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prises au hasard en l'an 1200 dans tous les rangs de la société, depuis les hauts barons jusqu'aux plus humbles serfs, réparties dans les diverses provinces, au nord et au midi, et qui les suivrait jusqu'en 1892. On y verrait les plus étonnantes péripéties.

Malheureusement la trace des petites gens n'est pas facile à suivre; ce sont des filets d'eau dans un océan. Ils font si peu de bruit et tiennent si peu de place. Pour ces microbes de l'organisme social, il n'existe pas de microscope à portée de l'historien. On ne les aperçoit que quand ils grossissent. Quand un individu émerge à la surface, sort de l'ombre, les renseignemens abondent. Tant que ses descendans demeurent dans une certaine lumière, on arrive, avec quelque effort, à ne pas les perdre de vue. Mais quand ils plongent, quand ils rentrent dans la foule, l'obscurité se fait de nouveau sur eux; et bien des familles qu'ainsi l'on croit éteintes sont seulement disparues. On ne les avait vues monter qu'à partir d'un certain niveau, on ne les voit également descendre que jusqu'à un certain niveau; c'est comme la ligne de l'horizon à laquelle apparaît et disparaît le soleil.

D'après mes recherches personnelles, d'après les cas nombreux de décadence et d'élévation qui me sont passés sous les yeux, je crois que l'histoire privée des Français, à mesure qu'elle sera mieux connue, confondra fort ceux qui nous vantent si volontiers la stabilité sociale du « bon vieux temps, » en même temps que ceux qui rêvent d'une remise à neuf de la société actuelle, ayant pour objet un nivellement obligatoire des fortunes : les opinions que l'on appelle « rétrogrades, » et celle que l'on nomme «< avancées. >>

Cette stabilité sociale ne pouvait aller sans la stabilité pécuniaire, puisqu'on ne gardait un certain rang qu'avec une certaine bourse; et la bourse de chacun a subi mille fluctuations depuis sept siècles. La richesse (terrienne ou métallique) de notre propriétaire de 1,000 livres tournois, accrue par les mariages et les successions, morcelée à l'infini par les partages mêmes dans les maisons nobles, a été dissipée par les prodigues, reconstituée par les thésauriseurs, centuplée par les travailleurs et les habiles qui la firent valoir, dispersée par les indolens, les malchanceux, les déséquilibrés qui la risquèrent mal à propos. Les événemens politiques y influèrent la faveur des princes, les postes avantageux; ou les jacqueries, les guerres, les confiscations, depuis l'abolition du servage au XIIIe siècle jusqu'à l'abolition des rentes féodales, d'ailleurs possédées pour la majeure partie par des bourgeois, en 1790.

Quel mystère dans l'ascendance de tant d'inconnus qui ignorent leurs ancêtres! Bien des prolétaires d'aujourd'hui sont, sans nul

doute, les fils des millionnaires de jadis; tel anarchiste fougueux descend peut-être de générations cossues, qui ont exploité, pendant des centaines d'années, les sueurs des populations du moyen âge. Tel réactionnaire endurci, qui défend avec une âpre bonne foi les prérogatives de la naissance ou de la propriété, n'est-il pas un noble d'hier, un propriétaire d'avant-hier, longtemps mainmortable et attaché à la glèbe, en la personne de ses aïeux paternels ou maternels?

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Car ce reproche, parfois adressé de nos jours aux paysans, de vouloir faire de leurs fils des « messieurs, »- reproche singulier en somme, puisque cette émulation est l'indice de la prospérité, la source en même temps que le résultat des progrès d'un peuple, et qu'un pays où les paysans ne voudraient jamais faire de leurs fils que des paysans serait un pays condamné à mort, ce reproche pourrait s'adresser aux générations qui se succèdent depuis des siècles. Voilà six cents ans, il suffit pour s'en convaincre de pénétrer l'intimité de notre vie nationale, que les « vilains » cherchent, autant qu'ils le peuvent, à faire de leurs fils des « seigneurs. » Et beaucoup y ont réussi; cependant il y a toujours des paysans, parce que d'anciens seigneurs ont pris leur place dans les chau

mières.

