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a su vaincre heureusement les difficultés d'une pareille entreprise. Il évite avec soin toute vue systématique et se borne en général à juger les écrivains au point de vue littéraire, sans prendre parti dans leurs débats dont il rend compte en fidèle et modeste rapporteur. Les questions en litige sont nettement présentées, mais il reste neutre, autant que possible, afin de donner libre cours à ses sympathies pour les nobles qualités du cœur et de l'esprit de quelque côté qu'elles se trouvent. Il possède à un haut degré le talent d'analyser d'une manière agréable les écrits mêmes qui en paraissent le moins susceptibles, et d'en extraire des fragments propres à captiver l'attention du lecteur. Quand la matière est décidément trop aride, il y supplée par des détails soit historiques, soit biographiques qui raniment et soutiennent l'intérêt. Aussi croyons-nous que son livre obtiendra faveur auprès du public français, auquel il fait connaître une littérature jusqu'ici trop négligée, qui renferme des productions d'un vrai mérite, et à laquelle un injuste dédain ne saurait ravir la place importante qu'elle occupe dans l'histoire du développement intellectuel des deux derniers siècles.

LES VINGT-SIX INFORTUNES DE PIERROT LE SOCIALISTE, par M. Boitard. Paris, 1853, chez Passard; 1 vol. in-12° : 3 fr. 50.

Pierrot Insanitas est un enfant des montagnes. Son père, ancien jacobin, enrichi par la révolution, habite Saint-Igny-de-Roche dans le département du Rhône. Dès son bas âge, le petit Pierrot éprouve un besoin d'indépendance qui lui rend intolérable le joug des institutions et des conventions sociales; c'est un vrai démoc-soc en herbe. Cependant il se prend à aimer une pauvre paysanne, Catherine Gauthier, à laquelle, âgé seulement de douze ans, il a sauvé la vie en terrassant une louve affamée qui déjà tenait dans sa gueule la jeune enfant. De tels services sont trop rares pour ne pas laisser une impression durable chez ceux qui en ont été l'objet ; Catherine donc n'a point oublié son petit libérateur, et les années ont changé en amour sa reconnaissance. Aussi, après la mort de

M. Insanitas le père, Pierrot regarde-t-il son mariage avec Catherine comme chose parfaitement simple et qui va aller toute seule. Mais il n'a que vingt ans et il a compté sans le conseil de famille; celui-ci refuse son consentement. Un amoureux ordinaire aurait pris son parti de ce contre-temps; la perspective d'avoir à filer le parfait amour pendant quelques mois n'a rien de très-effrayant ; mais comme la patience n'est pas la vertu de Pierrot et qu'il est d'ailleurs au-dessus des préjugés vulgaires, il prend le parti d'enlever Catherine Paris sera son Gretna Green et il ne célébrera son mariage qu'à la mairie du treizième arrondissement. Par bonheur que Catherine a un ange gardien, Mme Augros, qui l'a élevée et qui ne la perd pas de vue. Cette excellente dame se prête à l'enlèvement; seulement elle en fera partie et en formera un accessoire obligé; ce dont Pierrot, disons-le à sa louange, ne se montre point trop contrarié. Après diverses infortunes survenues en route le trio (ou plutôt le quatuor car Médor, le chien de Pierrot, est du voyage) arrive à Paris et l'on s'installe dans un hôtel, en tout bien tout honneur s'entend. Là, Pierrot pourra à loisir perfectionner ses études économiques et politiques et achever une éducation assez imparfaitement ébauchée. En effet, il se trouve bientôt en relation avec des fourriéristes, des saint-simoniens, des communistes de l'un et de l'autre sexe, un journaliste-girouette, etc. A chacun de faire. danser sa marmote, c'est-à-dire d'exposer et de faire valoir ses doctrines. Un carabin, Méphistophélès de Bal Mabile, introduit Pierrot dans une société de femmes libres. La bonne mine de notre héros et son innocente candeur font sur l'une de ces dames à camélias une impression si profonde et en même temps si salutaire qu'elle se résout à quitter le monde pour un couvent; c'est Pierrot lui-même qui la conduit dans la retraite qu'elle s'est choisie. La pauvre Catherine et Mme Augros ne connaissent qu'une portion de l'aventure, savoir la fugue de Pierrot avec Mile Florida, en sorte que l'idée d'un couvent ne les aborde seulement pas et, peu charitablement, elles supposent tout autre chose. Dans leur indignation elles quittent l'hôtel commun sans laisser leur nouvelle adresse. Retour et désespoir de Pierrot qui, ayant besoin de distraction, se

