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son maître, et saisi d'horreur, à l'aspect des ruines que l'ambition sème sur son passage, s'arrêta net et refusa de mettre un pied devant l'autre. Quant au cheval de Garnier, il courait depuis longtemps derrière le mien.

Par malheur, nous étions en plaine, et dans une plaine 5 inculte pas un rocher pour arrêter les chevaux; pas une terre labourée pour les fatiguer.

Au bout d'une énorme minute, mon cheval arriva, toujours second, sur le sable de la mer. J'avais bonne envie de le pousser à l'eau pour le rafraîchir; mais j'eus beau 10 tirer à gauche; son concurrent prenant à droite, il suivit à droite. Un peu plus loin je découvris à ma portée un rocher d'une assez belle venue. Je songeai à casser la tête de mon cheval, mais je me retins en songeant à la mienne. Une seconde minute s'écoula: je croyais courir depuis 15 une heure. Derrière moi j'entendais le galop d'un cheval et le bruit d'une chose qui se traîne. Je songeais avec horreur que c'était peut-être mon ami Garnier, et j'essayais d'arracher mon pied gauche de l'étrier: l'étrier était pris entre ma guêtre et mon soulier.

Nous avions quitté la grève, et nous courions en pays 20 plat sur une étroite presqu'île. Il me revenait certains vers du récit de Mazeppa, et son terrible refrain bourdonnait à mon oreille. La presqu'île allait finir, je retrouvais la mer, et cette fois la rive semblait escarpée. Le cheval de Curzon s'arrêta, je respirai; mais en entendant le galop 25 du mien, il repartit de plus belle. J'étais haletant; ma main était coupée comme si j'avais fait de l'herbe pendant trois jours; mes oreilles entendaient le son des cloches, mes yeux se troublaient je fis un effort désespéré pour dégager mon pied, et je sautai à terre, la tête la première. Je restai quelques instants étourdi: il me semblait que 30 j'avais une grande foule autour de moi, qu'on faisait de la musique et qu'on m'offrait des glaces. J'entendis réci

ter cinq ou six madrigaux que je me promis de retenir. Lorsque j'ouvris les yeux et que je me reconnus, j'étais seul, étendu sur le dos, à cinquante pas mon chapeau. J'aperçus un grand oiseau noir sur un arbre: c'était mon 5 manteau que je croyais avoir attaché solidement au pommeau de ma selle. Je m'orientai comme je pus, le soleil aidant, et je marchai, chancelant un peu, du côté où devaient être nos gens. Je n'avais pas fait vingt pas que je vis accourir Leftéri, qui me demanda des nouvelles de ses 10 chevaux. Je répondis qu'ils n'avaient pas la rate malade, et qu'ils couraient au-devant de Calamaki. Le pauvre garçon galopa à leur poursuite. Après lui arriva Garnier, sain et sauf. Son cheval, mis en épreuve d'opter entre un succès d'amour-propre et un fossé de dix pieds, avait 15 pris le bon parti. Curzon demandait à tous les buissons ses papiers et ses dessins perdus, et les agoyates s'accusaient l'un l'autre d'avoir causé tout le mal.

En arrivant à Calamaki, nous trouvâmes Leftéri au milieu de ses chevaux les aimables bêtes étaient arrivées, 20 toujours au galop, jusqu'aux premières maisons du village, où l'on avait pu les arrêter fort heureusement; car, du train où ils allaient, ils auraient pu faire le tour de la Morée et revenir à leur écurie.

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UN PAYSAN SOLDAT DU TEMPS DE LA RÉVOLUTION. (Fragment du Roman d'un brave Homme).

Mon grand père avait été volontaire en 1792, dans sa vingt-deuxième année, et il avait couru à la frontière comme un bon soldat et un bon citoyen, enflammé de 30 l'amour du pays. Ce n'est pas pour cueillir des lauriers qu'il prit le sac et le fusil, mais pour repousser ce fléau et cette honte abominable qui s'appelle l'invasion. Comme

