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charges qu'ils avaient exercées. Voyez, par exemple, comme il parle d'Aufidius Luscus, préteur de Fondi :

Fundos, Aufidio Lusco prætore, libenter
Linquimus, insani ridentes præmia scribæ,
Prætextam, et latum clavum, etc.

(Sat. v, lib. I.)

« Nous abandonnâmes, dit-il, avec joie le bourg de Fondi, don! « était préteur un certain Aufidius Luscus; mais ce ne fut pas << sans avoir bien ri de la folie de ce préteur, auparavant commis, qui faisait le sénateur et l'homme de qualité.

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Peut-on désigner un homme plus précisément? et les circonstances seules ne suffisaient-elles pas pour le faire reconnaitre? On me dira peut-être qu'Aufidius était mort alors : mais Horace parle là d'un voyage fait depuis peu. Et puis, comment mes censeurs répondront-ils à cet autre passage?

"

Turgidus Alpinus jugulat dum Memnona, dumque
Diffingit Rheni luteum caput; hæc ego ludo.

(Sat. x, lib. I.)

Pendant, dit Horace, que ce poëte enflé d'Alpinus égorge Mem« non dans son poëme, et s'embourbe dans la description du Rhin, je me joue en ces satires. »

Alpinus vivait donc du temps qu'Horace se jouait en ces satires; et si Alpinus en cet endroit est un nom supposé, l'auteur du poëme de Memnon pouvait-il s'y méconnaitre? Horace, dira-t-on, vivait sous le règne du plus poli de tous les empereurs : maís vivons-nous sous un règne moins poli? et veut-on qu'un prince qui a tant de qualités communes avec Auguste soit moins dégoûté que lui des méchants livres, et plus rigoureux envers ceux qui les blåment?

Examinons pourtant Perse, qui écrivait sous le règne de Néron. Il ne raille pas simplement les ouvrages des poëtes de son temps: il attaque les vers de Néron même. Car enfin tout le monde sait, et toute la cour de Néron le savait, que ces quatre vers, Torva Mimalloneis, etc., dont Perse fait une raillerie si amère dans sa première satire, étaient des vers de Néron 1. Cependant on ne remarque point que Néron, tout Néron qu'il était, ait fait punir Perse; et ce tyran, ennemi de la raison, et amoureux, comme on

'Bayle en doute: voyez le Dictionnaire critique, au mot Perse. Despréaux opposait à cette opinion de Bayle l'autorité de l'ancien scoliaste de Perse.,

sait, de ses ouvrages, fut assez galant homme pour entendre railerie sur ses vers, et ne crut pas que l'empereur, en cette occa- i sion, dût prendre les intérêts du poëte.

Pour Juvénal, qui florissait sous Trajan, il est un peu plus respectueux envers les grands seigneurs de son siècle. Il se contente de répandre l'amertume de ses satires sur ceux du règne précédent; mais, à l'égard des auteurs, il ne les va point chercher hors de son siècle. A peine est-il entré en matière, que le voilà en mauvaise humeur contre tous les écrivains de sontemps. Demandez à Juvénal ce qui l'oblige de prendre la plume. C'est qu'il est las d'entendre, et la Theseide de Codrus, et l'Oreste de celui-ci, et le Tèlèphe de cet autre, et tous les poëtes enfin, comme il dit ailleurs, qui récitaient leurs vers au mois d'août, et Augusto recitantes mense poetas. Tant il est vrai que le droit de blåmer les auteurs est un droit ancien, passé en coutume parmi tous les satiriques, et souffert dans tous les siècles.

Que s'il faut venir des anciens aux modernes, Regnier, qui est presque notre seul poëte satirique, a été véritablement un peu plus discret que les autres. Cela n'empêche pas néanmoins qu'il ue parle hardiment1 de Gallet, ce célèbre joueur qui assignait ses créanciers sur sept et quatorze; et du sieur de Provins, qui avait changé son balandran2 en manteau court; et du Cousin, qui abandonnait sa maison, de peur de la réparer; et de Pierre du Puis, et de plusieurs autres.