Il est une illusion d'optique qui fait croire, dans les siècles écoulés, à la possession exclusive de la propriété foncière, du moins de la grande propriété rurale, par la classe aristocratique. L'illusion tient à ce fait qu'autrefois, à mesure qu'une famille devenait riche, elle devenait noble. On ne pouvait pour ainsi dire pas devenir riche sans devenir noble; et pourquoi d'ailleurs se serait-on privé de la noblesse lorsqu'elle venait d'elle-même à l'argent? Aujourd'hui l'extrême richesse de ceux qu'on nommait, sous l'ancien régime, les « roturiers » frappe davantage, parce que le riche du XIXe siècle dédaigne, non toujours, mais le plus souvent, les vaines apparences de gentilhommerie, qu'il veut régner démocratiquement sous son nom plébéien, tandis qu'il y a deux ou trois cents ans son premier soin eût été d'en changer, même de « décrasser, » par des combinaisons de parchemin, ses aïeux dans leur tombe; et qu'ainsi à distance, nous qui le trouverions « seigneur >> ou « sieur » de quelque chose, nous ne verrions pas aussi nettement son entrée dans la caste privilégiée.

Aux xvii et xvIIIe siècles, ce qu'on appelait noblesse n'était, pour les dix-neuf vingtièmes d'après Chérin, que du tiers-état enrichi, élevé, décoré, possessionné. Le seigneur de Rozoy (Seineet-Marne), en 1720, est fils d'un laboureur devenu propriétaire de la terre qu'il cultivait. La famille Pourten, en Périgord, passe de

1600 à 1650 de l'état de tenancier à celui de marchand, homme de loi, capitaine et gentilhomme. Lorsque des lettres-patentes de Louis XIII, en faveur des bourgeois de Sens, ou de Langres, les confirmaient,-ils en jouissaient régulièrement depuis Charles VII,

dans le droit de posséder des terres nobles, sans payer aucun impôt, le même « privilège » avait été concédé aux bourgeois de toute la France, ou à peu près. On le voit, lors des « dénombremens » officiels des fiefs, faits par l'administration.

A Nîmes, à la fin du xvr° siècle, l'un des fils d'un tondeur de drap devient baron du Cailar, et son frère, seigneur de Saint-Jeande-Gardonnenque; le fils d'un tailleur d'Avignon achète en 1615 les seigneuries de noble J. de Brignon. Un contrat de 1523 constate que Guy du Fardeau, homme-serf, est propriétaire d'une pièce de terre du nom de la Rochette (près Semur, dans la Côted'Or); dix ans plus tard ce du Fardeau, marié à une femme franche, est affranchi lui-même du servage, par son seigneur, qui veut ainsi « lui donner moyen d'avancer ses enfans, ce qu'il ne saurait faire, restant serf. » Autour de sa maison, cet ancien «< homme de corps » groupe un domaine, creuse un étang, plante des vergers; il jouit des mêmes droits que les « francs-bourgeois et habitans de Dijon. » En 1570, la famille du Fardeau a grandi; le fils de Guy est qualifié d'écuyer, homme d'armes, seigneur de Sauvigny; il est riche. Le fils du serf traite d'égal à égal avec son suzerain, Gui de Rabutin, le grand-père de Mme de Sévigné. Celui-ci s'est seulement réservé le droit de justice. En 1610, le petit-fils de Du Fardeau, qui s'appelle Hugues de Montbezon, achète enfin ce droit de justice qui lui manquait; ses enfans ont des charges militaires, c'est un gentilhomme.

Remontons plus haut; prenons la liste des hommes d'armes qui paraissent aux « monstres » ou revues, aux diverses dates de notre histoire; consultons les cartulaires des abbayes, mines précieuses de documens en ce genre, nous verrons disparaître à chaque siècle des quantités de noms, que remplacent, aux siècles suivans, d'autres noms sortis de l'obscurité. A Bordeaux, sur la fin du xiv siècle, un notaire, Bernard Angevin, devenait «< noble et puissant seigneur, chevalier de Lesparre, Tyran, etc. » Dans le nord les désastres de Poitiers, d'Azincourt, dans tout le royaume, les dévastations de la guerre de cent ans révolutionnèrent la fortune privée et l'état social, en détruisant les choses (châteaux, moulins, etc.), et les droits attachés à ces choses, et les gens qui les possédaient.

Une partie de la «< classe dirigeante » d'alors disparut par fer, ruine, émigration. Les vides furent remplis par des familles nou

velles. Que de déclassemens individuels n'ont pas suivi les guerres locales, de château à château! Que de dépossessions ont entraînées les guerres de religion! En temps calme, plus près de nous, que de hasards dans les destinées! Combien de fois, parmi les mendians arrêtés sous Louis XIV et Louis XV, et enfermés dans les hospices, ne se rencontre-t-il pas des membres de familles riches ou nobles de vieille extraction! Que de rameaux se détachent, de races dont le tronc est demeuré illustre, et tombent dans l'humilité d'un quasi-néant! Je ne voudrais désobliger personne en citant des noms, chacun de mes lecteurs n'en a-t-il pas sur les lèvres?.. Ainsi, sous l'action de causes multiples, les anciennes fortunes mobilières se sont vues fatalement rongées par le temps, et l'ensemble des fortunes privées, mobilières ou foncières, a bien des fois changé de mains, transférées involontairement par les anciens riches à des riches nouveaux.

