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arrivé en Pologne; mais on n'en sait pas davantage, n'y ayant point encore de courrier qui soit venu de sa part. M. l'abbé Renaudot vous en dira plus que je ne saurais vous en écrire.

Je n'ai pas fort avancé le mémoire dont vous me parlez. Je crains même d'être entré dans des détails qui l'allongeront bien plus que je ne croyais. D'ailleurs vous savez la dissipation de ces pays-ci.

Pour m'achever, j'ai ma seconde fille à Melun, qui prendra l'habit dans huit jours. J'ai fait deux voyages pour essayer de la détourner de cette résolution, ou du moins pour obtenir d'elle qu'elle différât encore six mois; mais je l'ai trouvée inébranlable. Je souhaite qu'elle se trouve aussi heureuse dans ce nouvel état qu'elle a eu d'empressement pour y entrer. M. l'archevêque de Sens s'est offert de venir faire la cérémonie, et je n'ai pas osé refuser un tel honneur. J'ai écrit à M. l'abbé Boileau3 pour le prier d'y prêcher; et il a l'honnêteté de vouloir bien partir exprès de Versailles en poste, pour me donner cette satisfaction. Vous jugez que tout cela cause assez d'embarras à un homme qui s'embarrasse aussi aisément que moi. Plaignez-moi un peu dans votre profond loisir d'Auteuil, et excusez si je n'ai pas été plus exact à vous mander des nouvelles. La paix en a fourni d'assez considérables, et qui nous donneront assez de matière pour nous entretenir quand j'aurai l'honneur de vous revoir. Ce sera au plus tard dans quinze jours, car je partirai deux ou trois jours avant le départ du roi. Je suis entièrement à vous. RACINE.

50. BOILEAU A RACINE.

A Auteuil, mercredi, 1697.

Je crois que vous serez bien aise d'être instruit de ce qui s'est passé dans la visite que nous avons, suivant votre conseil, rendue ce matin, mon frère le docteur de Sorbonne et moi, au révérend

son oraíson funèbre, et J.-B. Rousseau déplora dans une belle ode (liv. II, ode x) cette mort prématurée, objet des regrets universels.

1 Racine rédigeait alors un mémoire dans les intérêts temporels des religieuses de Port-Royal des champs, sur la demande de sa tante, qui était supérieure de cette maison.

2 Hardouin de la Hoguette, neveu de Péréfixe. Ce prélat avait en la délicatesse, en 1685, de refuser le cordon bleu, parce qu'il lui manquait un degré. Il suivait l'exemple donné par Fabert en 1681, et fut imité par Catinat en 1703.

3 Prédicateur fort médiocre, s'il faut en juger par l'épigramme suivante. Comme quelqu'un s'étonnait devant Racine des applaudissements que la Judith de Boyer avait d'abord obtenus: « Les sifflets, dit l'auteur d'Athalie, étaient à la cour aux sermons de l'abbé Boileau, »

