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ainsi peut-être le mal germé, grandi, pousserait ses rameaux, aboutirait inéluctablement aux fruits mauvais. Sa volonté s'était armée trop tard pour barrer le courant; elle demeurerait vaine, brisée, emportée, éclatée de toutes parts sous la force des choses. L'avenir restait noir, impénétrablement, ne dégageant que des anxiétés, des pressentimens terrifians. Il redoutait Marcel, capable de tout, de ne reculer devant aucun obstacle. Il tremblait de quelque coup d'audace où sombrât l'antique orgueil de la race, l'honneur du nom.

Il savait, dans son sang, la puissance de l'atavisme, agravé en lui par une culture néfaste. Il savait l'orgueil des Mersolles. Il revit Robert qui tua trois femmes, Hugues qui, pour éclairer une orgie, flamba un village au pied du château et, sur le rideau de feu, mit pour ombres chinoises les grimaçantes silhouettes de vilains qu'on pendit. Et rêveur, il retrouvait en les traits de Marcel un peu de leurs faces et la violence de leurs pommettes.

Encore, Mersolles entendit craquer le plancher. Singulièrement un petit frisson lui courut l'échine. Un souvenir brusque le traversa: son chien, le grand dogue danois, qui couchait dans sa chambre, trouvé mort, empoisonné, deux jours avant. Mais ses yeux se relevèrent sur le portrait de la morte. Et là aussi il retrouva, en la teinte mystérieuse de ses yeux pers, un peu des lueurs des yeux de Marcel. Il se ressouvint du regard haineux de bête écrasée dont elle råla sous son arme, du regard pareil de son fils, le jour où il avait levé le front contre lui, dans un défi.

Son esprit ne pouvait plus se détourner de cela. Par les murs, un écho, conservant les paroles prononcées, lui semblait répéter la menace à laquelle il s'était oublié : - Malgré vous! Contre vous! La pensée de Marcel l'enveloppait, comme présente, d'une sensation de froid, à fleur de peau, dans cette nuit, par le château vaste où le cri du temps, par les boiseries, avait d'étranges et mystėrieux retentissemens. Quelque chose pesait sur lui. Il éprouvait un besoin de se retourner, de regarder derrière soi. Il commença un mouvement. Alors, brusquement, quelque chose s'abattit sur lui, qui le terrifia. Il sut que sa poitrine était crevée d'un coup de couteau. Et il reconnut, penché sur lui, Pierre, le fils des Ravail.

Au matin, de l'air frais passant sur Mersolles le ranima. Du sang lui remplissait la bouche, coulait sur sa barbe. Le souvenir lui revint d'un seul coup; et un nom jaillit de sa pensée :

Marcel!

Il voyait enfin jusqu'au bout son œuvre. Pour Marcel, nul obstacle n'existait qui ne fût rompu; et lui, à son tour, était devenu l'obstacle. Marcel avait besoin de l'héritage; il le prenait. TOME CXII. 1892.

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Malgré toute l'horreur présente, Mersolles n'aurait su dire si une terreur plus grande lui venait de ce qui s'était accompli, ou de ce qui s'accomplirait encore. Il était perdu, il le savait. Mais il mourait dans un double désespoir, le désespoir du crime actuel, celui des crimes à venir; et, de l'effort tardif dont il était retourné sur ses pas, revenu en arrière vers son point de départ, un mot amer seul demeurait :

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Demain s'écroulait. L'œuvre réparatrice allait à l'ironique néant des vouloirs humains. Il partait, abandonnant Majusté à sa détresse, le pays à sa ruine, les Ravail à leur ignominie.

Alors, une nouvelle angoisse le poigna: devait-il abandonner les choses à la justice humaine, ou sauver l'honneur de son nom en affirmant un suicide? Faire grâce, n'était-ce pas laisser le champ libre pour le prolongement par le monde du mal que lui-même avait créé? Mais, en lui, survivait l'orgueil de la race. Il jugea que l'avenir ne lui appartenait pas, qu'il devait pardonner.