Que répondront à cela mes censeurs? Pour peu qu'on les presse, ils chasseront de la république des lettres tous les poëtes satiriques, comme autant de perturbateurs du repos public. Mais que diront-ils de Virgile, le sage, le discret Virgile, qui, dans une églogue où il n'est pas question de satire, tourne d'un seul vers deux poëtes de son temps en ridicule?

Qui Bavium non odit, amet tua carmina, Mævi,

dit un berger satirique dans cette églogue. Et qu'on ne me dise point que Bavius et Mævius en cet endroit sont des noms supposés, puisque ce serait donner un trop cruel démenti au docte Servius, qui assure positivement le contraire. En un mot, qu'ordonneront mes censeurs de Catulle, de Martial, et de tous les poëtes

Voy. la satire x1v de Regnier. - Casaque de campagne (BOIL.)- 3 Eclog. III, v. so.

de l'antiquité, qui n'en ont pas usé avec plus de discretion que -Virgile? Que penseront-ils de Voiture, qui n'a point fait conscience de rire aux dépens du célèbre Neuf-Germain, quoique également recommandable par l'antiquité de sa barbe et par la nouveauté de sa poésie? Le banniront-ils du Parnasse, lui et tous les poëtes de l'antiquité, pour établir la sûreté des sots et des ridicules? Si cela est, je me consolerai aisément de mon exil; il y aura du plaisir à ètre relégué en si bonne compagnie. Raillerie à part, ces messieurs veulent-ils être plus sages que Scipion et Lélius, plus délicats qu’Auguste, plus cruels que Néron? Mais eux qui sont si rigoureux envers les critiques, d'où vient cette clémence qu'ils affectent pour les méchants auteurs? Je vois bien ce qui les afflige : ils ne veulent pas être détrompés. Il leur fàche d'avoir admiré sérieusement des ouvrages que mes satires exposent à la risée de tout le monde, et de se voir condamnés à oublier dans leur vieillesse ces mêmes vers qu'ils ont autrefois appris par cœur comme des chefs-d'œuvre de l'art. Je les plains sans doute: mais quel remède? Faudra-t-il, pour s'accommoder à leur goût particulier, renoncer au sens commun? faudra-t-il applaudir indifféremment à toutes les impertinences qu'un ridicule aura répandues sur le papier? Et, au lieu qu'en certains pays' on condamnait les méchants poêtes à effacer leurs écrits avec la langue, les livres deviendronti's désormais un asile inviolable où toutes les sottises auront droit de bourgeoisie, où l'on n'osera toucher sans profanation? J'aurais bien d'autres choses à dire sur ce sujet; mais, comme j'ai déjà traité cette matière dans ma neuvième satire, il est bon d'y renvoyer le lecteur.

SATIRE I.

1660.

Damon, ce grand auteur, dont la muse fertile 2

Amusa si longtemps et la cour et la ville ;

Dans le temple qui est aujourd'hui l'abbaye d'Ainay, à Lyon. (Boi..)

Palleat ut.....

Lugdunensem rhetor dicturus ad aram.

(JUVEN., Sat. I. v. 43. )

* J'ai eu en vue Cassandre, celui qui a traduit la Rhétorique d'Aristote. (Bor..)