fait saint-simonien. Cette fantaisie lui coûte quelques milliers d'écus. Pour comble de disgrâce, il apprend qu'il a perdu sa fortune qui, pourtant, semblait solidement assise puisqu'elle consistait en belles et bonnes forêts au soleil, rapportant, bon an mal an, quelque chose comme vingt mille francs. Cependant il faut manger pour vivre, même à Paris, aussi Pierrot se fait ouvrier maçon. C'est sous cette livrée que le trouvent la révolution de 1848 et les journées de juin. Mais déjà Pierrot était entièrement converti aux idées d'ordre; ses paisibles occupations et peut-être aussi le régime du fromage mou avaient exercé sur lui une bienfaisante influence. Il jette la truelle pour courir au fusil et il va prendre place dans les rangs de la garde nationale. Il ne tarde pas à se signaler; il tue de sa propre main l'assassin de l'archevêque de Paris, et sauve la vie à un beau jeune homme, Edmond de Guedeville qui, ainsi qu'on l'apprend plus tard, n'est autre que le frère de Catherine, laquelle n'a jamais été une Gauthier que pour des raisons connues de l'auteur. Cependant, Pierrot, bien que décoré de la légion d'honneur, a été forcé de retourner à son métier. Mais, patience! ses infortunes touchent à leur terme; un jour que juché sur son échafaud, il avait le bonheur de crépir la face d'une élégante maison, il découvre de là et reconnaît dans le salon sa chère Catherine; la surprise, l'émotion lui causent une syncope et il est précipité de vingt-cinq pieds de haut sur le pavé. Heureusement notre héros avait la tête dure et il en réchappe. Tout s'explique. La fortune revient avec les amours; et Pierrot qui avait mis à profit, pour faire de fortes études littéraires et scientifiques les doux loisirs que laisse, comme on sait, l'état d'ouvrier maçon se trouve être un excellent parti, digne en tout point de sa haute destinée. Il est d'ailleurs totalement dégrisé de ses aspirations démocratiques; et il a compris qu'il faut une main de fer pour comprimer les partis; une autorité ferme et complète pour diriger le vaisseau de l'Etat. Telle est la morale du livre.

On ne s'étonnera pas si, avec un pareil plan, avec des événements sans vraisemblance et des caractères nuls, le roman de M. Boitard n'offre pas d'intérêt. Il se peut que l'auteur n'attache pas grande importance au jugement que l'on portera de son livre à