père de la Chaise. Nous sommes arrivés chez lui sur les neuf heures; et sitôt qu'on lui a dit notre nom, il nous a fait entrer. Il nous a reçus avec beaucoup d'agrément, m'a interrogé fort obligeamment sur l'état de ma santé, et a paru fort content de ce que je lui ai dit que mon incommodité (un asthme) n'augmentait point. Ensuite il a fait apporter des chaises, s'est mis tout proche de moi, afin que je le pusse mieux entendre (la voix du père de la Chaise était faible, et Despréaux entendait avec peine); et aussitôt entrant en matière, m'a dit que vous lui aviez lu un ouvrage de ma façon, où il y avait beaucoup de bonnes choses, mais que la matière que j'y traitais était une matière fort délicate, et qui demandait beaucoup de savoir; qu'il avait autrefois enseigné la théologie (à Lyon), et qu'ainsi il devait être instruit de cette matière à fond; qu'il fallait faire une grande différence de l'amour affectif d'avec l'amour effectif; que ce dernier était absolument nécessaire, et entrait dans l'attrition; au lieu que l'amour affectif venait de la contrition parfaite, et qu'ainsi il justifiait par luimème le pécheur; mais que l'amour effectif n'avait d'effet qu'avec l'absolution du prêtre. Enfin il nous a débité en très-bons termes tout ce que beaucoup d'habiles auteurs scolastiques ont écrit sur ce sujet, sans pourtant dire, comme quelques-uns d'eux, que l'amour de Dieu, absolument parlant, n'est point nécessaire pour la justification du pécheur. Mon frère applaudissait à chaque mot qu'il disait, paraissant être enchanté de sa doctrine, et encore plus de sa manière de l'énoncer. Pour moi, je suis demeuré dans le silence. Enfin, lorsqu'il a cessé de parler, je lui ai dit que j'avais été fort surpris qu'on m'eût prêté des charités auprès de lui, et qu'on lui eût donné à entendre que j'avais fait un ouvrage contre les jésuites; ajoutant que ce serait une chose bien étrange, si soutenir qu'on doit aimer Dieu s'appelait écrire contre les jésuites; que mon frère avait apporté avec lui vingt passages de dix ou douze de leurs plus fameux ecrivains, qui soutenaient, en termes beaucoup plus forts que ceux de mon épitre, que, pour être justifié, il faut indispensablement aimer Dieu; qu'enfin j'avais si peu songé à écrire contre les jésuites, que les premiers à qui j'avais lu mon ouvrage, c'étaient six jésuites des plus célèbres, qui m'avaient tous dit qu'un chrétien ne pouvait pas avoir d'autres sentiments sur l'amour de Dieu que ceux que j'énonçais dans mes vers. J'ai ajouté ensuite que depuis peu j'avais eu l'honneur de

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réciter mon ouvrage à monseigneur l'archevêque de Paris (M. dė Noailles) et à monseigneur l'évêque de Meaux (Bossuet), qui en avaient tous deux paru, pour ainsi dire, transportés ; qu'avec tout cela néanmoins, si sa révérence croyait mon ouvrage perilleux, je venais présentement pour le lui lire, afin qu'il m'instruisit de mes fautes. Enfin, je lui ai fait le même compliment que je fis à monseigneur l'archevêque lorsque j'eus l'honneur de le lui réciter, qui était que je ne venais pas pour être loué, mais pour être jugé; que je le priais donc de me prêter une vive attention, et de trouver bon même que je lui répétasse beaucoup d'endroits. Il a fort approuvé ma proposition, et je lui ai lu mon épître très-posément, jetant au reste dans ma lecture toute la force et tout l'agrément que j'ai pu. J'oubliais de vous avertir que je lui ai auparavant dit encore une particularité qui l'a assez agréablement surpris: c'est à savoir que je prétendais n'avoir proprement fait autre chose dans 'mon ouvrage que mettre en vers la doctrine qu'il venait de nous débiter; et l'ai assuré que j'étais persuadé que lui-même n'en disconviendrait pas. Mais, pour en revenir au récit de ma pièce, croiriez-vous, monsieur, que la chose est arrivée comme je l'avais prophétisé, et qu'à la réserve des deux petits scrupules qu'il vous a dits et qu'il nous a répétés, qui lui étaient venus au sujet de ma hardiesse à traiter en vers une matière si délicate, il n'a fait d'ailleurs que s'écrier: « Pulchre! bene! recte! Cela est vrai, cela est indubitable; voilà qui est merveilleux; il faut lire cela au roi; répétez-moi encore cet endroit. Est-ce là ce que M. Racine m'a «<lu? » Il a été surtout extrêmement frappé de ces vers que vous lui aviez passés, et que je lui ai récités avec toute l'énergie dont je suis capable:

Cependant on ne voit que docteurs, mème austères,

Qui, les semant partout, s'en vont pieusement

De toute piété, etc.

Il est vrai que je me suis heureusement avisé d'insérer dans mon épitre huit vers que vous n'avez point approuvés, et que mon frère juge très à propos de rétablir. Les voici; c'est ensuite de ce vers:

Oui dites-vous. Allez, vous l'aimez, croyez-moi.
«Qui fait exactement ce que ma loi commande

A pour moi, dit ce Dieu, l'amour que je demande. »>
Faites-le done; et, sûr qu'il nous veut sauver tous
Ne vous alarmez point pour quelques vains dégoûts

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Qu'en sa ferveur souvent la plus sainte âme éprouve.
Courez toujours à lui; qui le cherche le trouve.

