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CHAPITRE VIII.

RACINE (1639-1699).-SES EUVRES.-ATHALIE.

Racine a conservé en France au moins autant de fidèles que Corneille. Il plait même davantage parce qu'il est avant tout élégant, harmonieux, tendre, passionné, pathétique; sa poésie a un charme particulier, et son style est parfait, d'une perfection désespérante. Ce n'est pas qu'il manque d'énergie; mais sa vigueur se voile sous des formes adoucies, tandis que son rival, Corneille, est souvent rugueux et abrupte.

Racine fit de très fortes études à Port Royal (voyez p. 26, note 1), où s'étaient retirés quelques membres de sa famille. Il lisait le grec à livre ouvert. Son maître le surprit un jour absorbé dans la lecture d'un roman écrit en cette langue. Lire un roman! chose défendue par-dessus tout! Le livre fut confisqué et brûlé ! L'étudiant récalcitrant se procura un autre exemplaire qui eut le même sort. Peu après Racine vint présenter lui-même un troisième exemplaire: "Vous pouvez aussi brûler celui-ci," dit il, "je le sais par cœur."

Il avait un goût inné pour la poésie, et à peine ses études achevées à Paris, il se fit connaître par une ode à l'occasion du mariage du roi. L'ode lui valut une gratification de cent louis. Néamoins on l'envoya étudier la théologie en province. Mais la littérature l'emporta malgré tout; il revint à Paris et, après deux tragédies assez médiocres, il produisit Andromaque (1667) qui commence la belle série de ses œuvres.

Les personnages de cette pièce sont de l'antiquité grecque, comme le sont ceux de Phèdre et d'Iphigénie. Des autres chefs-d'œuvre qui suivirent et dont le sujet est puisé dans l'histoire, Mithridate, Bérénice, Britannicus, Bajazet, les trois premiers sont romains. Britannicus où le poète met en scène Néron et sa mère Agrippine, est une œuvre vigoureuse d'un bout à l'autre. La pièce que l'on joue le plus de nos jours est Phèdre, dont quelques-unes des scènes sont remplies d'une vraie tempête de passion.

Racine, dégoûté des attaques incessantes des critiques, cessa (1677) de produire. En 1689 seulement, sur les instances de Madame de Maintenon, il écrivit la délicieuse idylle Esther. C'est

la mise sous forme dramatique du livre du même nom dans la Bible. Esther devait être représentée par les élèves de la maison d'éducation royale de Saint-Cyr. L'année suivante, Racine composa Athalie, dont les principales parties sont données plus loin.

Outre ces tragédies Racine a écrit une courte comédie en vers, Les Plaideurs, dirigée contre les abus des formalités de la justice. C'est une satire des plus amusantes, étincelante d'esprit, qu'on lira avec fruit. Il a enfin composé des Cantiques Spirituels d'une har

monie sublime.

Le défaut qu'on reproche aux pièces de Racine c'est qu'elles ne sont pas assez fidèles à la couleur locale: ses personnages parlent et agissent comme les seigneurs de la cour de Louis XIV. Ce reproche toutefois ne s'applique pas à Athalie.

Cette tragédie est en effet tout à fait en dehors des drames ordinaires. Elle emprunte à la Bible, d'où elle est tirée, une majesté terrible, une grandeur surhumaine qui ne se retrouve nulle part ailleurs les personnages sont bien ce qu'ils représentent. Ajoutez à cela que, dans son style inimitable, l'auteur s'approprie sans effort les plus belles inspirations des livres saints tout en y mêlant les gracieux et riants souvenirs des anciens classiques. On comprendra dès lors que nous voyions dans Athalie le plus original des chefs-d'œuvre.

Les passages les plus remarquables sont: (a) le songe d'Athalie (le pivot de la pièce) Acte II, sc. V; (b) la prophétie de Joad, Acte III, sc. VII; (c) le dialogue entre Joas et Athalie, Acte II, sc. VII; (d) les chœurs, modèles admirables de la plus haute poésie lyrique.

ATHALIE.

LES PERSONNAGES PRINCIPAUX

sont: JOAS, roi de Juda, fils d'Ochozias,

ATHALIE, veuve de Joram, aïeule de Joas,

JOAD, autrement JoïDA, grand-prêtre,

JOSABET, tante de Joas, femme du grand-prêtre,

ZACHARIE, fils de Joad et de Josabet,

ABNER, l'un des principaux officiers des rois de Juda,

et MATHAN, prêtre apostat, sacrificateur de Baal.