Lentement, avec précaution, il se pencha vers la table, écoutant sa blessure. Sa poitrine était raidie; il eût dit de son sang une glace qui craquait à ses gestes. Un moment, il pensa que l'arme était demeurée dans la plaie. Puis il redouta, à un mouvement, une hémorragie dont il défaillit, avant d'avoir écrit. Une sueur froide envahit ses tempes.

Pourtant, il atteignit la plume, le papier. Et quand il eut tracé sa déclaration, quand il eut scellé péniblement quelques lignes pour le docteur, afin d'en être aidé dans ce suprême mensonge, il retomba épuisé de l'effort, le regard trouble, haletant de douleurs cruelles.

La fenêtre ouverte lui montrait la fuite de Pierre Ravail, jeté de là, sans doute, dans un massif, et regagnant la petite porte au fond du parc. Une lumière croissait; le jour gris s'éclairait, dans les hauteurs du ciel, de l'invisible vol des rayons du soleil levant. Un souffle monta à ses lèvres :

- Marcelle !

Mais un voile couvrit son regard, celui de la mort commençante. Sur son esprit aussi un voile s'appesantissait. C'était le mal épandu par le monde, toute sa race empoisonnée à jamais, poussant des plantes mauvaises, éternellement. Et, sous la sensation de l'irréparable, une convulsion le tordit; tandis que, de sa vie éclairée peu à peu, comme un abîme obscur où des torches, s'allumant, révèlent des monstres effroyables, une épouvante surgissait, toujours plus haute, en laquelle il fut emporté.

JEAN REIBRACH.

LE

CONSEIL D'ÉTAT

ET LES

PROJETS DE RÉFORME

I.

LES ORIGINES DES QUESTIONS.

Le parlement est à la veille de se prononcer sur une réforme qui intéresse la plus haute de nos juridictions, et touche aux délicats problèmes de l'ordre constitutionnel. Il y a un an, dans la séance du 10 mars 1891, la chambre des députés était saisie par le gouvernement d'un projet de loi qui supprimait, comme étant inutile, la section de législation du conseil d'État, et créait à la place une deuxième section du contentieux. Quelques semaines après, M. Louis Ricard, aujourd'hui garde des sceaux, proposait à la chambre un système tout contraire. Il s'agissait de maintenir cette même section de législation, de l'associer plus étroitement à la préparation des lois, et en même temps de réduire le contentieux en renvoyant au juge civil des catégories nombreuses de

litiges où les communes, les départemens et l'État lui-même sont en cause. Une commission de la chambre a procédé à l'examen de ces deux systèmes opposés, et elle s'est arrêtée à une combinaison mixte, que suggérait son rapporteur, M. Camille Krantz. Cette combinaison change le moins possible le régime existant et, pour le contentieux, procure une solution que je crois, à la rigueur, suffisante. Mais, quant à la fonction législative du conseil, elle ne règle rien; elle maintient sans l'améliorer le déplorable statu quo, et, sur ce point, je doute qu'elle satisfasse au vou déclaré de l'opinion.

En effet, dans le public, dans la presse, dans le parlement lui-même, on répète, et certes assez haut, que nos lois sont mal faites, semées de disparates, livrées au caprice des votes irréfléchis ou au hasard des amendemens improvisés. Il faudrait qu'une assemblée de légistes pút rédiger les textes de nos grandes lois, surtout les reviser avant l'adoption finale. Or, cette assemblée, nous l'avons; pourquoi nous priver de son concours? On demande que le conseil d'Etat, puisqu'aussi bien il est investi de l'attribution législative, soit appelé désormais à l'exercer d'une façon rẻgulière, et non plus, comme aujourd'hui, d'une façon accidentelle et en vérité presque platonique.

D'autre part, on est effrayé des interminables délais que subissent les affaires devant ce même conseil statuant au contentieux. On cite des requêtes qui n'ont été jugées qu'après quatre ans, parfois cinq ans d'attente. Situation désastreuse pour les justiciables et même pour l'administration. Il est urgent d'y mettre fin; il n'est plus permis de différer.

