Page images
PDF
EPUB
[merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small]
[blocks in formation]

Considérons maintenant un autre effet, non moins pernicieux, de l'institution primitive. Au sortir du lycée, après la classe de philosophie, le système suppose que l'éducation générale est achevée; il n'en propose pas une seconde, ultérieure et supérieure, celle des universités. A la place de ces universités encyclopédiques, dont l'objet est l'enseignement libre et l'avancement libre de la science, il met des écoles d'État, spéciales, séparées les unes des autres,

(1) Voyez la Revue du 15 mai, du 1er et du 15 juin.

chacune d'elles enfermée dans son compartiment distinct, chacune ayant pour but de créer, constater et proclamer une capacité pratique, chacune d'elles chargée de conduire pas à pas le jeune homme, à travers une série d'études et d'épreuves, jusqu'au titre ou diplôme final qui le qualifie pour sa profession, diplôme indispensable ou du moins très utile, puisque, sans lui, dans beaucoup de cas, on n'a pas le droit d'exercer, et que, grâce à lui, dans tous les cas, on entre dans la carrière avec faveur et crédit, dans un bon rang, avec une notable avance. A l'entrée de presque toutes les carrières dites libérales, un premier diplôme est exigé, celui de bachelier ès-lettres ou de bachelier ès-sciences, parfois l'un et l'autre, et l'acquisition de ce grade est maintenant pour toute la jeunesse française un grave souci, une préoccupation quotidienne et pénible. A cet effet, aux alentours de la seizième année, le jeune homme travaille, ou plutôt on le travaille; per dant un an ou deux, il se soumet à une culture forcée, non pas en vue d'apprendre et de savoir, mais pour répondre bien ou passablement à l'examen et pour faire certifier, sur preuves ou semblans de preuves, qu'il a reçu toute l'éducation classique. Ensuite, à l'école de médecine ou de droit, pendant les quatre années prescrites, seize inscriptions échelonnées, quatre ou cinq examens superposés, deux ou trois vérifications terminales, l'obligent à fournir les mêmes preuves ou semblans de preuves, pour faire constater, chaque année, qu'il s'est assimilé les enseignemens de l'année, et pour faire attester, à la fin de ses études, qu'il possède à peu près l'ensemble et la diversité des connaissances auxquelles il est astreint.

Dans les écoles où le nombre des admis est limité, la culture, encore plus active, devient intense et continue: à l'École centrale, aux écoles commerciales ou agronomiques, à l'École des Beaux-Arts ou des Chartes, l'élève est là toute la journée; aux écoles militaires, à l'École polytechnique ou normale, il est là toute la journée et toute la nuit; on l'a caserné. — Et l'impulsion qu'il subit est double à la pression de l'examen s'ajoute celle du concours. A l'entrée, à la sortie et pendant tout son séjour, non-seulement à la fin de chaque année, mais chaque semestre ou trimestre, parfois toutes les six semaines ou même tous les quinze jours, il est évalué d'après ses compositions, exercices, interrogatoires, avec tant de points pour chacune de ses valeurs partielles, avec tant de points pour sa valeur totale, et, d'après ces chiffres, il est classé à tel rang parmi ses camarades qui sont ses rivaux. Descendre dans l'échelle serait désavantageux et humiliant; monter dans l'échelle sera utile et glorieux. Sous la poussée de ce motif, si fort en France, son prin

cipal objet est de monter ou, du moins, de ne pas descendre: il emploie à cela toute sa force, il n'en dépense aucune parcelle à côté ni au-delà, il ne s'accorde aucune diversion, il ne se permet aucune initiative; sa curiosité contenue ne s'aventure pas hors du cercle tracé; il n'absorbe que les matières enseignées et dans l'ordre où elles sont enseignées; il s'en emplit, et à pleins bords, mais pour se déverser à l'examen, non pour retenir et garder à demeure; il court risque de s'engorger, et, quand il se sera dégorgé, de rester creux. Tel est le régime de nos écoles spéciales: ce sont des entreprises de jardinage systématique, énergique et prolongé; l'État, jardinier en chef, agrée ou choisit des plants qu'il se charge de mener à bien, chacun en son espèce. A cet effet, il sépare les espèces et les range chacune à part sur sa couche de terreau; là, toute la journée, il bêche, sarcle, ratisse, arrose, ajoute engrais sur engrais, applique ses puissans appareils de chauffage, accélère la croissance et la maturation. Dans certaines couches, ses plants sont toute l'année sous cloche; de cette façon, il les maintient dans une atmosphère artificielle et constante, il les contraint à s'imbiber plus largement des liquides nutritifs qu'il leur prodigue, à se gonfler, à s'hypertrophier, à produire des fruits ou des légumes de montre, qu'il expose et qui lui font honneur; car tous ces produits ont bonne apparence, plusieurs sont superbes d'aspect, leur grosseur semble attester leur excellence, il les a pesés au préalable, et les étiquettes officielles dont il les décore annoncent le chiffre authentique de leur poids.