ce point de vue, et qu'il n'ait cherché qu'à fabriquer un cadre quelconque où enchâsser, tant bien que mal, l'exposé et la réfutation. des dogmes des principales écoles socialistes. L'intention sérieuse de l'ouvrage réside en effet dans la partie que j'appellerai didactique; elle consiste en conversations ou plutôt en dissertations dialoguées qui forment à peu près les deux tiers du travail. Cette partie, disons-le, n'est point sans mérite; elle se distingue par de la clarté, un style facile, çà et là même par une certaine verve de bon aloi, des mots heureux et piquants de bon sens. La scène du garçon boucher qui enlève à Pierrot son paletot et le découpe en lanières qu'il distribue aux assistants est une excellente satire du communisme. M. Boitard, on le voit, ne manque pas d'esprit, tant s'en faut! mais cet esprit il l'a gaspillé, délayé sans en faire un livre. Il s'agissait de choisir franchement entre un roman ou un traité; il a préféré accoler ces deux choses inconciliables et par là il les a manquées toutes deux. Ce n'est pas à dire, certes, que l'on ne puisse se servir du roman pour faire prévaloir ou pour combattre certaines opinions, certaines tendances politiques ou philosophiques. Au contraire, plusieurs l'ont fait avec succès, témoins M. E. Sue, dans un sens, et M. L. Reybaud, dans un sens opposé; Bulwer a presque toujours en vue une thèse de philosophie sociale, et tout récemment, Mme Beecher-Stowe a prouvé quelle pouvait être, dans les plus hautes questions, l'influence du roman sur l'opinion publique. Mais pour produire tout l'effet, bon ou mauvais, dont il est susceptible, le roman doit rester roman, c'est-à-dire, qu'il doit intéresser et plaire; il faut que les idées dont il veut se faire le propagateur découlent si naturellement des situations qu'elles. s'insinuent dans l'esprit du lecteur à son insu et sans qu'il ait pu se mettre en garde contre elles. C'est lorsque notre âme séduite et comme épanouie s'ouvre aux impressions qu'on a su faire naître, que s'y déposent les germes précieux ou funestes d'idées qui ne périront plus. Mieux donc les conditions de vraisemblance, d'intérêt et de style qui appartiennent au genre, auront été observées, plus aussi seront grandes, toutes choses égales d'ailleurs, les chances de succès. Mais c'est par l'intermédiaire de ses person

nages que le romancier doit nous captiver; c'est à leurs opinions ou plutôt à leurs sentiments qu'il faut nous convertir, c'est leur cause qu'il s'agit de plaider et de gagner devant nous. Que rien ne vienne glacer le lecteur et rompre le charme; point de ces raisonnements, de ces discussions apprêtées où l'auteur se montre; son plus grand art sera de s'effacer lui-même. — Voilà ce que n'a pas assez compris M. Boitard; aussi en cousant, comme il l'a fait, une dissertation spirituelle à des lambeaux de roman, il aura manqué son but et n'aura satisfait ni les esprits sérieux ni les lecteurs superficiels.

H. A -P.

SCÈNES VILLAGEOISES DE LA FORÊT NOIRE, par Auerbach, suivie des poésies de Hebel, trad. de l'allemand, par Max. Buchon. Berne, librairie Dalp. 1853; 1 vol. in-12° 2 fr. HISTOIRE DE VILLAGE, par Alexandre Weill. Paris, 1853; 1 vol. in-12 : 2 fr. -- CONTES ROMANESQUES, par Paul Deltuf. Paris, 1853; 1 vol. in-12° : 3 fr. L'OMBRE DU BONHEUR, par la comtesse d'Orsay. Paris, 1853; 1 vol. in-12° : 3 fr. 50 c. L'ESCLAVE BLANC, roman américain de M. Hildreth, trad. de l'anglais, par MM. Mornand et de Vailly. Paris, 1853; 1 vol. in-12° : 3 fr. 50.

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Auerbach et Hebel sont deux écrivains renommés en Allemagne pour la fraîcheur et la naïveté de leurs compositions. Ils décrivent avec beaucoup de charme la vie simple des villageois, les scènes rurales, les habitudes et le caractère des habitants de la campagne. Le premier est un conteur agréable; le second, un poëte plein de naturel; l'un et l'autre sont d'habiles observateurs qui savent découvrir jusque dans la réalité la plus vulgaire les nobles instincts du cœur humain et les mettre en saillie d'une manière très-ingénieuse sans nuire à l'exacte vérité des tableaux qu'ils retracent. Mais leur mérite est surtout littéraire ; ce ne sont ni des moralistes, ni des penseurs bien profonds. En général l'art les préoccupe exclusivement et semble être leur unique but. Ainsi les contes d'Auerbach sont des esquisses dessinées avec talent; mais la partie dramatique du récit est assez négligée et souvent l'intérêt fait défaut.

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