Mais qui, n'étant vêtu que de simple bureau,
Passe l'été sans linge, et l'hiver sans manteau,
Et de qui le corps sec et la mine affamée

N'en sont pas mieux refaits pour tant de renommée;
Las de perdre en rimant et sa peine et son bien,
D'emprunter en tous lieux, et de ne gagner rien,
Sans habits, sans argent, ne sachant plus que faire,
Vient de s'enfuir, chargé de sa seule misère ;
Et, bien loin des sergents, des clercs, et du palais,
Va chercher un repos qu'il ne trouva jamais ;
Sans attendre qu'ici la justice ennemie
L'enferme en un cachot le reste de sa vie,
Ou que d'un bonnet vert le salutaire affront 2
Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front.
Mais le jour qu'il partit, plus défait et plus blême
Que n'est un pénitent sur la fin d'un carême,
La colère dans l'âme et le feu dans les yeux,
Il distilla sa rage en ces tristes adieux :

Puisqu'en ce lieu, jadis aux Muses si commode,
Le mérite et l'esprit ne sont plus à la mode;
Qu'un poëte, dit-il, s'y voit maudit de Dieu,

Et qu'ici la vertu n'a plus ni feu ni lieu,

Allons du moins chercher quelque antre ou quelque roche
D'où jamais ni l'huissier ni le sergent n'approche;
Et, sans lasser le ciel par des vœux impuissants,
Mettons-nous à l'abri des injures du temps;

Tandis que, libre encor, malgré les destinées,
Mon corps n'est point courbé sous le faix des années,
Qu'on ne voit point mes pas sous l'âge chanceler,
Et qu'il reste à la Parque encor de quoi filer :
C'est là dans mon malheur le seul conseil à suivre.
Que George vive ici, puisque George y sait vivre,
Qu'un million comptant, par ses fourbes acquis,

Sorte de bure, étoffe grossière.

2 Du temps que cette satire fut faite, un débiteur insolvable pouvait sortir de prison en faisant cession, c'est-à-dire souffrant qu'on lui mît, en pleine rue, un bonnet vert sur la tête, (BOIL.)

Voy. Pasquier, Recherches de la France, liv. IV, ch x.

De clerc, jadis laquais, a fait comte et marquis :
Que Jaquin vive ici, dont l'adresse funeste
A plus causé de maux que la guerre et la peste ;
Qui de ses revenus écrits par alphabet

Peut fournir aisément un Calepin complet ::
Qu'il règne dans ces lieux; il a droit de s'y plaire.
Mais moi, vivre à Paris! Eh! qu'y voudrais-je faire ?
Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir;
Et, quand je le pourrais, je n'y puis consentir.
Je ne sais point en lâche essuyer les outrages
D'un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages,
De mes sonnets flatteurs lasser tout l'univers,
Et vendre au plus offrant mon encens et mes vers :
Pour un si bas emploi ma muse est trop altière.
Je suis rustique et fier, et j'ai l'âme grossière :
Je ne puis rien nommer si ce n'est par son nom;
J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon".
De servir un amant, je n'en ai pas l'adresse ;
J'ignore ce grand art qui gagne une maîtresse ;
Et je suis, à Paris, triste, pauvre, et reclus,
Ainsi qu'un corps sans âme, ou devenu perclus.
Mais pourquoi, dira-t-on, cette vertu sauvage
Qui court à l'hôpital, et n'est plus en usage?
La richesse permet une juste fierté;
Mais il faut être souple avec la pauvreté :
C'est par là qu'un auteur que presse l'indigence
Peut des astres malins corriger l'influence,

Et

que

le sort burlesque, en ce siècle de fer, D'un pédant, quand il veut, sait faire un duc et pair 3. Ainsi de la vertu la fortune se joue :

Tel aujourd'hui triomphe au plus haut de sa roue,

' Dictionnaire volumineux composé par Ambroise Calepino, ou da Calepio, ne à Bergame en 1438.

2 Celui dont il s'agit ici fut condamné dans la suite à faire amende honorable, et banni à perpétuité. (BOIL) — Charles Rolet était un procureur fort décrié. Le président de Lamoignon, pour désigner un fripon insigne, disait : C'est un Rolet. 3 Louis Barbier, abbé de la Rivière, d'abord régent au collège du Plessis, puis aumônier de Gaston, duc d'Orléans, fut fait évêque de Langres, duc et pair,

en 1663.

BOILEAU.

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