Et plus de votre cœur il paraît s'écarter,

Plus par vos actions songez à l'arrêter.

Il m'a fait redire trois fois ces huit vers. Mais je ne saurais vous exprimer avec quelle joie, quels éclats de rire il a entendu la prosopopée de la fin. En un mot, j'ai si bien échauffé le révérend père, que, sans une visite que dans ce temps-là monsieur son frère lui est venu rendre, il ne nous laissait point partir que je ne lui eusse récité aussi les deux autres nouvelles épîtres' de ma façon que vous avez lues au roi. Encore ne nous a-t-il laissé partir qu'à la charge que nous l'irions voir à sa maison de campagne 2, s'est chargé de nous faire avertir du jour où nous l'y pourrions trouver seul. Vous voyez donc, monsieur, que si je ne suis pas bon poëte, il faut que je sois bon récitateur.

et il

Après avoir quitté le père de la Chaise, nous avons été voir le père Gaillard, à qui j'ai aussi, comme vous pouvez penser, récite l'épitre. Je ne vous dirai point les louanges excessives qu'il m'a données. Il m'a traité d'homme inspiré de Dieu, et il m'a dit qu'il n'y avait que des coquins qui pussent contredire mon opinion. Je l'ai fait ressouvenir du petit théologien avec qui j'eus une prise devant lui chez M. de Lamoignon. Il m'a dit que ce théologien était le dernier des hommes; que si sa société avait à être fàchée, ce n'était pas de mon ouvrage, mais de ce que des gens osaient dire que cet ouvrage était fait contre les jésuites. Je vous écris tout ceci à dix heures du soir, au courant de la plume. Je vous prie de retirer la copie que vous avez mise entre les mains de madame de Maintenon, afin que je lui eu donne une autre, où l'ouvrage soit dans l'état où il doit demeurer. Je vous embrasse de tout mon cœur, et suis tout à vous.

L'épître à ses vers, et celle à son jardinier.

2 Mont-Louis, maison à une demi-lieue de Paris, appartenant aux jésuites de la rue Saint-Antoine. Le P. de la Chaise, qui l'avait fort embellie, y passait ordinairement toutes les semaines deux ou trois jours. (BROSS.)- Mont Louis est aujourd'hui le cimetière du P. la Chaise.

3 Honoré Gaillard, né à Aix en Provence, s'était fait une grande réputation par ses sermons. Il fut recteur du collège de Paris, puis supérieur de la maison professe. Il mourut à Paris le 11 juin 1727, dans la quatre-vingt-sixième année de son âge, après soixante-neuf ans de profession religieuse.

51. RACINE A BOILEAU.

A Paris, ce lundi 20o janvier 1698.

J'ai reçu une lettre de la mère-abbesse de Port-Royal', qui me charge de vous faire mille remerciments de vos épîtres que je lui ai envoyées de votre part. On y est charmé et de l'épître de l'Amour de Dieu, et de la manière dont vous parlez de M. Arnauld; on voudrait même que ces épitres fussent imprimées en plus petit volume 2. Ma fille ainée, à qui je les ai aussi envoyées, a été transportée de joie de ce que vous vous souvenez encore d'elle. Je pars dans ce moment pour Versailles, d'où je ne reviendrai que samedi. J'ai laissé à ma femme ma quittance pour recevoir ma pension d'homme de lettres. Je vous prie de l'avertir du jour que vous irez chez M. Gruyn 3; elle vous ira prendre, et vous mènera dans son carrosse. J'ai eu des nouvelles de mon fils par M. l'archevêque de Cambrai, qui me mande qu'il l'a vu à Cambrai jeudi dernier, et qu'il a été fort content de l'entretien qu'il a eu avec lui 4. Je suis à vous de tout mon cœur.

La mère Agnès-Sainte-Thècle Racine, sa tante.

2 Ce sont les trois dernières.

3 L'un des trois trésoriers des deniers royaux.

RACINE.

4 Le fils aîné de Racine avait reçu de M. de Torcy, ministre des affaires étrangères, une mission près de M. de Bonrepaux, ambassadeur de France à la Haye.

FIN.

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