il ne se vantait de rien, sinon d'avoir fait son devoir, et comme il revint se marier sans avoir accepté aucun grade, je puis croire fermement, sur sa parole, que les armées de la Meuse et du Rhin ont fourni de belles marches sans souliers, et livré de rudes combats le ventre creux. Il 5 racontait avec un mâle plaisir ces actions classiques où la valeur personnelle de l'homme jouait le rôle principal et où les plus savantes combinaisons d'un général en chef étaient bouleversées par une charge à la baïonnette. Mon imagination d'enfant s'allumait aux récits de la délivrance 10 nationale. J'étais trop timide et trop respectueux pour aller dire, de but en blanc: Grand-papa, racontez-moi donc la guerre! Mais lorsque par bonheur j'obtenais la permission de passer quelques jours de congé chez lui, on me couchait après souper dans un coin du grand lit à co- 15 lonnes torses, on tirait sur moi les rideaux de toile; la lampe s'allumait; ma grand' mère mettait son rouet en mouvement; mon oncle, le charron, arrivait, suivi de sa femme; une demi-douzaine de voisins et autant de voisines entraient successivement, les femmes avec leur tricot, 20 les hommes avec leurs grands bras pendants et leurs mains lasses; tout le monde s'asseyait sur les chaises de paille ou sur les bancs de bois poli, et la conversation s'engageait. Après les inévitables propos sur la pluie et le beau temps, choses qui sont d'un intérêt majeur à la 25 campagne, et les mercuriales du marché, et les petits évènements de la ville voisine, on abordait des questions plus hautes et d'un intérêt plus général, comme la suppression de la Loterie, l'invention des allumettes chimiques, l'obligation du système métrique, la création des chemins de 30 fer, souhaitée par ceux-ci, redoutée par ceux-là, mise en doute par le plus grand nombre. Quelquefois le père Antoine, épicier et cantonnier, tirait de sa poche un journal, et la politique entrait en jeu. Mais soit par un chemin,

soit par un autre, mon grand père arrivait toujours à son thème favori, la glorification de la France et l'exécration de l'étranger. L'étranger, pour lui, se divisait en trois sections également haïssables : l'Allemand, l'Anglais et le 5 Russe. "Tous ces gens-là, disait-il, veulent avoir la France, parce qu'ils ne trouvent chez eux que du sable, de la boue, de la neige et du brouillard, et que la France est le plus beau pays du monde, le plus doux à habiter, le meilleur à cultiver, le plus varié dans ses aspects, le plus 10 riche en produits de toute sorte, et, pour tout dire en un

mot, l'enfant gâté de la nature. C'est pourquoi le premier devoir du Français est d'avoir l'œil sur la frontière et de se tenir toujours prêt à défendre le patrimoine national,..” Il exprimait avec une émotion poignante ce qu'il avait 15 senti de honte et de colère en apprenant que l'étranger

foulait le sol sacré de notre France, et le mouvement spontané qui l'avait fait soldat avec un million de Français, tous patriotes comme lui. Le monde n'a rien connu de plus généreux, de plus désintéressé, de plus grand que 20 cette guerre défensive, telle que je la vois encore à travers mes impressions d'enfant et mes souvenirs de vieillard. J'en rêve encore quelquefois à mon âge. Mon esprit est hanté de visions à la fois sombres et radieuses, où les soldats français, coude à coude, en bataillon carré, déchirent 25 leurs cartouches avec les dents et repoussent à coups de baïonnettes les charges de l'ennemi. Le canon fait un trou, cinq ou six hommes tombent : l'officier, impassible sous ses épaulettes de laine, crie aux autres : Serrez les rangs! Et le drapeau, ce clocher du régiment, resplendit 30 au milieu de la fumée sous la garde de quelques vieux sous-officiers, résolus à mourir plutôt que de le rendre. Au bout d'une heure ou deux, l'ennemi, repoussé, décimé, découragé, se débande; on le charge, on le sabre, on le disperse aux cris de: Vive la nation! vive la République !

Lorsque Pierre Dumont, mon grand-père, frappait un ennemi de sa main, il ne se privait pas de l'interpeller à la mode des héros d'Homère :

"Beau capitaine, allez voir là-bas si j'y suis!" Ou bien :

"Noble étranger, à l'ombre des bosquets paisibles! " S'il lardait un simple soldat, c'était en style familier : "Eh! garçon, cela t'apprendra. Rien de tel ne te fut arrivé si tu avais planté tes choux."

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Cette éloquence était dans l'esprit de l'époque, mais 10 quelquefois peut-être ralentissait-elle l'action. Mon grandpère s'en aperçut un jour qu'il croyait bien pourfendre je ne sais quel émigré de l'armée de Condé.

"Parricide! lui criait-il, ton dard ne déchirera pas le sein de notre commune mère!"

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Le parricide, un joli freluquet, tout galonné d'or, brandissait une épée de cour: il en porta un coup terrible entre les deux poumons de l'orateur, qui resta six mois sur le flanc. Lorsqu'il sortit de l'hôpital, encore mal en point, on lui offrit son congé définitif, qu'il accepta sans se faire 20 prier. La paix était signée et le territoire français évacué depuis un bout de temps. Jamais Pierre Dumont n'avait demandé autre chose, et il se souciait fort peu de promener son sac et son fusil à travers les capitales de l'Europe. Chacun chez soi, telle était sa devise: ni conquérants ni 25 conquis.

NOTES.

Page Ligne

374.-21. L'Ecole française d'Athènes fut fondée par le gouvernement français pour l'étude spéciale de l'antiquité classique et des beaux-arts dans la capitale de la Grèce moderne.

375.-1. Cet incident est une aventure personnelle d'About.

16. "Agoyate," grec moderne pour: conducteur ou guide.

17. "Le grand monde" high society.

22. "Pour peu que vous soyez" If only you are.

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