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fable sur qui grands et petits s'empressent de crier haro! Ce roman, quoique très-médiocre, n'en produisit pas moins son effet. Il servit de mèche incendiaire au milieu des matières inflammables accumulées de toutes parts. A peine avait-il achevé de paraître qu'on en profita pour soulever les populations protestantes des cantons de Vaud, Genève et Neuchâtel contre le Sonderbund, et, en France, la révolution de février suivit de près la victoire du radicalisme suisse.

En présence de l'espèce d'unanimité avec laquelle cette catastrophe avait été préparée, on pouvait croire que sa conséquence immédiate serait la réalisation des projets socialistes, qui semblait ne devoir rencontrer aucun obstacle sérieux. Mais il n'en fut pas ainsi. Contre toute attente un revirement complet eut lieu et, cette fois, le caprice de la mode favorisa très-heureusement la marche naturelle de l'esprit humain, qui veut que, lorsqu'une idée féconde, vraie ou fausse, bonne ou mauvaise, a porté ses fruits, il s'opère une réaction en sens opposé, dont la force est proportionnelle à l'intensité du mouvement contraire qui l'a précédée.

En effet, on peut dire que l'homme est placé ici-bas entre deux pôles, l'autorité et la liberté, qui l'attirent tour à tour avec une puissance irrésistible, et dont l'équilibre parfait constitue l'idéal offert comme but au développement de ses facultés intellectuelles et morales.

A l'origine de l'état social le principe de l'autorité domine exclusivement. C'est à lui qu'appartient le rôle d'organisateur; et, pour dompter les instincts rebelles, pour établir les règles du devoir, il faut qu'il s'impose avec énergie. Il commence donc par comprimer violemment l'essor des tendances individuelles. Le premier pas vers la vie

civilisée est un sacrifice de liberté; jusqu'alors l'homme ne dépendait que de ses propres besoins, maintenant il dépend aussi de ceux des autres. Or, un tel sacrifice ne peut être obtenu que par la contrainte, par la force, et dès lors s'établit cette lutte qui est, en quelque sorte, l'essence de la vie sociale et la fait osciller entre deux extrêmes également funestes pour elle : le despotisme et l'anarchie. C'est à se défendre contre l'un et l'autre que la société doit mettre toute sa vigilance; mais comme l'esprit humain ne sait jamais garder la mesure dans ses déterminations, qui d'ailleurs ne peuvent agir efficacement sur la foule qu'à la condition d'être passionnées ou systématiques, il en résulte que chaque impulsion donnée dans un sens ne s'arrête et ne cesse que pour faire place à une autre non moins forte dans le sens contraire. Au milieu de ces réactions successives se présentent de temps en temps des intervalles de repos où les deux forces opposées se balançant à peu près laissent le champ libre au développement intellectuel. C'est alors seulement que le progrès réel s'accomplit, que l'humanité recueille les fruits de tant d'efforts pénibles et de cruelles épreuves. Mais ces intervalles sont, en général, trop courts, parce que l'homme est insatiable dans ses désirs et ses poursuites. Dès que son activité se réveille, il se passionne bientôt, s'il adopte un principe, il entend le pousser jusqu'à ses dernières conséquences; quand une idée le séduit, il en fait tout un système qui devient pour lui la vérité absolue. Dans le domaine de la théorie ou de la science pure, de tels écarts ont des avantages qui compensent leurs inconvénients; mais dans la pratique, ils produisent les résultats les plus funestes.

