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comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor, et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, 5 il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux, en les touchant; tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits.

II.

10 Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuile15 ries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait; si j'étais aux spectacles, je trouvais d'abord cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin, jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais 20 quelquefois d'entendre des gens, qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : "Il faut avouer qu'il a l'air bien persan." Chose admirable ! je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, 25 tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.

Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville, 30 où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose

d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre, en un instant, l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout-à-coup dans 5 un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie, sans qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un, par hasard, apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: Ah! ah! Monsieur est 10 Persan? C'est une chose bien extraordinaire! comment peut on être Persan ?

III.

Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet 15 été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver mais, surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari, pour mettre sa femme à la mode.

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Que me servirait de te faire une description exacte de leurs habillements et de leurs parures? Une mode nou- 20 velle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers; et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé. Une femme qui quitte Paris, pour aller passer six mois à la campagne, en revient aussi antique

que si elle s'y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît 25 le portrait de sa mère; tant l'habit avec lequel elle est peinte, lui paraît étranger: il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.

Quelquefois les coiffures montent insensiblement, et une 30 révolution les fait descendre tout-à-coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu d'elle-même : dans un autre, c'étaient les

pieds qui occupaient cette place; les talons faisaient un piédestal qui les tenait en l'air. Qui pourrait le croire? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d'élargir leurs portes, selon que les parures des 5 femmes exigeaient d'eux ce changement; et les règles de leur art ont été asservies à ces caprices. On voit quelquefois, sur un visage, une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain.

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ESPRIT DES LOIS.

DES LOIS DES PEUPLES FRANCS ET GERMAINS.

Les Francs étant sortis de leur pays, ils firent rédiger par les sages de leur nation les lois saliques. La tribu des Francs ripuaires s'étant jointe, sous Clovis, à celle des 15 Francs saliens, eile conserva ses usages; et Théodoric, roi d'Austrasie, les fit mettre par écrit. Il recueillit de même les usages des Bavarois et des Allemands qui dépendaient de son royaume; car, la Germanie étant affaiblie par la sortie de tant de peuples, les Francs, après avoir conquis 20 devant eux, avait fait un pas en arrière et porté leur domination dans les forêts de leurs pères. Les Frisons ayant été soumis par Charles-Martel et Pépin, leur loi n'est pas antérieure à ces princes. Charlemagne, qui le premier dompta les Saxons, leur donna la loi que nous avons.

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Il y a, dans les lois saliques et ripuaires, dans celles des Allemands et des Bavarois, une simplicité admirable : on y trouve une rudesse originale et un esprit qui n'avait point été affaibli par un autre esprit. Elles changèrent peu, parce que ces peuples, si l'on en excepte les Francs, 30 restèrent dans la Germanie.

Les Francs mêmes y fondèrent une grande partie de leur empire ainsi leurs lois furent toutes germaines.

Les rois de la première race ôtèrent bien aux lois saliques et ripuaires ce qui ne pouvait absolument s'accorder avec le christianisme; mais ils en laissèrent tout le fond. Les lois des Bourguignons, et surtout celles des Visigoths, admirent les peines corporelles. Les lois saliques et 5 ripuaires ne les reçurent pas.

Les Bourguignons et les Visigoths, dont les provinces étaient très exposées, cherchèrent à se concilier les anciens habitants et à leur donner des lois civiles les plus impartiales; mais les rois francs, sûrs de leur puissance, n'eurent 10 pas ces égards.

Les Saxons, qui vivaient sous l'empire des Francs, eurent une humeur indomptable et s'obstinèrent à se révolter. On trouve dans leurs lois des duretés du vainqueur, qu'on ne voit point dans les autres codes des lois 15 des barbares. On y voit l'esprit des lois des Germains dans les peines pécuniaires, et celui du vainqueur dans les peines afflictives.

C'est un caractère particulier de ces lois des barbares, qu'elles ne furent point attachées à un certain territoire : 20 le Franc était jugé par la loi des Francs, l'Allemand par la loi des Allemands, le Bourguignon par la loi des Bourguignons, le Romain par la loi romaine.

Je trouve l'origine de cela dans les mœurs des peuples germains. Ces nations étaient partagées par des marais, 25 des lacs et des forêts: on voit même dans César qu'elles aimaient à se séparer. La frayeur qu'elles eurent des Romains fit qu'elles se réunirent: chaque homme dans ces nations mêlées, dut être jugé par les usages et les coutumes de sa propre nation. Tous ces peuples, dans leur 30 particulier, étaient libres et indépendants; et, quand ils furent mêlés, l'indépendance resta encore: la patrie était commune, et la république particulière; le territoire était le même, et les nations diverses.

La loi salique ne fut pas impartiale: elle établit entre les Francs et les Romains les distinctions les plus affligeantes. Quand on avait tué un Franc, un barbare ou un homme qui vivait sous la loi salique, on payait à ses pa5 rents une composition de deux cents sous; on n'en payait qu'une de cent lorsqu'on avait tué un Romain possesseur, et seulement une de quarante-cinq quand on avait tué un Romain tributaire. La composition pour le meurtre d'un Franc, vassal du roi, était de six cents sous, et celle du 10 meurtre d'un Romain, convïve du roi, n'était que de trois cents. Elle mettait donc une cruelle différence entre le seigneur franc et le seigneur romain, entre le Franc et le Romain qui étaient d'une condition médiocre.

NOTES.

Page Ligne

250.- 8. "Ispahan," l'ancienne capitale de la Perse.

9. "Jurerait" would vow.

251.- 4. “Il s'y fait un bel embarras," forme impersonnelle très expressive, qui ne se traduit pas bien en anglais we see there a fine confusion.

8. "Leur machine" expression prise dans un sens en partie ironique pour: leur corps.

10. "Tomber en syncope" to faint. "Qui ne suis point fait à ce train," being unaccustomed to such ways of going.

12. "J'enrage comme un chrétien." Trait satirique décoché à l'humeur vive des Français, en comparaison du calme ordinaire des Orientaux.

13. "Encore passe que" I would admit that. Passe, subjonctif de passer, littéralement let it pass.

16. "Me fait faire un demi-tour" make me turn half round.

22. "Je n'ai eu à peine que le temps," littéralement I had only barely the time.

28. "On lui a vu" he has been seen.

252.1. Un écu de ce temps était compté 3 francs.

2. "Et qu'il en ait besoin" and if he has need. SI ne se répète pas; le second if est remplacé par QUE et le verbe au subjonctif.

7. Allusion au pouvoir que la légende prêtait aux rois d'Angleterre et de France de guérir les écrouelles en touchant le malade. D'où le nom King's Evil.

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