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et notre siècle seuls à toutes les autres nations et à tous les autres siècles joints ensemble: l'entreprise, à mon sens, n'est pas soutena ble. J'examinerais chaque nation et chaque siècle l'un après l'autre; et après avoir murement pesé en quoi ils sont au-dessus de nous, et en quoi nous les surpassons, je suis fort trompé si je ne prouvais invinciblement que l'avantage est de notre côté. Ainsi, quand je viendrais au siècle d'Auguste, je commencerais par avouer sincèrement que nous n'avons point de poëtes héroïques ni d'orateurs que nous puissions comparer aux Virgile et aux Cicéron; je conviendrais que nos plus habiles historiens sont petits devant les Tite-Live et les Salluste ; je passerais condamnation sur la satire et sur l'élégie, quoiqu'il y ait des satires de Regnier admirables, et des élégies de Voiture, de Sarrazin, et de la comtesse de la Suze', d'un agrément infini. Mais en même temps je ferais voir que pour la tragédie nous sommes beaucoup supérieurs aux Latins, qui ne sauraient opposer à tant d'excellentes pièces tragiques que nous avons en notre langue, que quelques déclamations plus pompeuses que raisonnables d'un prétendu Sénèque, et un peu de bruit qu'ont fait en leur temps le Thyeste de Varius et la Médée d'Ovide. Je ferais voir que, bien loin qu'ils aient eu dans ce siècle-là des poêtes comiques meilleurs que les nôtres, ils n'en ont pas eu un seul dont le nom ait mérité qu'on s'en souvint, les Plaute, les Cécilius et les Térence étant morts dans le siècle précédent. Je montrerais que si pour l'ode nous n'avons point d'auteurs si parfaits qu'Horace, qui est leur seul poëte lyrique, nous en avons néanmoins un assez grand nombre qui ne lui sont guère inférieurs en délicatesse de langue et en justesse d'expression, et dont tous les ouvrages mis ensemble ne feraient peut-être pas dans la balance un poids de mérite moins considérable que les cinq livres d'odes qui nous restent de ce grand poëte. Je montrerais qu'il y a des genres de poésie où non-seulement les Latins ne nous ont point surpassés, mais qu'ils n'ont pas même connus: comme, par exemple, ces poëmes en prose que nous appelons romans, et dont nous avons chez nous des modèles qu'on ne saurait trop estimer; à la morale près, qui y est fort vicieuse, et qui en rend la lecture dangereuse aux jeunes personnes. Je soutiendrais hardiment qu'à prendre le

Henriette de Coligny, comtesse de la Suze, célèbre dans son temps par son esprit et par ses élégies, se fit catholique parce que son mari etait huguenot, et s'en sépara, afin, disait la reine Christine, de ne voir son mari dans ce mondeci, ni dans l'autre. Elle mourut en 1673,

siècle d'Auguste dans sa plus grande étendue, c'est-à-dire depuis Cicéron jusqu'à Corneille Tacite, on ne saurait pas trouver parmi les Latins un seul philosophe qu'on puisse mettre, pour la physique, en parallèle avec Descartes, ni même avec Gassendi. Je prouverais que, pour le grand savoir et la multiplicité de connaissances, leurs Varron et leurs Pline, qui sont leurs plus doctes écrivains, paraîtraient de médiocres savants devant nos Bignon, nos Scaliger, nos Saumaise, nos pères Sirmond, et nos pères Petau '. Je triompherais avec vous du peu d'étendue de leurs lumières sur l'astronomie, sur la géographie, et sur la navigation. Je les défierais de me citer, à l'exception du seul Vitruve, qui est même plutôt un bon docteur d'architecture qu'un excellent architecte; je les défierais, dis-je, de me nommer un seul habile architecte, un seul habile sculpteur, un seul habile peintre latin, ceux qui ont fait du bruit à Rome dans tous ces arts étant des Grecs d'Europe et d'Asie, qui venaient pratiquer chez les Latins des arts que les Latins, pour ainsi dire, ne connaissaient point; au lieu que toute la terre aujourd'hui est pleine de la réputation et des ouvrages de nos Poussin2, de nos Lebrun, de nos Girardon, et de nos Mansard. Je pourrais ajouter encore à cela beaucoup d'autres choses; mais ce que j'ai dit est suffisant, je crois, pour vous faire entendre comment je mo tirerais d'affaire à l'égard du siècle d'Auguste. Que si de la comparaison des gens de lettres et des illustres artisans il fallait passer à celle des héros et des grands princes, peut-être en sortirais-je avec encore plus de succès. Je suis bien sûr au moins que je ne serais pas fort embarrassé à montrer que l'Auguste des Latins ne l'em porte pas sur l'Auguste des Français. Par tout ce que je viens de dire, vous voyez, monsieur, qu'à proprement parler nous ne sommes point d'avis différent sur l'estime qu'on doit faire de notre nation et de notre siècle; mais que nous sommes différemment de même avis. Aussi n'est-ce point votre sentiment que j'ai attaqué

