Page images
PDF
EPUB

Entraînant tous les cœurs, gagner tous les suffrages.
Sitôt que d'Apollon un génie inspiré

Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,
En cent lieux contre lui les cabales s'amassent;
Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent;
Et son trop de lumière, importunant les yeux,
De ses propres amis lui fait des envieux.
La mort seule ici-bas, en terminant sa vie,
Peut calmer sur son nom l'injustice et l'envie;
Faire au poids du bon sens peser tous ses écrits,
Et donner à ses vers leur légitime prix.

Avant qu'un peu de terre, obtenu par prière,
Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière',
Mille de ces beaux traits, aujourd'hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
L'ignorance et l'erreur, à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d'oeuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau.
Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
Le vicomte indigné sortait au second acte.
L'un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu;
L'autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la cour immolée au parterre.
Mais, sitôt que d'un trait de ses fatales mains
La Parque l'eut rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée.
L'aimable comédie, avec lui terrassée,
En vain d'un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
Tel fut chez nous le sort du théâtre comique.
Toi donc qui, t'élevant sur la scène tragique,
Suis les pas de Sophocle, et, seul de tant d'esprits,

L'auteur du Tartufe, J.-B. Poquelin de Molière, mort à Paris le 17 février 1673, à l'âge de cinquante-trois ans ; il faillit être privé des honneurs de la sépulture.

De Corneille vieilli sais consoler Paris';
Cesse de t'étonner si l'envie animée

Attachant à ton nom sa rouille envenimée,

La calomnie en main, quelquefois te poursuit.
En cela, comme en tout, le ciel, qui nous conduit,
Racine, fait briller sa profonde sagesse.

Le mérite en repos s'endort dans la paresse;
Mais par les envieux un génie excité

2

Au comble de son art est mille fois monté :
Plus on veut l'affaiblir, plus il croît et s'élance.
Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance;
Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.
Moi-même, dont la gloire ici moins répandue
Des pâles envieux ne blesse point la vue,

Mais qu'une humeur trop libre, un esprit peu soumis,
De bonne heure a pourvu d'utiles ennemis,

Je dois plus à leur haine (il faut que je l'avoue)
Qu'au faible et vain talent dont la France me loue.
Leur venin, qui.sur moi brûle de s'épancher,
Tous les jours en marchant m'empêche de broncher.
Je songe, à chaque trait que ma plume hasarde,
Que d'un œil dangereux leur troupe me regarde.
Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs,
Et je mets à profit leurs malignes fureurs.
Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,
C'est en me guérissant que je sais leur répondre :
Et plus en criminel ils pensent m'ériger,
Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.
Imite mon exemple; et lorsqu'une cabale,
Un flot de vains auteurs follement te ravale,
Profite de leur haine et de leur mauvais sens,
Ris du bruit passager de leurs cris impuissants.
Que peut contre tes vers une ignorance vaine?

1 Corneille, alors âgé de soixante et onze ans, venait de donner Surèna. L'avocat Subligny avait fait représenter, le 10 mai 1668, sa Fausse Querello, parodie d'Andromaque.

Le Parnasse français, ennobli par ta veine,
Contre tous ces complots saura te maintenir,
Et soulever pour toi l'équitable avenir.
Et qui, voyant un jour la douleur vertueuse
De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse,
D'un si noble travail justement étonné,
Ne bénira d'abord le siècle fortuné

Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles,
Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ?
Cependant laisse ici gronder quelques censeurs
Qu'aigrissent de tes vers les charmantes douceurs.
Et qu'importe à nos vers que Perrin les admire ;
Que l'auteur du Jonas s'empresse pour les lire;
Qu'ils charment de Senlis le poëte idiot 3,
Ou le sec traducteur du français d'Amyot 4:
Pourvu qu'avec éclat leurs rimes débitées

Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées;
Pourvu qu'ils sachent plaire au plus puissant des rois;
Qu'à Chantilli Condé les souffre quelquefois;
Qu'Enghien en soit touché; que Colbert et Vivonne,
Que la Rochefoucauld 5, Marsillac et Pomponne,
Et mille autres qu'ici je ne puis faire entrer,
A leurs traits délicats se laissent pénétrer ?
Et plût au ciel encor, pour couronner l'ouvrage,
Que Montausier 6 voulût leur donner son suffrage!
C'est à de tels lecteurs que j'offre mes écrits.
Mais pour un tas grossier de frivoles esprits,
Admirateurs zélés de toute œuvre insipide,

La Phèdre de Racine fut représentée le 1er janvier 1677. Pradon fit jouer la sienne le 3 du même mois. La cabale de l'hôtel de Bouillon, malgré ses efforts inouïs, ne put ni faire tomber la première, ni soutenir la dernière.

