Page images
PDF
EPUB

comme neige, les lèvres teintes en vermillon, les orteils peints en rose, le regard immobile, demi-hautain, demi-craintif. Cette cérémonie a le caractère d'une procession sacrée, d'un acte de culte, d'un office. C'est sans doute un souvenir des antiques religions qui considéraient la prostituée comme une prêtresse chargée d'acquitter la dette des peuples; que ne doivent-ils pas à la divinité qui a consenti malgré elle à se donner en créant le monde ! A la bonne heure; mais un pays où trois fois par an les filles de joie sont investies d'une sorte de sacerdoce est-il sur le point de devenir la Belgique de l'extrême Orient ?

Ce serait d'ailleurs, je pense, une grande erreur de s'imaginer que les Japonais les plus désireux de dépouiller le vieil homme, de nous ressembler en tout, aient pour l'Europe les sentimens que peut avoir pour son maître un disciple respectueux et reconnaissant. Se piquant d'emprunter tour à tour à l'Angleterre, à la France, à l'Allemagne, ce qu'elles ont de meilleur, ces abeilles, fières de leur ingénieux éclectisme, se flattent que leur miel savamment composé sera plus savoureux que le nôtre. Mais ce n'est pas encore là ce qui les touche le plus, et ce n'est point par un entraînement d'admiration que ce peuple d'un esprit souple et délié s'est fait notre imitateur; c'est par calcul. Il s'est dit : « Ces gens-là ont leurs misères et leurs plaies; mais, en dépit de tout, ils sont forts et redoutables. Tâchons de nous approprier tous leurs secrets; nous deviendrons forts, nous aussi, et nous nous servirons de notre force pour nous défendre contre eux. » Plus le Japon s'instruit et se réforme, plus il en veut à l'étranger qu'il imite. On a remarqué que l'établissement du régime parlementaire avait eu pour conséquence un brusque réveil du sentiment national, que des Européens avaient été insultés dans les rues, que le vieux cri de Jo-i: Expulsez les barbares! avait retenti de nouveau. C'est à l'université de Tokio que s'est formé le parti des Vieux-Japonais, et c'est dans le parlement que nous avons nos pires ennemis.

L'Europe avait employé la force et la menace pour imposer à un Japon tout oriental des conditions que le Japon civilisé considère comme un outrage. Les droits perçus sur les importations ne peuvent dépasser le 5 pour 100, et en réalité ne dépassent guère le 3; pour se procurer les ressources nécessaires, le gouvernement japonais, n'étant plus maître de ses tarifs, doit recourir à l'impôt, et les populations rurales gémissent sous le poids des charges publiques. Il s'est vu contraint de dépenser cinq millions de dollars pour établir sur les côtes des phares, des balises, des sémaphores, et les navires européens et américains ne paient aucun droit de phare, de mouillage et de tonnage. Mais ce qui est plus insupportable à l'orgueil japonais, c'est qu'en vertu de ces mêmes traités, dans un pays de 40 millions d'habitans

où, abstraction faite des Chinois, on ne compte que 2,500 étrangers établis, ces étrangers, exempts de toute taxe, ne sont soumis qu'à la juridiction de leurs consuls, et que quiconque a maille à partir avec eux doit accepter leurs lois et leurs juges. L'abolition de la juridiction consulaire, le Japon rendu aux Japonais, voilà la grande question qu'on prétend résoudre, toute affaire cessante.

Sans être allé au Japon, et quoique M. Norman n'en dise rien, il est permis de croire que quand l'empereur s'avisa de donner à ses peuples une constitution qu'il plaça sous l'auguste patronage de son illustre ancêtre Jimmu-Tenno, favori et nourrisson de la déesse du soleil, sa pensée secrète était de trouver dans son parlement un point d'appui et de résistance contre les prétentions des puissances étrangères. Désormais, il ne pouvait rien leur concéder sans consulter ses chambres; il s'était lié les mains. Mais ses chambres l'ont trop aidé, elles ont trop résisté; elles exigent qu'il ne traite avec l'Europe et l'Amérique que sur le pied d'égalité absolue, et elles ont renversé tous les ministres qui proposaient des accommodemens, qui faisaient trop bon marché de l'honneur national. Quoi qu'on puisse leur représenter, elles répondront toujours qu'un pays qui possède vingt bâtimens de guerre et cent mille hommes d'excellentes troupes a le droit de parler haut et de faire prévaloir sa volonté.

