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Corneille est fort admiré chez les Français: c'est qu'il a exprimé en vers superbes et vibrants les sentiments qui font surtout appel à une imagination vive: le patriotisme, l'amour chevaleresque, l'honneur, le dévouement au devoir. Il les a idéalisés et les a mis en jeu dans des péripéties poignantes. Ajoutez à cela une fougue généreuse, un élan incomparable, bien propres à frapper l'esprit de ses compatriotes. Ces qualités sont peut-être moins appréciées de la nature plus calme et plus froide des Anglo-Saxons.

Corneille étudié, commenté sans cesse dans les classes, médité, représenté au théâtre, a exercé une influence considérable sur l'âme de la nation française. Il a contribué à lui donner ces hautes aspirations que les étrangers, plus calculateurs, tournent quelquefois en ridicule. Il est peu séant, en effet, de se modeler sur des héros.

Car Corneille n'a guère peint que des héros et des héroïnes; tous ses personnages sont plus grands que nature. Dans le Cid, par exemple, le principal personnage, le Cid lui-même, le vainqueur des vainqueurs, est incontestablement un héros ; Chimène sa fiancée, est digne de lui. Les autres rôles sont tenus par des héros, l'image de la grandeur castillane. De même, dans Horace et Cinna, tragédies tirées de l'histoire de Rome, tous ceux qui paraissent sont plus au moins des types de la grandeur légendaire du caractère romain. Enfin dans Polyeucte, c'est l'héroïsme le plus vrai, le plus élevé, le plus pur, celui du martyr chrétien. Corneille eut les débuts difficiles communs à beaucoup d'hommes de lettres. Ses premières productions, des comédies, lui donnèrent cependant quelque renommée quoiqu'elles fussent assez médiocres. Ce ne fut qu'en 1636 qu'il produisit le Cid, le premier chef-d'œuvre dramatique de la littérature française. Cette tragédie, où le poète déploya enfin tout son génie, eut un succès prodigieux et par là même lui suscita bien des critiques envieuses. Sur l'ordre du grand ministre Richelieu, l'Académie française, nouvellement instituée, fit de la pièce une critique de détail assez

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molle. Mais en vain : le public s'obstina à dire : " Beau comme .le Cid.

En 1639 et en 1640 Corneille fit paraître trois autres chefsd'œuvre, Horace, Cinna, Polyeucte, et, en 1642, une comédie intéressante, le Menteur. Là se bornent à peu près ses grands ouvrages. Plus tard il donna encore plusieurs tragédies, mais très inférieures en somme, qucique montrant des restes de génie et renfermant encore bien des beautés.

Corneille mourut pauvre, presque dans la misère, en 1684. Il avait été admis à l'Académie française en 1647.

Le Cid donne l'histoire de la première action d'éclat du héros castillan. D'abord, pour venger son père insulté, il tue en duel le père de Chimène, sa fiancée. Sera-t-il puni pour ce meurtre ? Non, il sauve à propos Séville en défaisant l'armée des Maures qui avait failli surprendre la ville. En raison de ce grand service le roi lui pardonne et l'on entrevoit pour plus tard le mariage du Cid et de Chimène.

La tragédie d'Horace roule principalement sur ce fameux combat au commencement de l'histoire romaine, entre les trois Horaces, champions de Rome, et les trois Curiaces, défenseurs d'Albe On sait comment le plus jeune des Horaces triompha. A son retour, irrité des imprécations que Camille sa sœur et la fiancée d'un des Curiaces, lance contre Rome, il la tue.

Dans Cinna, Corneille raconte le pardon qu'Auguste, Auguste César, accorde généreusement à des conspirateurs qui avaient comploté de l'assassiner.

Polyeucte, dont les principales parties sont données plus loin représente pour nous mieux que toute autre œuvre le génie de Corneille. Le style en est plus naturel et plus pur. On y trouve très peu de ces "méchants vers qui n'empêchaient pas Mme de Sévigné d'admirer Corneille. L'intérêt est tout aussi tragique; mais il nous touche de plus près et nous le comprenons mieux : c'est le dévouement simple et sublime à la fois de deux de ces martyrs qui sont morts pour nous donner la foi chrétienne.

L'époque est l'une des dernières persécutions par lesquelles les empereurs romains essayèrent de noyer la religion chrétienne dans le sang de ses enfants.

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POLYEUCTE.

LES PERSONNAGES SONT :

FÉLIX, sénateur romain, gouverneur d'Arménie,
POLYEUCTE, seigneur arménien, gendre de Félix,
SÉVÈRE, chevalier romain, favori de l'empereur Décie,
NÉARQUE, seigneur arménien, ami de Polyeucte,
PAULINE, fille de Félix et femme de Polyeucte,
STRATONICE, confidente de Pauline,

ALBIN, confident de Félix,

Le scène est à Mélitène, capitale d'Arménie, dans le palais de Félix.