Il faut y joindre une troupe de jeunes filles de la tribu de Lévi, qui composent le chœur.

La scène est dans le temple de Jérusalem, dans un vestibule de l'appartement du grand-prêtre.

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

JOAD, ABNER.

ABNER. Oui, je viens dans son temple adorer l'Eternel:
Je viens, selon l'usage antique et solennel,
Célébrer avec vous la fameuse journée

Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée.
Que les temps sont changés! Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inondait les portiques:
Et tous, devant l'autel avec ordre introduits,
De leurs champs dans leurs mains portant les
nouveaux fruits

Au Dieu de l'univers consacraient ce prémices.
Les prêtres ne pouvaient suffire aux sacrifices,
L'audace d'une femme, arrêtant ce concours,
En des jours ténébreux a changé ces beaux jours.
D'adorateurs zélés à peine un petit nombre

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Ose des premiers temps nous retracer quelque ombre: 20
Le reste pour son Dieu montre un oubli fatal,

Ou même, s'empressant aux autels de Baal,

Se fait initier à ses honteux mystères,

Et blasphème le nom qu'ont invoqué leurs pères.

Il exprime la crainte qu'Athalie ne détruise le temple et ne mette 25 le grand-prêtre à mort. Joad répond:

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte,

[crainte.

Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre 30

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Cependant je rends grâce au zèle officieux

Qui sur tous mes périls vous fait ouvrir les yeux.

Il ajoute qu'Abner devrait ne pas se contenter d'une vaine plainte, mais agir. Il répond comme il suit à une objection d'Abner:

Et quel temps fut jamais si fertile en miracles?
Quand Dieu par plus d'effets montra-t-il son pouvoir?
Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir,
Peuple ingrat? quoi! toujours les plus grandes mer-
veilles

Sans ébranler ton cœur frapperont tes oreilles?
Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours
Des prodiges fameux accomplis en nos jours,
Des tyrans d'Israël les célèbres disgrâces,
Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces;
L'impie Achab détruit, et de son sang trempé
Le champ que par le meurtre il avait usurpé ;
Près de ce champ fatal Jézabel immolée:
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée ;
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,
Et de son corps hideux les membres déchirés;
Des prophètes menteurs la troupe confondue,
Et la flamme du ciel sur l'autel descendue;
Elie aux éléments parlant en souverain,
Les cieux par lui fermés et devenus d'airain,
Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée:
Les morts se ranimant à la voie d'Elysée ?

Abner réplique qu'il n'a plus d'espoir, puisque la race de David est éteinte. Joad lui ordonne d'espérer et de revenir au temple un peu plus tard.

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Joad annonce à Josabet que le jour est venu de proclamer Joas roi des Juifs. Josabet rappelle en frémissant comment elle l'a

déjà sauvé:

Hélas! l'état horrible où le ciel me l'offrit
Revient à tout moment effrayer mon esprit ;
De princes égorgés la chambre était remplie,
Un poignard à la main l'implacable Athalie
Au carnage animait ses barbares soldats,
Et poursuivait le cours de ses assassinats.
Joas, laissé pour mort, frappa soudain ma vue:
Je me figure encor sa nourrice éperdue,
Qui devant les bourreaux s'était jetée en vain,
Et faible le tenait renversé sur son sein.

Je le pris tout sanglant. En baignant son visage,
Mes pleurs du sentiment lui rendirent l'usage:
Et, soit frayeur encore, ou pour me caresser,
De ses bras innocents je me sentis presser.

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Grand Dieu, que mon amour ne lui soit point funeste! 15

Elle se met à pleurer en pensant au danger qu'il va encore courir ; Joad la rassure:

JOAD. Tout ce qui reste encor de fidèles Hébreux

Lui viendront aujourd'hui renouveler leurs vœux.
Autant que de David la race est respectée,
Autant de Jézabel la fille est détestée.
Joas les touchera par sa noble pudeur.

Grand Dieu! si tu prévois qu'indigne de sa race
Il doive de David abandonner la trace,
Qu'il soit comme le fruit en naissant arraché,
Ou qu'un souffle ennemi dans sa fleur a séché !
Mais si ce même enfant, à tes ordres docile,
Doit être à tes desseins un instrument utile,
Fais qu'au juste héritier le sceptre soit remis ;
Livre à mes faibles mains ses puissants ennemis:
Confonds dans ses conseils une reine cruelle !
Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle

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