Page images
PDF
EPUB

çon qui n'est peut-être pas une des moindres que puisse donner la philosophie.

Ici, messieurs, je réclame pour La Fontaine l'indulgence dont il a fait l'ame de sa morale; et déja l'auteur des fables a sans doute obtenu la grace de l'auteur des contes: grace que ses derniers moments ont encore mieux sollicitée. Je le vois, dans son repentir, imitant en quelque sorte ce héros dont il fut estimé', qu'un peintre ingénieux nous représente déchirant de son histoire le récit des exploits que sa vertu condamnoit; et, si le zèle d'une pieuse sévérité reprochoit encore à La Fontaine une erreur qu'il a pleurée luimême, j'observerois qu'elle prit sa source dans l'extrême simplicité de son caractère; car c'est lui qui, plus que Boileau,

Fit, sans être malin, ses plus grandes malices;

BOILEAU.

je remarquerois que les écrits de ce genre ne passèrent long-temps que pour des jeux d'esprit, des joyeusetés folâtres, comme le dit Rabelais dans un livre plus licencieux, devenu la lecture favorite, et publiquement avouée, des hommes les plus graves de la nation; j'ajouterois que la reine de Navarre, princesse d'une conduite irréprochable, et même de mœurs austères, publia des contes beaucoup plus libres, sinon par le fond, du moins

Le grand Condé.

par la forme, sans que la médisance se permît, même à la cour, de soupçonner sa vertu. Mais, en abandonnant une justification trop difficile de nos jours, s'il est vrai que la décence dans les écrits augmente avec la licence des mœurs, bornons-nous à rappeler que La Fontaine donna dans ses contes le modèle de la narration badine; et, puisque je me permets d'anticiper ici sur ce que je dois dire de son style et de son goût, observons qu'il eut sur Pétrone, Machiavel, et Boccace, malgré leur élégance et la pureté de leur langage, cette même supériorité que Boileau, dans sa dissertation sur Joconde, lui donne sur l'Arioste luimême. Et, parmi ses successeurs, qui pourroit-on lui comparer? Seroit-ce ou Vergier, ou Grécourt, qui, dans la foiblesse de leur style, négligeant de racheter la liberté du genre par la décence de l'expression, oublient que les Graces, pour être sans voile, ne sont pourtant pas sans pudeur? ou Senecé, estimable pour ne s'être pas traîné sur les traces de La Fontaine en lui demeurant inférieur? ou l'auteur de la Métromanie, dont l'originalité souvent heureuse, paroît quelquefois trop bizarre? Non sans doute, et il faut remonter jusqu'au plus grand poëte de notre âge; exception glorieuse à La Fontaine lui-même, et pour laquelle il désavoueroit le sentiment qui lui dicta l'un de ses plus jolis vers:

L'or se peut partager, mais non pas la louange.

Où existoit avant lui, du moins au même degré, cet art de préparer, de fouder, comme sans dessein, les incidents; de généraliser des peintures locales; de ménager au lecteur ces surprises qui font l'ame de la comédie; d'animer ses récits par cette gaieté de style, qui est une nuance du style comique, relevée par les graces d'une poésie légère qui se montre et disparoît tour-à-tour? Que dirai-je de cet art charmant de s'entretenir avec son lecteur, de se jouer de son sujet, de changer ses défauts en beautés, de plaisanter sur les objections, sur les invraisemblances; talent d'un esprit supérieur à ses ouvrages, et sans lequel on demeure trop souvent au-dessous? Telle est la portion de sa gloire que La Fontaine vouloit sacrifier; et j'aurois essayé moi-même d'en dérober le souvenir à mes juges, s'ils n'admiroient en hommes de goût ce qu'ils réprouvent par des motifs respectables, et si je n'étois forcé d'associer ses contes à ses apologues, en m'arrêtant sur le style de cet immortel écrivain.

SECONDE PARTIE.

Si jamais on a senti à quelle hauteur le mérite du style et l'art de la composition pouvoient élever un écrivain, c'est par l'exemple de La Fontaine. Il règne dans la littérature une sorte de convention qui assigne les rangs d'après la distance reconnue entre les différents genres, à-peu

près comme l'ordre civil marque les places dans la société d'après la différence des conditions; et, quoique la considération d'un mérite supérieur puisse faire déroger à cette loi, quoiqu'un écrivain parfait dans un genre subalterne soit souvent préféré à d'autres écrivains d'un genre plus élevé, et qu'on néglige Stace pour Tibulle, ce même Tibulle n'est point mis à côté de Virgile. La Fontaine seul, environné d'écrivains dont les ouvrages présentent tout ce qui peut réveiller l'idée de génie, l'invention, la combinaison des plans, la force et la noblesse du style; La Fontaine paroît avec des ouvrages de peu d'étendue, dont le fond est rarement à lui, et dont le style est ordinairement familier; le bon-homme se place parmi tous ces grands écrivains, comme l'avoit prévu Molière, et conserve au milieu d'eux le surnom d'inimitable. C'est une révolution qu'il a opérée dans les idées reçues, et qui n'aura peutêtre d'effet que pour lui; mais elle prouve au moins que, quelles que soient les conventions littéraires qui distribuent les rangs, le génie garde une place distinguée à quiconque viendra, dans quelque genre que ce puisse être, instruire et enchanter les hommes. Qu'importe en effet de quel ordre soient les ouvrages, quand ils offrent des beautés du premier ordre ? D'autres auront atteint la perfection de leur genre, le fabuliste aura élevé le sien jusqu'à lui.

Le style de La Fontaine est peut-être ce que l'histoire littéraire de tous les siècles offre de plus étonnant. C'est à lui seul qu'il étoit réservé de faire admirer, dans la brièveté d'un apologue, l'accord des nuances les plus tranchantes, et l'harmonie des couleurs les plus opposées. Souvent une seule fable réunit la naïveté de Marot, le badinage et l'esprit de Voiture, des traits de la plus haute poésie, et plusieurs de ces vers que la force du sens grave à jamais dans la mémoire. Nul auteur n'a mieux possédé cette souplesse de l'ame et de l'imagination qui suit tous les mouvements de son sujet. Le plus familier des écrivains devient tout-à-coup et naturellement le traducteur de Virgile ou de Lucréce; et les objets de la vie commune sont relevés chez lui par ces tours nobles et cet heureux choix d'expressions qui les rendent dignes du poëme épique. Tel est l'artifice de son style que toutes ces beautés semblent se placer d'elles-mêmes dans sa narration, sans interrompre ni retarder sa marche. Souvent même la description la plus riche, la plus brillante, y devient nécessaire, et ne paroît, comme dans la fable du Chêne et du Roseau, dans celle du Soleil et de Borée, que l'exposé même du fait qu'il raconte. Ici, messieurs, le poëte des Graces m'arrête et m'interdit, en leur nom, les détails et la sécheresse de l'analyse. Si l'on a dit de Montaigne qu'il faut le montrer et non le peindre, le

« PreviousContinue »