Ce n'est pas seulement par l'exaltation de leur patriotisme qu'elles ont causé des embarras au descendant de Jimmu-Tenno. Une chambre élective doit s'appliquer à ressembler à ses électeurs, et quand ils ont beaucoup de préjugés, elle est tenue d'en avoir. Le gouvernement japonais se promettait de dire aux puissances: « Vous avez traité jadis avec un pays barbare, et vous aviez raison de prendre vos précautions. Mais aujourd'hui tout est changé, et nous méritons que vous nous traitiez en égaux. » A cet effet, on avait chargé un juriste français fort distingué de rédiger des codes inspirés des nôtres, et M. Boissonade, après avoir achevé ce grand ouvrage, a pu dire que dorénavant «< celle des nations étrangères qui la première donnerait aux autres l'exemple de la confiance envers le Japon serait aussi celle qui aurait montré le plus de clairvoyance politique. » Malheureusement, les codes civil et commercial froissaient des habitudes héréditaires, des préjugés, des intérêts encore puissans, et après d'orageux débats, la chambre vient d'en ajourner l'application à quatre ans d'ici. Du même coup elle rejetait le budget de la marine. Ce double vote a provoqué une crise gouvernementale, et on ne sait encore quelle issue aura cette affaire.

Les institutions importées sont rarement d'accord avec les mœurs, et c'est une question de savoir si les mœurs seront plus fortes que les institutions, ou si les institutions corrigeront les mœurs. Pour n'en TOME CXII. - 1892.

45

citer qu'un exemple, Confucius, ce sage trop vanté, qu'on a sottement qualifié de Socrate de la Chine, a réduit toute la morale à l'obéissance, et, appliquée aux femmes, cette obéissance qu'il prêche est une dure servitude. Quand un Japonais pauvre et avide veut tirer parti des charmes de sa fille, il la vend par un acte passé devant un tribunal de police à quelque maison de prostitution, et sous peine de manquer au plus sacré de ses devoirs, elle se laisse vendre. Or, aujourd'hui que, sans parler des écoles de filles ouvertes partout au Japon, on a institué à Tokio une école normale supérieure de femmes sur le modèle de la nôtre et quatorze autres dans le reste de l'empire, il est difficile d'admettre que, émancipées par l'instruction et plus soucieuses de leur dignité, ces jeunes filles et ces femmes se résignent longtemps au sort que leur a fait le législateur chinois. S'il leur venait à l'esprit que la faiblesse a ses droits, si elles aspiraient à exercer quelque influence sur une société qui, jusqu'ici, n'a respecté que la force, ce serait toute une révolution. Qui l'emportera, de Fontenay-aux-Roses ou de Confucius? Beaucoup de gens parieront pour Confucius.

Parmi les photographies instantanées qu'a rapportées M. Norman, la plus remarquable est celle qu'il a mise au frontispice de son volume. Elle représente une jeune et charmante Japonaise, qui laisse reposer sa jolie tête sur l'épaule d'un daruma ou saint en bois sculpté, dont elle a enlacé le cou de son bras gauche. Coquette et pourtant pu dique, mais peu timide, hardie dans son innocence et sûre de sa force, elle serait assurément en tout pays l'ornement le plus délec table d'une école normale. Le saint est un vieil ascète accroupi, lequel s'est absorbé si longtemps dans ses méditations sur la nature des choses que ses jambes ont pourri sous lui. C'est un vrai monstre; son front affreusement ridé, ses yeux ronds, pleins de colère et d'épouvante, sa grande vilaine bouche entr'ouverte protestent contre les attouchemens de la charmeresse qui a entrepris de l'apprivoiser. Cette photographie eut un grand succès à Tokio; les reporters voulurent la voir, les journaux en parlèrent; tout le monde s'écriait : « C'est parfait, c'est délicieux, c'est vraiment japonais. » Cette spirituelle image est non-seulement très japonaise, mais aussi très symbolique. Elle me paraît représenter la jeune civilisation jaune aux prises avec le vieux Japon. En aura-t-elle raison, ou sera-t-elle mangée ?

G. VALBERT.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

31 juillet.

Comme tout change dans les idées et même dans les plaisirs! Lorsqu'il y a quinze ans, c'est maintenant presque un siècle! on imaginait pour la première fois d'ériger en fête publique cet anniversaire du 14 juillet, qu'on célébrait encore l'autre jour, ce fut une explosion de jovialité populaire. On n'avait pas besoin d'être excité ou invité par les affiches officielles à se réjouir: on y mettait de l'entrain, de la bonne volonté, peu de réflexion, et beaucoup de cet enfantillage auquel les masses se laissent si aisément aller quand elles ne sont pas égarées. Paris se montrait dans son beau, pavoisé, enguirlandé et illuminé, tout empli et égayé de jeux populaires assourdissans, de bals publics, de banquets en plein air. On s'amusait pour s'amuser, sans trop savoir pourquoi, comme si on avait pris la Bastille la veille, ou s'il y avait eu quelque victoire à la frontière.