• Jérôme Bignon, enfant d'honneur du Dauphin, depuis Louis XIII, fut successivement avocat au parlement, avocat général au grand conseil, enfin avocat général au parlement, conseiller d'état, et grand-maître de la Bibliothèque du roi, et mourut en 1656, âgé de soixante-six ans.

Les deux. Scaliger, Claude Saumaise, le P. Sirmond et le P. Petau, ont rendu de grands services aux lettres, et fait preuve d'une érudition immense dans les nombreux ouvrages qu'ils ont publiés.

2 Nicolas Poussin, né aux Andelys en 1894, mourut à Rome en 1668. — Charles Lebrun, premier peintre du roi, naquit à Paris en 1618; il y mourut le 12 de janvier 1690.- François Girardon, excellent sculpteur, né à Troyes en 1627 ♬ mourut à Paris le 1er septembre 1715.

dans vos Parallèles, mais la manière hautaine et méprisante dont votre abbé et votre chevalier y traitent des écrivains pour qui, même en les blåmant, on ne saurait, à mon avis, marquer trop d'estime, de respect et d'admiration. Il ne reste donc plus maintenant, pour assurer notre accord, et pour étouffer entre nous toute semence de dispute, que de nous guérir l'un et l'autre, vous, d'un penchant un peu trop fort à rabaisser les bons écrivains de l'antiquité; et moi, d'une inclination un peu trop violente à blâmer les méchants et même les médiocres auteurs de notre siècle. C'est à quoi nous devons sérieusement nous appliquer; mais quand nous n'en pourrions venir à bout, je vous réponds que de mon côté cela ne troublera point notre réconciliation; et que, pourvu que vous ne me forciez point à lire le CLOVIS ni LA PUCELLE, je vous laisserai tout à votre aise critiquer l'Iliade et l'Énéide; me contentant de les admirer, sans vous demander pour elles cette espèce de culte tendant à l'adoration, que vous vous plaignez, en quelqu'un de vos poëmes', qu'on veut exiger de vous, et que Stace semble en effet avoir eu pour l'Énéide, quand il se dit à lui-même :

Nec tu divinam Eneida tenta ;

Sed longè sequere, et vestigia semper adora 2.

Voilà, monsieur, ce que je suis bien aise que le public sache; et c'est pour l'en instruire à fond que je me donne l'honneur de vous écrire aujourd'hui cette lettre, que j'aurai soin de faire imprimer dans la nouvelle édition qu'on fait en grand et en petit de mes ouvrages. J'aurais bien voulu pouvoir adoucir en cette nouvelle édition quelques railleries un peu fortes, qui me sont échap. pées dans mes Réflexions sur Longin; mais il m'a paru que cela serait inutile, à cause des deux éditions qui l'ont précédée, auxquelles on ne manquerait pas de recourir, aussi bien qu'aux fausses éditions qu'on en pourra faire dans les pays étrangers, où il y a de l'apparence qu'on prendra soin de mettre les choses en l'état qu'elles étaient d'abord. J'ai cru donc que le meilleur moyen d'en corriger la petite malignité, c'était de vous marquer ici, comme je viens de le faire, mes vrais sentiments pour vous. J'espère que vous serez content de mon procédé, et que vous ne vous choquerez pas même de la liberté que je me suis donnée de faire imprimer,

Dans son poème intitulé le Siècle de Louis le Grand. a Thebaid., XII, v. 826.

dans cette dernière édition, la lettre que l'illustre M. Arnauld vous a écrite au sujet de ma dixième satire.