Pendant le premier quart et même pendant la première moitié du siècle, le système est resté presque inoffensif; il n'opérait pas encore à outrance. Jusqu'en 1850 et au-delà, ce que, dans les examens et les concours, on demandait aux jeunes gens, c'était bien moins l'étendue et la minutie du savoir que des preuves d'intelligence et la promesse d'une aptitude: dans les lettres, on vérifiait surtout si le candidat, familier avec les classiques, écrivait correctement en latin et assez bien en français; dans les sciences, on vérifiait surtout si de lui-même, il mettait le doigt vite et juste sur la solution d'un problème, si, de lui-même, il enfilait vite et droit, jusqu'au bout, sans dévier ni broncher, une longue série de théorèmes ou d'équations; en somme, l'épreuve avait pour but de constater en lui la présence et le degré de la faculté mathématique ou de la faculté littéraire. Mais, depuis le commencement du siècle, les anciennes sciences subdivisées et les nouvelles sciences consolidées ont multiplié leurs découvertes, et, forcément, les découvertes finissent par s'introduire dans l'enseignement public. En Allemagne, pour s'installer et parler en chaire, elles trouvaient ces universités ency

clopédiques où l'enseignement libre, souple et multiple se hausse incessamment et de lui-même jusqu'au niveau montant de la science. Chez nous, faute d'universités, elles n'avaient que les écoles spéciales; c'est là seulement qu'elles ont pu se faire place et obtenir des professeurs. Dès lors, le caractère propre de ces écoles a changé: elles ont cessé d'être strictement spéciales et véritablement professionnelles. - Chacune d'elles, étant un individu, s'est développée à part et pour soi; elle a voulu posséder à domicile et fournir sous son toit tous les enseignemens généraux, collatéraux, accessoires et ornementaux qui, de près ou de loin, pouvaient servir à ses élèves. Elle ne s'est plus contentée de faire des hommes compétens et exerçans; elle a conçu la forme supérieure, le modèle idéal de l'ingénieur, du médecin, du juriste, du professeur, de l'architecte; pour fabriquer ce type extraordinaire et désirable, elle a imaginé quantité de cours surérogatoires et de luxe, et, pour obtenir ces cours, elle a fait valoir l'avantage de donner au jeune homme, non-seulement toutes les connaissances techniques, mais encore le savoir abstrait, les informations diverses et multiples, la culture complémentaire et les grandes vues générales qui mettront dans le spécialiste un savant proprement dit et un esprit très largement ouvert.

A cet effet, elle s'est adressée à l'État; c'est lui, l'entrepreneur de l'instruction publique, qui fonde toute chaire nouvelle, nomme l'occupant, paie le traitement, et, quand il est en fonds, il n'y répugne pas; car il gagne à cela une bonne renommée, un surcroît d'attribution et un fonctionnaire de plus. Voilà comment et pourquoi, dans chaque école, les chaires se sont multipliées : Écoles de droit, de médecine, de pharmacie, des chartes, des Beaux-Arts, Écoles polytechnique, normale, centrale, agronomique, commerciale, chacune d'elles devient ou tend à devenir une sorte d'université au petit pied, à rassembler dans son enceinte la totalité des enseignemens qui, si l'élève en profite, feront de lui, dans sa profession, un personnage accompli. Naturellement, pour que ces cours soient suivis, l'École, de concert avec l'État, accroît les exigences de ses examens, et bientôt, pour la moyenne des intelligences et des santés, le fardeau qu'elle impose devient trop lourd. En particulier, dans les écoles où l'on n'entre que par un concours, la surcharge s'exagère; c'est que la presse est trop grande à l'entrée; il y a maintenant cinq, sept, et jusqu'à neuf candidats pour une place. Devant cet encombrement, il a bien fallu exhausser et multiplier les barrières, prescrire aux concurrens de les sauter, ouvrir la porte à ceux qui en franchissent de plus hautes et en plus grand nombre. Nul autre moyen de choisir entre eux, sans

[ocr errors]
« PreviousContinue »