2 Il a traduit l'Eneide, et a fait le premier opéra qui ait paru en France. (BOIL.)

3 Linière. (BOIL.)

4 L'abbé Tallemant. Sa traduction des Hommes illustres de Plutarque ne servit qu'à faire ressortir le mérite de celle d'Amyot.

5 François VI, duc de la Rochefoucauld, auteur des Maximes morales et des Mémoires sur la régence d'Anne d'Autriche. Pour les autres personnages nommés ici, voyez les notes sur l'épître IV.

6 Charles de Saint-Maur, duc de Montausier, épousa la célèbre Julie d'Angennes, demoiselle de Rambouillet, et mourut en 1690, à l'âge de quatre-vingts

ans.

Que, non loin de la place où Brioché préside,
Sans chercher dans les vers ni cadence ni son,
Il s'en aille admirer le savoir de Pradon!

ÉPITRE VIII.

1677.

AU ROI.

Grand roi, cesse de vaincre2, ou je cesse d'écrire.
Tu sais bien que mon style est né pour la satire;
Mais mon esprit, contraint de la désavouer,
Sous ton règne étonnant ne veut plus que louer.
Tantôt, dans les ardeurs de ce zèle incommode,
Je songe à mesurer les syllabes d'une ode;
Tantôt, d'une Énéide auteur ambitieux,
Je m'en forme déjà le plan audacieux :
Ainsi, toujours flatté d'une douce manie,
Je sens de jour en jour dépérir mon génie ;
Et mes vers, en ce style ennuyeux, sans appas,
Déshonorent ma plume, et ne t'honorent pas.
Encor si ta valeur, à tout vaincre obstinée,
Nous laissait pour le moins respirer une année,
Peut-être mon esprit, prompt à ressusciter,
Du temps qu'il a perdu saurait se racquitter.
Sur ses nombreux défauts, merveilleux à décrire,
Le siècle m'offre encor plus d'un bon mot à dire.
Mais à peine Dinan et Limbourg sont forcés,
Qu'il faut chanter Bouchain et Condé terrassés.
Ton courage, affamé de péril et de gloire,
Court d'exploits en exploits, de victoire en victoire.
Souvent ce qu'un seul jour te voit exécuter

Nous laisse pour un an d'actions à conter.

Que si quelquefois, las de forcer des murailles,

1 Fameux joueur de marionnettes. (BOIL.)

? La campagne de 1678 s'était ouverte sous de brillants auspices: Turenne avalt obtenu des succès en Alsace, le comte d'Estrades dans les Pays-Bas, Schom berg dans la Catalogne, et Vivonne en Sicilc.

Le soin de tes sujets te rappelle à Versailles,
Tu viens m'embarrasser de mille autres vertus ;
Te voyant de plus près, je t'adinire encor plus.

Dans les nobles douceurs d'un séjour plein de charmes,
Tu n'es pas moins héros qu'au milieu des alarmes :
De ton trône agrandi portant seul tout le faix,
Tu-cultives les arts; tu répands les bienfaits;
Tu sais récompenser jusqu'aux muses critiques.
Ah! crois-moi, c'en est trop. Nous autres satiriques,
Propres à relever les sottises du temps,

Nous sommes un peu nés pour être mécontents :
Notre muse, souvent paresseuse et stérile,
A besoin, pour marcher, de colère et de bile.
Notre style languit dans un remercîment ;

Mais, grand roi, nous savons nous plaindre élégamment.
Oh! que si je vivais sous les règnes sinistres

De ces rois nés valets de leurs propres ministres ',

Et qui, jamais en main ne prenant le timon,

Aux exploits de leur temps ne prêtaient que leur nom;

Que, sans les fatiguer d'une louange vaine,
Aisément les bons mots couleraient de ma veine!
Mais toujours sous ton règne il faut se récrier;
Toujours, les yeux au ciel, il faut remercier.
Sans cesse à t'admirer ma critique forcée
N'a plus en écrivant de maligne pensée ;
Et mes chagrins, sans fiel et presque évanouis,
Font grâce à tout le siècle en faveur de Louis.
En tous lieux cependant la Pharsale approuvée 2,
Sans crainte de mes vers, va la tête levée ;
La licence partout règne dans les écrits.
Déjà le mauvais sens, reprenant ses esprits,
Songe à nous redonner des poëmes épiques 3,
S'empare des discours mêmes académiques ;
Perrin a de ses vers obtenu le pardon,

Allusion aux derniers rois de la première race, qui se laissèrent dépouiller de leur autorité par les maires du palais.

2 La Pharsale de Brébeuf. (BOIL.)

3 Childebrand et Charlemagne, poèmes qui n'ont point réussi. (BOIL

« PreviousContinue »