Le spectacle, si on ne l'a pas oublié, était curieux à voir : c'était le premier anniversaire célébré en pompe, c'était la première fois! Depuis, à ce qu'il semble, on a fini par s'y faire. On s'amuse encore un peu, parce que c'est convenu; on va toujours surtout au bois de Boulogne voir défiler les bataillons fiers et silencieux de notre jeune armée. On illumine moins, on ne prodigue plus les drapeaux, on danse à peine pour la république, on n'a plus l'entrain et la bonne humeur d'autrefois : tout s'en va avec le feu d'artifice officiel! A en juger par ce qui s'est passé l'autre jour, il semblerait que le 14 juillet lui-même commence à s'user. C'est pour cela sans doute que les imaginations échauffées se sont mises depuis quelque temps en campagne pour chercher les moyens de réveiller la gaîté populaire par des fêtes nouvelles, et le conseil municipal de Paris a trouvé, quoi? l'anniversaire du 10 août, tout simplement une journée de guerre civile et de sang! La fantaisie municipale n'a eu heureusement aucune fortune et a été renvoyée aux archives de l'Hôtel de Ville. On s'est dédommagé cependant

-

par un autre anniversaire qu'on a décidé de célébrer, celui du 22 septembre 1792, - de la proclamation de la première république. On a cru peut-être compléter le 14 juillet; mais ce n'est plus la même chose. Le 14 juillet, c'est encore l'aube éclatante de la révolution française; le 22 septembre suit le 2 et le 3 septembre, le 10 août, le 20 juin, toutes ces journées lugubres qui ont précipité et assombri la révolution. On aura beau faire, on n'enflammera pas avec ces souvenirs l'imagination populaire, on ne fera pas des fêtes nationales avec ces anniversaires sanglans qui ne sont plus que des évocations surannées ou sinistres. La vérité est qu'on est devenu sceptique pour toutes ces exhumations d'un archaïsme révolutionnaire, parce qu'on sent qu'elles ne répondent plus à rien dans une situation où tout est changé, où la France d'aujourd'hui n'est plus la France d'autrefois, où la république elle-même, si elle veut durer, doit vivre non de fêtes et de feux d'artifice, mais de bonne politique et de bon gouvernement.

Qu'est-ce qu'on demande en effet aujourd'hui à la république? On ne lui demande pas apparemment de recommencer le passé, de se rattacher par des réminiscences factices et des fêtes de convention à des dates qui ne sont plus que de l'histoire. Ce qu'on lui demande, c'est de s'inspirer d'un temps nouveau, de s'adapter aux mœurs, aux traditions, aux intérêts, à l'esprit libéral, aux instincts d'ordre de la France nouvelle. Ce qu'on lui demande, c'est d'être un régime sensé, régulier, largement organisé, où assemblées et gouvernement remplissent leur rôle, exercent leurs droits, pour concourir ensemble, sans confusion, sans tomber à tout instant dans une stérile anarchie, à l'administration du pays. Il faut bien l'avouer, c'est ce qui a manqué le plus jusqu'ici; c'est ce qu'on n'a pu obtenir; et on en a eu un nouvel exemple par cette crise imprévue qui a éclaté à la veille même de ce dernier 14 juillet, qui n'a emporté que M. le ministre de la marine, mais qui aurait pu aussi bien emporter le ministère tout entier. Et de quoi s'agissait-il? C'est un fait tristement vrai et frappant : depuis que la France est plus vivement engagée dans ce qu'on appelle la politique coloniale, il y a eu bien des méprises, des imprévoyances, des dissimulations mal calculées, des erreurs de direction ou d'exécution et, par suite, bien des mécomptes. Il est certain que la situation du Tonkin n'est rien moins qu'assurée, qu'elle se ressent d'un commandement mal défini, toujours flottant, et qu'à tout moment surgissent des incidens qui démontrent ce que notre domination a de précaire. D'un autre côté, en ce moment même, à l'ouest de l'Afrique, dans le golfe de Benin, la France est réduite à avoir raison d'un petit souverain nègre, le roi de Dahomey, Behanzin, qui nous cerne dans nos possessions de Kotonou, de Porto-Novo. C'est sans doute un état un peu pénible pour un grand pays, et la difficulté est moins d'en finir que de savoir comment on en finira. L'Angleterre a eu récemment affaire à un de ces petits rois nègres d'Afrique et elle

« PreviousContinue »