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Grecs étaient instruits à se regarder et à regarder leur famille comme parties d'un plus grand corps, qui était le corps de l'état. Les pères élevaient leurs enfants dans cet esprit, et les enfants apprenaient dès le berceau à regarder 5 la patrie comme une mère commune à qui ils appartenaient plus encore qu'à leurs parents. Le mot de civilité ne signifiait pas seulement parmi les Grecs la douceur et la déférence mutuelle qui rend les hommes sociables : l'homme civil n'était autre chose qu'un bon citoyen qui se 10 regarde toujours comme membre de l'état, qui se laisse conduire par les lois, et conspire avec elles au bien public, sans rien entreprendre sur personne. Les anciens rois que la Grèce avait eus en divers pays, un Minos, un Cécrops, un Thésée, un Codrus, un Témène, un Cresphonte, 15 un Eurystène, un Patrocle, et les autres semblables,

avaient répandu cet esprit dans toute la nation. Ils furent tous populaires, non point en flattant le peuple, mais en procurant son bien, et en faisant régner la loi.

Que dirai-je de la sévérité des jugements? Quel plus 20 grave tribunal y eut-il jamais que celui de l'aréopage, si révéré dans toute la Grèce, qu'on disait que les dieux mêmes Ꭹ avaient comparu ? Il a été célèbre dès les premiers temps, et Cécrops apparemment l'avait fondé sur le modèle des tribunaux de l'Egypte. Aucune compagnie. 25 n'a conservé si longtemps la réputation de son ancienne sévérité, et l'éloquence trompeuse en a toujours été, bannie.

Les Grecs, ainsi policés peu à peu, se crurent capables de se gouverner eux-mêmes, et la plupart des villes se for30 mèrent en républiques. Mais de sages législateurs qui s'élévèrent en chaque pays, un Thalès, un Pythagore, un Pittacus, un Lycurgue, un Solon, un Philolas, et tant d'autres que l'histoire marque, empêchèrent que la liberté ne dégénérât en licence. Des lois simplement écrites et en

petit nombre tenaient les peuples dans le devoir, et les faisaient concourir au bien commun du pays.

L'idée de liberté qu'une telle conduite inspirait était admirable; car la liberté que se figuraient les Grecs était une liberté soumise à la loi, c'est à-dire à la raison même 5 reconnue par tout le peuple. Ils ne voulaient pas que les hommes eussent du pouvoir parmi eux. Les magistrats, redoutés durant le temps de leur ministère, redevenaient des particuliers qui ne gardaient d'autorité qu'autant que leur en donnait leur expérience. La loi était regardée 10 comme la maîtresse: c'était elle qui établissait les magistrats, qui réglait leur pouvoir, et qui enfin châtiait leur mauvaise administration.

Enfin la Grèce était charmée de son gouvernement, t les citoyens s'affectionnaient d'autant plus à leur pays 15 qu'ils le conduisaient en commun et que chaque particulier pouvait parvenir aux premiers honneurs.

Ce que fit la philosophie pour conserver l'état de la Grèce n'est pas croyable. Plus ces peuples étaient libres, plus il était nécessaire d'y établir, par de bonnes raisons, 20 les règles des mœurs et celle de la société. Pythagore, Thalès, Anaxagore, Socrate, Architas, Platon, Xénophon, Aristote, et une infinité d'autres, remplirent la Grèce de ces beaux préceptes. Il y eut des extravagants qui prirent le nom de philosophes: mais ceux qui étaient suivis étaient 25 ceux qui enseignaient à sacrifier l'intérêt particulier et même la vie à l'intérêt général et au salut de l'état; et c'était la maxime la plus commune des philosophes, qu'il fallait ou se retirer des affaires publiques on n'y regarder que le bien public.

Pourquoi parler des philosophes ? les poètes mêmes, qui étaient dans les mains de tout le peuple, les instruisaient plus encore qu'ils ne les divertissaient. Le plus renommé des conquérants regardait Homère comme un maître qui

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lui apprenait à bien régner. Ce grand poète n'apprenait pas moins à bien obéir, et à être bon citoyen. Lui et tant d'autres poètes, dont les ouvrages ne sont pas moins graves qu'ils sont agréables, ne célèbrent que les arts utiles à la 5 vie humaine, ne respirent que le bien public, la patrie, la société, et cette admirable civilité que nous avons expliquée. *

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Derniers exploits d'Alexandre : sa mort; suites de cet

évènement.