Dans la première scène, Néarque insiste pour que Polyeucte, récemment converti au christianisme, aille se faire baptiser tout de suite. Polyeucte voudrait remettre au lendemain, à cause d'un songe de sa femme. Néarque réplique :

Ainsi du genre humain l'ennemi vous abuse :
Ce qu'il ne peut de force, il l'entreprend de ruse.
Et ce songe, rempli de noires visions,

N'est que le coup
d'essai de ses illusions.
Il met tout en usage, et prière, et menace;
Il attaque toujours, et jamais ne se lasse:
Il croit pouvoir enfin ce qu'encore il n'a pu,
Et que ce qu'on diffère est à demi rompu.

Rompez ses premiers coups, laissez pleurer Pauline, Dieu ne veut point d'un cœur où le monde domine. Polyeucte est presque persuadé lorsqu'il entend venir sa femme. Néarque crie :

POLYEUCTE.

15 NÉARQUE.

Fuyez.

Je ne puis.

Il le faut ;

Fuyez un ennemi qui sait votre défaut,

Qui le trouve aisément, qui blesse par la vue,

Et dont le coup mortel vous plaît quand il vous tue.

SCÈNE II.

POLYEUCTE, NÉARQUE, PAULINE, STRATONICE. POL. Fuyons, puisqu'il le faut. Adieu, Pauline, adieu. Dans une heure au plus tard je reviens en ce lieu. PAUL. Quel sujet si pressant à sortir vous convie?

Y va-t-il de l'honneur ? y va-t-il de la vie ? POL. Il y va de bien plus.

PAUL.

Quel est donc ce secret? POL. Vous le saurez un jour : je vous quitte à regret. Mais enfin il le faut.

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PAUL.

POL.

PAUL.

Vous m'aimez ?

Je vous aime,
Le ciel m'en soit témoin, cent fois plus que moi-

Mais...

même ;

Mais mon déplaisir ne vous peut émouvoir;
Vous avez des secrets que je ne puis savoir!
Quelle preuve d'amour! Au nom de l'hyménée,
Donnez à mes soupirs cette seule journée.
POL. Un songe vous fait peur ?
PAUL.

Ses présages sont vains,
Je le sais; mais enfin je vous aime, et je crains.
POL. Ne craignez rien de mal pour une heure d'absence.
Adieu vos pleurs sur moi prennent trop de

SCÈNE III.

PAULINE, STRATONICE.

puissance.

PAUL. Va, néglige mes pleurs, cours et te précipite
Au-devant de la mort que les dieux m'ont prédite.
Suis cet agent fatal de tes mauvais destins,
Qui peut-être te livre aux mains des assassins.

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Tu vois, ma Stratonice, en quel siècle nous

sommes:

Voilà notre pouvoir sur les esprits des hommes;
Voilà ce qui nous reste, et l'ordinaire effet
De l'amour qu'on nous offre et des vœux qu'on
nous fait.

Tant qu'ils ne sont qu'amants nous sommes
souveraines,

Et jusqu'à la conquête ils nous traitent de reines;
Mais après l'hyménée ils sont rois à leur tour.

Pauline raconte comment elle aimait un chevalier romain du nom de Sévère. Le sénateur, son père, refusa de le lui laisser épouser parce qu'il était pauvre. Plus tard Sévère, dans une bataille en Perse, mourut, à ce que l'on dit, en sauvant la vie à l'empereur 15 Décie. C'est alors que Pauline épousa Polyeucte. Elle raconte le songe qui vient de l'épouvanter:

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Je l'ai vu cette nuit ce malheureux Sévère,

La vengeance à la main, l'œil ardent de colère.
Il n'était point couvert de ces tristes lambeaux
Qu'une ombre désolée emporte des tombeaux.
Il semblait triomphant et tel que sur son char
Victorieux dans Rome entre notre César.

Après un peu d'effroi que m'a donné sa vue :
“Porte à qui tu voudras la faveur qui m'est due,
Ingrate, m'a-t-il dit ; et, ce jour expiré,
Pleure à loisir l'époux que tu m'as préféré.'

A ces mots j'ai frémi, mon âme s'est troublée.
Ensuite des chrétiens une impie assemblée,
Pour avancer l'effet de ce discours fatal,
A jeté Polyeucte aux pieds de son rival.
Soudain à son secours j'ai réclamé mon père.
Hélas! c'est de tout point ce qui me désespère:
J'ai vu mon père même un poignard à la main,
Entrer le bras levé pour lui percer le sein.

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