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la tranchée, ou en quelque autre pofte tresperilleux, fans être de garde ny commandé; & il ajoûte qu'il en fut repris de fon General. De même une bonne tête, ou un ferme genie qui se trouve né avec cette prudence que les autres hommes cherchent vainement à acquerir; qui a fortifié la trempe de fon efprit par une grande experience; que le nombre, le poids, la diverfité, la difficulté, & l'importance des affaires occupent feulement, & n'accablent point; qui par l'étenduë de ses vûës & de fa penetration se rend maître de tous les évenemens; qui bien loin de confulter toutes les reflexions qui font écrites fur le gouvernement & la politique, est peut-être de ces ames fublimes nées pour regir les autres, & fur qui ces premieres regles ont été faites; qui est détourné par les grandes chofes qu'il fait, des belles ou des agreables qu'il pourroit lire, & qui au contraire ne perd rien à retracer & à feüilleter, pour ainfi dire, fa vie & fes actions: Un homme ainfi fait, peut dire aisément & fans fe commettre, qu'il ne connoît aucun livre, & qu'il ne lit jamais.

¶ On veut quelquefois cacher fes foibles, ou en diminuer l'opinion par l'aveu libre que l'on en fait. Tel dit, je fuis ignorant, qui ne fçait rien un homme dit, je fuis vieux, il pafle foixante ans : un autre encore, je ne suis pas riche, & il eft pauvre.

La modeftie n'eft point, ou eft confonduë avec une chose toute differente de foy, fi on la prend pour un fentiment interieur qui avilit l'homme à fes propres yeux, & qui eft une vertu furnaturelle qu'on appelle humilité. L'homme de fa nature pense hautement & fuperbement de luy-même, & ne pense ainsi que de luy-même; la modestie ne tend qu'à faire que perfonne n'en fouffre; elle est une vertu du dehors qui regle fes yeux, fa démarche, fes paroles, fon ton de voix; & qui le fait agir exterieurement avec les autres, comme s'il n'étoit pas vray qu'il les compte pour rien.

Le monde eft plein de gens qui faifans exterieurement & par habitude, la comparaifon d'eux-mêmes avec les autres, decident toûjours en faveur de leur propre mérite, & agiffent confequemment.

Vous dites qu'il faut être modefte, les gens bien nez ne demandent pas mieux; faites feulement que les hommes n'empiettent pas fur ceux qui cedent par modeftie, & ne brifent pas ceux qui plient.

De même l'on dit, il faut avoir des habits. modeftes; les personnes de mérite ne defirent rien davantage : mais le monde veut de la parure, on luy en donne; il est avide de la superfluité, on luy en montre : quelques-uns n'eftiment les autres que par de beau linge ou par une riche étoffe, l'on ne refufe pas toû

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jours d'être eftimé à ce prix: il y a des endroits où il faut fe faire voir, un galon d'or plus large, ou plus étroit vous fait entrer ou refufer.

Nôtre vanité & la trop grande eftime que nous avons de nous-mêmes, nous fait foupçonner dans les autres une fierté à nôtre égard qui y eft quelquefois, & qui souvent n'y eft pas une perfonne modefte n'a point cette délicateffe.

¶ Comme il faut fe défendre de cette vanité qui nous fait penfer que les autres nous regardent avec curiofité & avec eftime, & ne parlent ensemble que pour s'entretenir de nôtre mérite & faire nôtre éloge: auffi devons-nous avoir une certaine confiance qui nous empêche de croire qu'on ne se parle à l'oreille que pour dire du mal de nous, ou que l'on ne rit que pour s'en mocquer.

¶ D'où vient qu'Alcippe me faluë aujourd'huy, me foûrit & fe jette hors d'une portiere de peur de me manquer? je ne fuis pas riche, & je fuis à pied, il doit dans les regles ne me pas voir; n'eft-ce point pour être vû luy-même dans un même fond avec un Grand?

¶ L'on eft fi rempli de foy-même, que tout s'y rapporte; l'on aime à être vû, à être montré, à être falué, même des inconnus; ils font fiers, s'ils l'oublient l'on veut qu'ils nous devinent.

Nous cherchons nôtre bonheur hors de nous-mêmes, & dans l'opinion des hommes. que nous connoiffons flatteurs, peu finceres, fans équité, pleins d'envie, de caprices & de préventions: quelle bizarrerie!

¶ Il femble que l'on ne puiffe rire que des chofes ridicules : l'on voit neanmoins de certaines gens qui rient également des chofes ridicules, & de celles qui ne le font pas. Si vous étes fot & inconfideré, & qu'il vous échape devant eux quelque impertinence, ils rient de vous: fi vous étes fage, & que vous ne difiez que des chofes raisonnables, & du ton qu'il les faut dire, ils rient de même.

¶ Ceux qui nous raviffent les biens par la violence, ou par l'injuftice, & qui nous ôtent l'honneur par la calomnie, nous marquent affez leur haine pour nous; mais ils ne nous prouvent pas également qu'ils ayent perdu à nôtre égard toute forte d'eftime, auffi ne fommes-nous pas incapables de quelque retour pour eux, & de leur rendre un jour nôtre amitié. La mocquerie au contraire eft de toutes les injures celle qui fe pardonne le moins; elle est le langage du mépris, & l'une des manieres dont il fe fait le mieux entendre; elle attaque l'homme dans fon dernier retranchement, qui eft l'opinion qu'il a de foy-même; elle veut le rendre ridicule à fes propres yeux, & ainfi elle le convainc de

la plus mauvaise difpofition où l'on puiffe être pour luy, & le rend irreconciliable.

C'eft une chofe monftrueufe que le goût & la facilité qui eft en nous de railler, d'improuver & de mépriser les autres; & tout ensemble la colere que nous reffentons contre ceux qui nous raillent, nous improuvent, & nous méprisent.

La fanté & les richeffes ôtent aux hommes l'experience du mal, leur inspirent la dureté pour leurs femblables; & les gens déja chargez de leur propre mifere font ceux qui entrent davantage par la compaffion dans celle d'autruy.

Il femble qu'aux ames bien nées les fêtes, les spectacles, la symphonie rapprochent & font mieux fentir l'infortune de nos proches ou de nos amis.

Une grande ame eft au deffus de l'injure, de l'injuftice, de la douleur, de la mocquerie; & elle feroit invulnerable, fi elle ne fouffroit par la compaffion.

¶ Il y a une espece de honte d'être heureux à la vûë de certaines miferes.

¶ On eft prompt à connoître fes plus petits avantages, & lent à penetrer fes défauts : on n'ignore point qu'on a de beaux fourcils, les ongles bien faits; on fçait à peine que l'on eft borgne, on ne fçait point du tout que l'on manque d'efprit.

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