Car, outre que cette lettre a déjà été rendue publique dans deux recueils des ouvrages de ce grand homme, je vous prie, monsieur, de faire réflexion que dans la préface de votre Apologie des femmes, contre laquelle cet ouvrage me défend, vous ne me reprochez pas seulement des fautes de raisonnement et de grammaire, mais que vous m'accusez d'avoir dit des mots sales, d'avoir glissé beaucoup d'impuretés, et d'avoir fait des médisances. Je vous supplie, dis-je, de considérer que ces reproches regardant l'honneur, ce serait en quelque sorte reconnaitre qu'ils sont vrais, que de les passer sous silence; qu'ainsi je ne pouvais pas honnêtement me dispenser de m'en disculper moi-même dans ma nouvelle édition, ou d'y insérer une lettre qui m'en disculpe si honorablement. Ajoutez que cette lettre est écrite avec tant d'honnêteté et d'égards pour celui même contre qui elle est écrite, qu'un honnête homme, à mon avis, ne saurait s'en offenser. J'ose donc me flatter, je le répète, que vous la verrez sans chagrin ; et que, comme j'avoue franchement que le dépit de me voir critiqué dans vos Dialogues m'a fait dire des choses qu'il serait mieux de n'avoir point dites, vous confesserez aussi que le déplaisir d'être attaqué dans ma dixième satire vous y a fait voir des médisances et des saletés qui n'y sont point. Du reste, je vous prie de croire que je vous estime comme je dois, et que je ne vous regarde pas simplement comine un très-bel esprit, mais comme un des hommes de France qui a le plus de probité et d'honneur.

Je suis, etc.

LETTRES

DE BOILEAU A RACINE,

ET

DE RACINE A BOILEAU.

000

AVERTISSEMENT

DE LOUIS RACINE.

« On verra, dans les lettres suivantes, tout commun entre les << deux hommes qui s'écrivent, amis, intérêts, sentiments et ouvra«ges. On verra aussi mon père plus occupé, à la cour, de Boileau « que de lui-même. Cette union, qui a duré près de quarante ans, « ne s'est jamais refroidie. >>

་་

« Les premières lettres furent écrites dans le temps que Boileau « était allé à Bourbon, où les médecins l'avaient envoyé prendre les «eaux : remède assez bizarre pour une extinction de voix. Il l'avait perdue entièrement, et tout à coup, à la fin d'un violent rhume; et, se regardant comme un homme inutile au monde, il s'aban« donnait à son affliction. Mon père le consolait, en l'assurant qu'il << retrouverait la voix comme il l'avait perdue, et qu'au moinent qu'il s'y attendrait le moins elle reviendrait. La prédiction fut vé«ritable les remèdes ne firent rien; et la voix, six mois après,

་་

<< revint tout à coup.

<< Les autres lettres sont presque toutes écrites dans le temps que « mon père suivait le roi dans ses campagnes. Boileau ne pouvant, à «< cause de la faiblesse de sa santé, avoir le même honneur, son collègue dans l'emploi d'écrire cette histoire avait attention de << l'instruire de tout ce qui se passait. Il lui écrivait à la hâte, et Boi«leau lui répondait de même. Ces lettres, dans lesquelles ils ne «< cherchent point l'esprit, font connaître leur cœur2. »

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Louis Racine se trompe c'est à Louis XIV que son père (lettre xit, p. 323.) attribue cette prédiction.

2 M. Andrieux recommande fortement aux jeunes littérateurs la lecture des lettres de Boileau et de Racine : « Avec quel intérêt, avec quel respect, dit-i!,

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