Alexandre fit son entrée dans Babylone avec un éclat qui surpassait tout ce que l'univers avait jamais vu; et, après avoir vengé la Grèce, après avoir subjugué avec une promptitude incroyable toutes les terres de la domination persane, pour assurer de tous côtés son nouvel empire, ou 15 plutôt pour contenter son ambition et rendre son nom plus fameux que celui de Bachus, il entra dans les Indes, où il poussa ses conquêtes plus loin que ce célèbre vainqueur, Mais celui que les déserts, les fleuves et les montagnes n'étaient pas capables d'arrêter, fut contraint de céder à ses 20 soldats rebutés qui lui demandaient du repos. Réduit à se contenter des superbes monuments qu'il laissa sur le bord de l'Araspe, il ramena son armée par une autre route que celle qu'il avait tenue, et dompta tous les pays qu'il trouva sur son passage.

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Il revint à Babylone craint et respecté, non pas comme un conquérant, mais comme un dieu. Mais cet empire formidable qu'il avait conquis ne dura pas plus longtemps que sa vie, qui fut fort courte. A l'âge de trente trois ans, au milieu des plus vastes desseins qu'un homme eût jamais 30 conçus, et avec les plus justes espérances d'un heureux

succès, il mourut sans avoir eu le loisir d'établir solidement ses affaires, laissant un frère imbécile et des enfants

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en bas âge, incapables de soutenir un si grand poids. Mais ce qu'il y avait de plus funeste pour sa maison et pour sou empire est qu'il laissa des capitaines à qui il avait appris à ne respirer que l'ambition et la guerre. Il prévit à quels excès ils se porteraient quand il ne serait plus au monde; pour les retenir, et de peur d'en être dédit, il n'osa nommer ni son successeur ni le tuteur de ses enfants. prédit seulement que ses amis célébreraient ses funérailles avec des batailles sanglantes; et il expira dans la fleur de son âge, plein des tristes images de la confusion qui devait 10 suivre sa mort.

Il

En effet, vous connaissez le partage de son empire et la ruine affreuse de sa maison. Son ancien royaume, la Macédoine, tenu par ces ancêtres depuis tant de siècles, fut envahi de tous côtés comme une succession vacante; et, 15 après avoir été longtemps la proie du plus fort, il passa enfin à une autre famille. Ainsi ce grand conquérant, le plus renommé et le plus illustre qui fut jamais, a été le dernier roi de sa race. S'il fut demeuré paisible dans la Macédoine, la grandeur de son empire n'aurait pas tenté 20 ses capitaines, et il eût pu laisser à ses enfants le royaume de ses pères. Mais parce qu'il avait été trop puissant, il fut la cause de la perte de tous les siens ; et voilà le fruit glorieux de tant de conquêtes !

Rome livrée aux barbares en punition de son attachement

à l'idolâtrie.

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Rome, qui avait vieilli dans le culte des idoles, avait une peine extrême à s'en défaire, même sous les empereurs chrétiens, et le sénat se faisait un honneur de défendre les dieux de Romulus, auxquels il attribuait toutes les vic- 30 toires de l'ancienne république. Les empereurs étaient fatigués des députations de ce grand corps, qui deman

daient le rétablissement de ses idoles, et qui croyait que corriger Rome de ses vieilles superstitions était faire injure au nom romain. Ainsi cette compagnie, composée de ce que l'empire avait de plus grand, et une immense multitude 5 de peuple où se trouvaient presque tous les plus puissants de Rome, ne pouvaient être retirées de leurs erreurs, ni par la prédication de l'Evangile, ni par un si visible accomplissement des anciennes prophéties, ni par la conversion de presque tout le reste de l'empire, ni enfin par celle des 10 princes, dont tous les décrets autorisaient le christianisme. Au contraire, ils continuaient à charger d'opprobres l'Eglise de Jésus-Christ, qu'ils accusaient encore, à l'exemple de leurs pères, de tous les malheurs de l'empire, toujours prêts à renouveler les anciennes persécutions, s'ils 15 n'eussent été réprimés par les empereurs. Les choses étaient encore en cet état au quatrième siècle de l'Eglise et cent ans après Constantin, quand Dieu enfin se ressouvint de tant de sanglants décrets du sénat contre les fidèles, et tout ensemble des cris furieux dont tout le peuple. 20 romain, avide du sang chrétien, avait si souvent fait retentir l'amphithéâtre. Il livra donc aux barbares cette ville enivrée du sang des martyrs," comme parle saint Jean. Dieu renouvela sur elle les terribles châtiments qu'il avait exercés sur Babylone: Rome même est appelée de ce nom. 25 Cette nouvelle Babylone, imitatrice de l'ancienne, comme elle enflée de ses victoires, triomphante dans ses délices et dans ses richesses, souillée de ses idolâtries et persécutrice du peuple de Dieu, tombe aussi comme elle d'une grande chute, et saint Jean chante sa ruine. La gloire de ses 30 conquêtes, qu'elle attribuait à ses dieux, lui est ôtée; elle est en proie aux barbares, prise trois ou quatre fois, pillée, saccagée, détruite. Le glaive des barbares ne pardonne qu'aux chrétiens. Une autre Rome toute chrétienne sort des cendres de la première; et c'est seulement après

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