Page images
PDF
EPUB

Ce fait, le loup le vient arraisonner;
Lui remontrant que l'offense n'est grande.

Comment, dit-il, seigneur plein d'excellence,
Puisque tu es sur toutes bêtes roi,
Te peut aucun établir quelque loi,
Vu que tu as sur icelle puissance 1?

Il est loisible à un prince de faire
Ce qu'il lui plaît, sans contradiction:
Pourtant, seigneur, je suis d'opinion
Que tu ne peux, en ce faisant, mal faire.
Ces mots finis, le loup, fin de nature,
Vint réciter les maux par lui commis;
Premièrement, comme il a à mort mis
Plusieurs passants, pour en avoir pâture;

Puis, que souvent, trouvant en lieu champétre
Moutons camus de nuit enclos ès parcs ',
Il a bergier et les troupeaux épars,
Pour les ravir, afin de s'en repaître :

Enfin qu'il a, en suivant sa coutume,
Fait plusieurs maux aux juments et chevaux,
Les dévorant et par monts et par vaux,
Dont il en sent en son cœur amertume.

Sur ce répond (en faisant bonne mine)
Le fier lion: Ceci n'est pas grand cas;

'C'est-à-dire quelqu'un peut-il te faire la loi, lorsque tu es plus puissant que la loi? Les auteurs des Annales poétiques (t. V, p. 18) se sont permis de changer ces deux vers sans en prévenir, et ils ont mis:

2

Eh! qui pourra te donner quelque loi,

Lorsque sur nous tu as toute puissance?

Moutons enfermés pendant la nuit dans des parcs. Dans les Annales poétiques, on a mis à tort en clos et parcs.

Ta coutume est d'ainsi faire, n'est pas?
Outre à cela t'a contraint la famine.

Puis dit à l'âne: Or, conte-nous ta vie,
Et garde bien d'en omettre un seul point;
Car, si tu faux, je ne te faudrai point',
Tant de punir les menteurs j'ai envie.

L'âne, craignant de recevoir nuisance',
Répond ainsi : Mauvais sont mes forfaits,
Mais non si grands que ceux-là qu'avez faits,
Et toutefois j'en reçois déplaisance.

Quelque temps fut que j'étois en servage
Sous un marchand qui bien se nourrissoit,
Et au rebours pauvrement me pansoit,
Combien il eût de moi grand avantage.

Le jour advint d'une certaine foire,
Où, bien monté sur mon dos, il alla ;
Mais arrivé, jeun il me laissa là,
Et s'en va droit à la taverne boire.

Marri 3 j'en fus (car celui qui travaille
Par juste droit doit avoir à manger),
Où je trouvai, pour le compte abréger,
Ses deux souliers remplis de bonne paille:

Je la mangeai sans le su de mon maître.
En ce faisant j'offensai grandement,

'Si tu me trompes, je ne te manquerai pas. Le mot faux vient de l'ancien verbe falloir, tromper; et le mot faudrai, du verbe

faillir, manquer.

1 Peine, préjudice.

3 Triste, fâché.

4 Les auteurs des Annales poétiques ont mis sans rien dire à mon maître. C'est une singulière manie que celle d'altérer le texte d'un auteur à son détriment.

Dont je requiers pardon très humblement,
N'espérant plus telle faute commettre.

O quel forfait ! ô la fausse pratique!,

Ce dit le loup fin et malicieux ;
Au monde n'est rien plus pernicieux

Que le brigand ou larron domestique.

Comment! la paille aux souliers demeurée
De son seigneur manger à belles dents!
Et si le pied eût été là-dedans,

Sa tendre chair eût été dévorée.

Pour abréger, dit le lion à l'heure,
C'est un larron, on le voit par effet;
Pour ce, il me semble et j'ordonne de fait,
Suivant nos lois anciennes, qu'il meure.

Plus tôt ne fut la sentence jetée

Que mattre loup le pauvre âne étrangla ;

Puis de sa chair chacun d'eux se soûla.