Quelques semaines de vaines tentatives et de déceptions cruelles suffirent donc pour dissiper l'aveuglement qui

avait amené la débâcle de février. L'année 1848 n'était pas finie que déjà l'on maudissait ouvertement cette révolution intempestive, stérile, sans motifs plausibles, et dont l'unique résultat était de livrer la France en proie aux ambitieux de l'espèce la plus méprisable. Après cette courte orgie, les forces vives de la société se réveillèrent, et la littérature ne fut pas la dernière à rentrer dans la lice pour soutenir la cause de l'ordre et des principes conservateurs, avec un courage dont il est juste de lui savoir gré. Elle reconnut franchement ses erreurs, et sa conversion précéda même celle du public. Se pliant aux exigences de l'époque, elle entreprit une guerre de pamphlets, de chansons, de vaudevilles, de bluettes satiriques, dont l'effet contribua beaucoup à la prompte défaite du socialisme. Ses coups hardis et répétés criblèrent la mauvaise guenille sur laquelle, en guise de drapeau, l'auteur du Système des contradictions économiques avait inscrit sa fameuse devise: « La propriété c'est le vol. » Bientôt la réaction acquit assez de consistance pour qu'une assemblée législative issue du suffrage universel osât songer à réprimer la licence de la presse. Dès lors il devint évident que la république improvisée au milieu du tumulte de février, ne tarderait pas à disparaître devant l'énergique volonté de l'homme fort et résolu qui, possédant la confiance du peuple, saurait se mettre au-dessus des partis, dont les efforts impuissants ne semblaient pouvoir aboutir qu'à la guerre civile.

Maintenant l'opinion publique profitera-t-elle des leçons de l'expérience, ou bien faudra-t-il que la liberté soit complétement sacrifiée au maintien de l'état social? Je ne prétends point résoudre cette question, seulement je crois qu'on aurait tort d'attacher trop d'importance aux symp

tômes que présente le moment actuel. A la suite du déplorable chaos intellectuel qui régnait naguère, il était tout simple que les esprits, las du doute et de l'anarchie, se montrassent enclins à chercher le repos sous l'égide du seul pouvoir qui fût resté debout. L'autorité de l'Eglise a rendu et peut rendre encore de grands services; mais, comme toute hiérarchie puissante, elle est sujette à des prétentions exagérées, et ce sont les résultats de cette tendance, exaltée chez elle par le succès, qui inspirent aujourd'hui des craintes. Cependant d'un autre côté les traditions impériales qui gouvernent la France sont plutôt rassurantes à cet égard, et si elles-mêmes ont débuté par des actes de rigueur contre les abus d'une liberté sans frein, l'on doit bien reconnaître que le désordre, la révolte, les convoitises de toutes sortes, surexcitées par tant de déclamations violentes, de tableaux imaginaires et de contrastes trop réels, ne pouvaient être réprimés que de cette manière. Maintenue dans de sages limites, dirigée par une force intelligente et morale, cette répression sera plutôt salutaire, et à la littérature en particulier elle rendra l'éminent service d'épurer ses œuvres, de la dégager du fâcheux alliage des idées subversives et des vues socialistes. Mais il est nécessaire pour cela que le goût public reçoive une direction ferme, honnête, et propre à seconder le mouvement ainsi qu'à prévenir ses excès. Il faut que les hommes éclairés qui forment l'élite de la nation acceptent sérieusement la part de responsabilité qui leur incombe dans l'œuvre du temps présent; qu'ils donnent l'exemple d'un zèle ardent et désintéressé pour le bien, d'un amour sincère du vrai; qu'animés de cette noble indépendance qui inspire le courage civil, ils se dévouent sans-arrière pensée à la défense des principes d'une saine liberté fondée sur le

respect de la loi, favorisant le bienfaisant essor de la famille et de la propriété, conciliant la sécurité des intérêts sociaux avec le plus grand développement des facultés individuelles.

L'autorité a besoin de trouver un contre-poids dans le libre examen, comme celui-ci ne saurait sans danger s'affranchir de tout contrôle supérieur. Sans doute l'accord de ces deux tendances est le problème le plus difficile, et depuis l'origine du monde l'esprit humain en cherche vainement la solution. Mais si, dans cette éternelle tâche imposée à son activité, chaque siècle a sa mission, celle du nôtre a du moins l'avantage d'être clairement tracée. Jamais peut-être l'ennemi qu'il s'agit de combattre ne leva plus audacieusement sa bannière, sur laquelle se lisent, en traits de feu, ces mots intelligibles pour tous: «< Orgueil et mensonge. »

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