On avait bien tenté de remédier au mal par la loi du 26 octobre 1888. Cette loi d'expédient autorisait le garde des sceaux à créer une section de renfort, mais à titre temporaire. On la formait d'élémens empruntés aux diverses fractions du conseil. La section temporaire a siégé jusqu'en juin 1890, et vient d'être rétablie pour une période nouvelle. Malheureusement, sa compétence a été limitée aux seules affaires d'élections, de contributions directes et de taxes assimilées. Ce n'est qu'un palliatif; il faut trouver le remède. La question mérite l'attention des esprits éclairés, qui estiment que rien n'est indifférent dans l'organisation de la justice. Il s'agit, au fait, d'une juridiction qui prononce, chaque année, sur deux mille pourvois en moyenne; qui est à la fois une cour de cassation, placée même au-dessus de la cour des comptes, dont les arrêts lui peuvent être déférés, et une cour d'appel unique pour les conseils de préfecture et les conseils des colonies, c'est-à-dire pour une centaine de tribunaux. Et cette juridiction, armée du pouvoir redoutable d'annuler, par sa censure souveraine, les décisions

des ministres et de leurs innombrables agens, est à l'égard des au. torités administratives ce que la cour de cassation est aux autorités judiciaires, le régulateur suprême qui assure l'interprétation juste et l'exacte application de la loi.

On le voit, la réforme qui s'impose a un double objet. Hâter l'expédition des affaires contentieuses et faire participer le conseil à la grande œuvre législative sont les deux données capitales du problème. Or ce problème, fertile en controverses, doit être infiniment ardu si l'on en juge par l'étonnante variété des combinaisons qu'il a suscitées depuis soixante-quinze ans. A la différence de la cour de cassation ou de la cour des comptes, dont l'institution primitive n'a subi presque aucun changement, le conseil d'État n'a pas cessé d'être dans un perpétuel devenir. Sans parler des projets qui n'ont point abouti, et Dieu sait s'il y en a eu, sous la monarchie de juillet, par exemple! on compte plus de cent lois, décrets et ordonnances qui l'ont, depuis l'an vIII, remanié et repétri comme une cire ductile. Ajouterais-je que la difficulté, pour le législateur, lorsqu'il lui faut toucher à ces rouages complexes, s'augmente par ce motif étrange et pourtant très réel qu'il s'agit là d'une organisation peu connue? « On ignore généralement en France ce que c'est que le conseil d'État, » observait, en 1818, M. de Cormenin; et cela est toujours vrai. On a cependant beaucoup écrit sur cette matière, depuis le petit livre que le baron Locré publiait sous le premier empire, jusqu'aux grands travaux de M. Léon Aucoc et plus récemment de M. Édouard Laferrière (1). L'illustre M. Vivien l'avait étudiée ici même, avec cette précision dans l'analyse qui était comme le procédé nécessaire de son rare esprit (2). Mais l'étude de M. Vivien date aujourd'hui de cinquante années; les aspects des questions, sinon les questions elles-mêmes, se sont renouvelés depuis cette époque lointaine. Pour les bien comprendre aujourd'hui, plus que jamais il faut remonter aux origines premières, et l'on doit creuser fort avant dans le vieux sol français, où l'institution du conseil d'État plonge par toutes ses racines. Car le gouvernement des hommes change, au fond, bien moins que ne le croit la foule, qui n'a d'yeux que pour les apparences et pour les décors éphémères.

(1) Du Conseil d'État, de sa composition, de ses attributions, de son organisation intérieure, etc., par M. le baron Locré, 1 vol., 1810.- Conférences sur l'administration et le droit administratif faites à l'école des ponts et chaussées, par M. Léon Aucoc, membre de l'Institut, ancien président de section au conseil d'État, 3 vol., 1870-1876.— Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, par M. Édouard Laferrière, vice-président du conseil d'État, 2 vol., 1887-1888.

(2) Voyez la Revue des 15 octobre et 15 novembre 1841.

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