Voilà comment cl' fut exécutée.

Parquoi appert que des grands on tient compte,
Et malfaisants qu'ils sont favorisés ;

Mais les petits sont toujours méprisés,

Et les fait-on souvent mourir de honte.

Il est sans doute fort inutile de faire remarquer à mes lecteurs ce que La Fontaine a su ajouter à la fable de Gueroult; mais, en reconnoissant le mérite d'un chef-d'œuvre que tout le monde sait par cœur, on ne pourra s'empêcher d'avouer que notre fabuliste est redevable à son devancier de plusieurs des beautés qui s'y trouvent. Quoique La Fontaine ait changé le fait qui concerne le vol de l'âne, il est évident que c'est dans Gueroult qu'il a pris l'idée du dis

cours qu'il lui fait tenir, et de la réponse du loup. Ces deux vers,

Et si le pied eût été là-dedans,

Sa tendre chair eût été dévorée.

sont un trait d'hypocrisie du plus excellent comique, quand on se rappelle que le loup, qui les prononce, vient d'avouer qu'il ravissoit le berger avec son troupeau pour s'en repaître.

Quoique Philibert Hegemon soit de près d'un demi-siècle postérieur à Corrozet et à Gueroult, il n'égale pas, du moins dans l'apologue, ces deux auteurs; cependant les vingt-deux fables qu'il a composées n'ont pas toutes été inutiles à La Fontaine. Nous allons transcrire une des meilleures, afin qu'on puisse la comparer à celle de notre fabuliste, qui a aussi traité le même sujet.

FABLE'.

D'un Loup, d'une Femme, et son Enfant.

Un loup, cherchant sa proie avec ardeur,
Passa auprès du tect1 d'un laboureur,
Où il ouït un enfant qui crioit,

La mère aussi, laquelle le tançoit,

'Philibert Hegemon, fab. xIII, dans la Colombière ou Maison rustique. Paris, chez Robert Le Fizelier, 1583, in-12, pag. 54. (Voyez La Fontaine, liv. IV, fab. xvI.) Quelques pièces de vers, adressées à différentes personnes par Philibert Hegemon, se terminent par ces mots en lettres capitales: Dieu pour guyde. De là certains auteurs ont cru que Philibert Hegemon se nommoit Guyde ou Guide.

2 Du toit.

Le menaçant de le donner au loup;
Lequel, croyant que ce fût chose seure,
Il attendoit, pour le manger du tout.

Mais à la fin la mère, oyant qu'il pleure,
Le caressant, et l'appaisant, disoit :
Nenni, mon fils; que si le loup s'approche,
Nous le tuerons, quelque puissant qu'il soit.
Hay! devant, bête, qu'on ne t'accroche.
Comment, dit lors le loup (en s'en allant):
Cette-ci a un cœur double en parlant.

Beaucoup de gens ont une langue double,
Car disant d'un, ils font tout autrement;
Dont bien souvent il advient de grand trouble,
Où avec eux on périt pauvrement.

Le lecteur aura remarqué dans cette fable ce trait de nature si précieux du prompt retour chez la mère d'un mouvement d'impatience à sa tendresse pour son cher nourrisson. La Fontaine, avec son tact ordinaire, n'a pas manqué d'en profiter: mais il est resté dans cet endroit au-dessous de son original. Ces

vers,

Quand la mère, apaisant sa chère géniture,

Lui dit: Ne criez point; s'il vient, nous le tuerons,

ne valent pas, suivant nous, ceux-ci :

Mais à la fin la mère, oyant qu'il pleure,

Le caressant, et l'appaisant, disoit :
Nenni, mon fils; que si le loup s'approche,
Nous le tuerons.

Depuis Philibert Hegemon jusqu'à La Fontaine, il n'y eut pas un seul fabuliste qui écrivit en vers françois. Dans cet intervalle de temps, qui fut de près

« PreviousContinue »