le journal de Desfontaines. Il était cependant bien supérieur à celui-ci par le talent, et Voltaire n'avait à lui reprocher aucun acte déloyal, si ce n'est qu'après s'être rangé parmi ses admirateurs, il s'était cru le droit de critiquer aussi bien que de louer les œuvres du grand écrivain. On peut même dire que sa critique fut d'abord assez modérée et souvent très-juste; si elle devint ensuite de plus en plus acerbe, c'est que les procédés de son adversaire étaient de nature à produire ce résultat. Le despotisme exaspère les esprits indépendants, surtout lorsque celui qui l'exerce a la prétention d'être un libre penseur. Voltaire, non content d'abuser de l'avantage que lui donnaient sa verve inépuisable et sa haute renommée, ne craignait pas d'avoir recours à d'autres arguments

fort peu littéraires. Il employait son crédit à mettre la police dans ses intérêts; de la moindre querelle qui froissait son amour-propre il s'efforçait de faire une question d'Etat; la plus légère atteinte portée à sa quiétude était un crime de lèse-majesté qui devait compromettre la paix du royaume.

C'est un fait étrange que cet ascendant de Voltaire qui, exilé de la cour et de Paris, pouvait, depuis son château de Fernex, disposer au profit de ses antipathies particulières, des moyens répressifs dont le gouvernement s'était plus d'une fois servi contre lui-même. Rien ne saurait mieux peindre l'arbitraire et l'anarchie qui dominaient ensemble dans toutes les branches de l'administration, sous le règne de Louis XV. Une critique un peu mordante à l'adresse de l'illustre philosophe suffisait pour faire supprimer la feuille de Fréron, et si l'aristarque se voyant traiter de vil coquin, osait répondre sur le même ton, il risquait fort d'aller à la Bastille. Cette manière d'entendre la discussion ressemble beaucoup à l'intolérance contre laquelle pourtant la philosophie du dix-huitième siècle déclamait avec une si belle ardeur. Voltaire ne paraissait comprendre ni la dignité de l'écrivain ni les exigences du rôle qu'il avait choisi. Au nom de la raison, il se montrait aussi passionné que ceux qu'il accusait de fanatisme. Sa supériorité bien reconnue aurait dû le mettre à l'abri d'un pareil travers, mais il avait le caractère d'un enfant gâté qui impose ses caprices et ne supporte aucune contradiction. Malheureusement les adversaires qu'il rencontra n'étaient pas de force à lutter contre une plume comme la sienne, et quant à la moralité, la plupart valaient encore beaucoup moins que lui. Le troisième de ceux que M. Nisard passe en revue, La Baumelle, était un intrigant, plein de suffisance, dont les pamphlets insignifiants ne méritaient que le dédain et l'oubli. Ce fut Voltaire seul qui, par sa susceptibilité maladive, leur donna du relief. Il employa contre lui le même acharnement et les mêmes armes déloyales dont il avait usé contre les deux journalistes. On ne comprend pas comment de pareilles petitesses de caractère ont pu s'allier chez le même homme avec une si grande supériorité d'esprit. Mais le désir de préoccuper le public de sa personne était si violent chez lui, qu'il fallait à tout

prix le satisfaire, fùt-ce même aux dépens de sa propre considération. Ainsi que le dit M. Nisard: «Voltaire se fût épargné bien des déboires et bien des hontes, s'il eût payé d'un dédaigneux silence les outrages d'un présomptueux qu'il a immortalisé par sa colère; il n'eût pas lui-même douté de sa force au point de croire qu'il devait calomnier La Beaumelle pour avoir raison de lui; en un mot, il ne se fût pas déshonoré en trempant dans les persécutions auxquelles ce malheureux fut en butte, et en y applaudissant. »

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RÉCITS DANS LA TOURELLE, par X.-B. Saintine. Paris, 1853; 1 vol. in-12: 3 fr. 50. LES NUITS ANGLAISES, contes nocturnes par Méry. Paris, 1853; 1 vol. in-12: 3 fr. REGAIN, la vie parisienne, par Nestor Roqueplan. Paris, 1853; 1 vol in-12: 3 fr. 50. CONTES INVRAISEMBLABLES, par H. Nicolle. Paris, 1853; 1 vol. in-12: 2 fr. NOUVELLES AMÉRICAINES, par mistress Beecher Stowe, traduites par Alph. Viollet. Paris, 1853; 1 vol. in-12: 3 fr. 50.- CONTES ET NOUVELLES, par A. de Pontmartin. Paris, 1853; 1 vol. in-12: 3 fr.

De ces six volumes divers, trois appartiennent à ce qu'on appelle la littérature de pacotille. Ce sont les Nuits anglaises, les Contes invraisemblables et Regain. De telles productions ne présentent aucune espèce d'intérêt. Elles visent à la plaisanterie, à la caricature, au genre que les Anglais appellent humour; mais malheureusement le but n'est guère atteint. Pour quelques traits heureux qui s'y trouvent, il faut avaler bien des facéties fort peut piquantes et beaucoup trop prolongées. M. H. Nicolle a cru se tirer d'affaire en donnant à ses contes l'épithète d'invraisemblables, mais cela ne suffit pas; au contraire, le fantastique exige une supériorité plus grande que la simple peinture du réel; quand il est niais ou seulement médiocre, il ne vaut rien. M. Nicolle nous semble pourtant ne pas manquer de ressources qui, mieux employées, produiraient de tout autres résultats. Le dernier de ses

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