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AR. Il n'eft donc pas inutile que les hommes foient trompés?

R. LUL. Comment inutile? Si par malheur la vérité se montroit telle qu'elle eft, tout feroit perdu ; mais il paroît bien qu'elle fait de quelle importance il eft qu'elle fe tienne toujours affés bien cachée.

DIALOGUE III.

APICIUS, GALILÉE.

APICIU S.

AH! que je fuis fâché de n'être

né dans votre Siécle!

pas

GALILÉE. Il me femble que de l'humeur dont vous étiés, vous deviés vous accommoder affés bien du Siécle où vous vécûtes. Vous ne vouliés que mandélicieusement, & vous vous trouvâtes au monde & dans Rome, justement lorfque Rome étoit maîtreffe paisible de l'Univers, qu'on y voyoit arriver de tous côtés les oifeaux & les poiffons les plus

ger

fares, & qu'enfin toute la terre fembloit n'avoir été fubjuguée par les Romains que pour contribuer à leur bonne chere..

API. Mais mon Siécle étoit ignorant, & s'il y eût eu un homme comme vous, j'euffe été le chercher au bout du monde. Les voyages ne me coûtoient rien. Savés-vous celui que je fis pour une certaine forte de poiffon dont je mangeois à Minturne dans la Campanie? On me dit que ce poiffon-là étoit bien plus gros en Afrique; auffi-tôt j'équipe un vaiffeau, & fais voile en Afrique. La navigation fut difficile & dangereufe. Quand nous approchâmes des côtes d'Afrique, jenefai combien de Barques de Pêcheurs vinrent au-devant de moi, car ils étoient déja avertis de mon voyage, & m'appor terent de ces poiffons qui en étoient le fujet. Je ne les trouvai pas plus gros que ceux de Minturne; & dans le même moment, fans être touché de la curiofité de voir un Païs que je n'avois jamais vû, fans avoir égard aux prieres de l'Equipage qui vouloit fe rafraîchir à terre, j'ordonnai aux Pilotes que l'on retournât en Italie. Vous pouvés croire que j'euffe effuyé bien plus volontiers cette fatigue-là pour vous.

GA. Je ne puis deviner quel eût été votre deffein. J'étois un pauvre Savant accoutumé à une vie frugale, toujours attaché aux Etoiles, & fort peu habile en ragoûts.

API. Mais vous avés inventé les Lunettes de longue vûe; après vous on a fait pour les oreilles ce que vous aviés fait pour les yeux, & j'entens dire qu'on a inventé des Trompettes qui redoublent & groffiffent la voix. Enfin vous avés perfectionné & vous avés appris aux autres à perfectionner les fens. Je vous euffe prié de travailler pour le fens du goût, & d'imaginer quelque inftrument qui augmentat le plaifir de

manger.

GA. Fort bien, comme fi le goût n'avoit pas naturellement toute fa perfec

tion.

API. Pourquoi l'a-t-il plutôt que la vûe ?

GA. La vûe eft auffi très-parfaite. Les hommes ont de fort bons yeux.

API. Et qui font donc les mauvais yeux auquels vos Lunettes peuvent fervir?

GA. Ce font les yeux des Philofophes. Ces gens-là, à qui il importe de favoir

fi le Soleil a des taches, fi les Planettes tournent fur leur centre, fi la Voie de Lait eft compofée de petites Etoiles, n'ont pas les yeux affés bons pour découvrir ces objets auffi clairement & auffi diftinctement qu'il faudroit; mais les autres hommes, à qui tout cela eft indifférent, ont la vûe admirable. Si vous ne voulés que jouir des chofes, rien ne vous manque pour en jouir, mais tout vous manque pour les connoître. Les hommes n'ont befoin de rien, & les Philofophes ont besoin de tout. L'art n'a point de nouveaux inftrumens à donner aux uns, & jamais il n'en donnera affés aux autres.

API. Je confens que l'art ne donne pas au commun des hommes de nouveaux inftrumens pour mieux manger, mais je voudrois qu'il en donnât aux Philofophes, comme il leur donne des Lunettes pour mieux voir, & alors je les tiendrois bien payés des foins que la Philofophie leur coûte; car enfin a quoi fertelle, fi elle ne fait des découvertes? & qu'a-t-on affaire de découvertes, fi ce n'eft fur les plaifirs?

GA. Il y a long-temps que l'on a fait cette plainte.

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API. Mais puifque la raison fait quelquefois des acquifitions nouvelles pourquoi les fens n'en feront-ils pas auffi? Il feroit bien plus important qu'ils

en fiffent.

GA. Ils en vaudroient beaucoup moins. Ils font fi parfaits, qu'ils ont trouvé d'abord tous les plaifirs qui les pouvoient flatter. Si la raifon trouve de nouvelles connoissances, il faut l'en plaindre; c'eft qu'elle étoit naturellement trés-imparfaite.

API. Et les Rois de Perfe qui propofoient de grandes récompenfes à ceux qui inventeroient de nouveaux plaisirs, étoient-ils fous?

GA. Oui. Je fuis affuré qu'ils ne fe font pas ruinés à ces fortes de récompenfes. Inventer de nouveaux plaisirs, il eûr fallu auparavant faire naître dans les hommes de nouveaux befoins.

API. Quoi, chaque plaifir feroit fondé fur un befoin? J'aimerois autant abandonner l'un pour l'autre. La Nature ne nous auroit donc rien donné gratuite

ment.

GA. Ce n'eft pas ma faute. Mais vous qui condamnés mon avis, vous avés plus d'intérêt qu'un autre qu'il foit vrai

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