Une dernière question se pose: y a-t-il eu autrefois, comparativement, d'aussi grandes fortunes qu'aujourd'hui ? Y en a-t-il eu en plus ou moins grand nombre qu'aujourd'hui, proportionnellement à la population? La difficulté consiste ici autant à vérifier les chiffres qu'à se les procurer. Ceux qui ont cours dans les conversations mondaines, à la Bourse, dans la presse, sur nos Crésus contemporains, sont bien vagues et en général très exagérés. On juge s'il en dut être de même autrefois, où l'opinion n'avait même pas pour base les droits de mutation, payés en cas de décès, et les impôts sur le revenu.

Les auteurs de mémoires, de correspondances, sans suspecter aucunement leur bonne foi, n'ont pu y consigner que ce qu'ils entendaient dire autour d'eux, ce qu'ils croyaient être la vérité. Une certitude absolue ne pourrait résulter, pour les temps passés, que d'inventaires authentiques, et ils sont fort rares. Pour les temps présens, les droits d'enregistrement que prélève le fisc, lors de la transmission des héritages, ne peuvent servir de points de départ les grandes fortunes se composent d'élémens très divers; les immeubles qu'elles comprennent paient le droit au bureau dont ils dépendent géographiquement, les valeurs étrangères ne figurent pas dans le total. De plus, il y a des fraudes énormes. Il n'y en a pas moins dans les déclarations qui servent de base aux impôts sur le revenu, en Prusse, en Angleterre. Si les données fournies par le bruit public sont de beaucoup supérieures à la vérité, en revanche, les renseignemens tirés des documens fiscaux lui sont inférieurs; et il n'est pas aisé de prendre la moyenne d'appréciations si différentes.

Le contribuable le plus imposé en Prusse ne paie que pour

3 millions de francs de rente; en Angleterre, d'après l'income-tax, le plus gros revenu mobilier n'est que de 3 millions et demi de francs, tandis que le plus gros capital foncier, celui du duc de Norfolk, atteint 225 millions. Ce sont de jolis deniers; mais en doublant, en quadruplant même les fortunes mobilières ci-dessus, fortunes de banquiers pour la plupart, dont la dissimulation a pu être extrêmement aisée, elles restent encore bien en deçà de ce qu'on croit communément.

En France, le particulier le plus riche de la seconde moitié du XIXe siècle a été le baron James de Rothschild, chef de la maison de banque qui porte son nom. La fortune des Rothschild demeurera proverbiale, dans les siècles à venir, comme sont demeurées célèbres celles des Salimberni, de Sienne, qui faisaient le commerce de l'argent au XIIIe siècle, exploitaient des mines de métaux précieux, vendaient, dans de nombreux magasins situés en diverses villes, une foule d'objets et d'étoffes en gros et en détail; celle de Philpot, armateur de Londres sous Richard II, au xivo siècle, qui s'emparait en un jour de quinze vaisseaux espagnols, et, à la même époque, celles de Renier Flamand, d'Enguerrand de Marigny, de Mache des Maches (Machius des Machis), et de Pierre Remy, général des finances, pendus tous les quatre à tour de rôle, le dernier laissant à sa mort 1,200,000 livres, ou 52 millions de francs d'aujourd'hui. Elle sera fameuse comme, au xv° siècle, celles du surintendant Montaigu et de Jacques Cœur, au xvi, celles du chancelier du Prat, de Fugger, banquier de Charles-Quint et d'Henri VIII; ou, dans les temps modernes, celles de Montauron, de Lambert, de Mazarin, de Samuel Bernard ou des frères Paris; comme l'ont été enfin, sous Napoléon et Louis XVIII, celles d'Ouvrard et de Laffitte.

Tous ces noms opulens, qui n'ont laissé que le souvenir de leur opulence, montrent que la richesse, pour être plus héréditaire que le génie, n'en est pas moins précaire, elle aussi, sujette à se dissoudre et très difficile à conserver. Par ce que sont devenues les fortunes anciennes, on peut augurer de ce que deviendront les fortunes présentes dans l'avenir. Les anarchistes, qui voudraient rendre la propriété viagère, peuvent se consoler en réfléchissant qu'elle ne résiste que très exceptionnellement pendant une longue suite de générations.

VI.

Le type de la richesse la plus extrême à laquelle il ait été donné à une personne privée de parvenir, M. James de Rothschild,

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