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reconnu et il entra, selon la coutume de l'époque, comme poète attitré dans la maison d'un grand protecteur des arts et des lettres, le Surintendant des finances, Fouquet. Ce haut functionnaire étant tombé en disgrâce, le poète fut recueilli successivement dans deux autres maisons où il vécut dans une heureuse indolence jusqu'à sa mort à un âge avancé. Il était de l'Académie française depuis 1683. La Fontaine, sous son apparence négligée et insouciante, ne manquait pas d'esprit; mais il ne brillait guère que quand il se trouvait en compagnie qui lui plût, avec Boileau et Racine, par exemple, qui le recherchaient beaucoup.

Son œuvre principale, la seule qui doive nous occuper ici, sont ses Fables. Elles forment un recueil assez considérable, divisé en douze livres, selon l'époque à laquelle elles parurent. (1)

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LE LABOUREUR ET SES ENFANTS.

Travaillez, prenez de la peine;

C'est le fonds qui manque le moins.

Un riche laboureur, sentant sa fin prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins:
"Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents:

Un trésor est caché dedans.

courage

Je ne sais pas l'endroit; mais un peu de
Vous le fera trouver; vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'oût:
Creusez, fouillez, bêchez, ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse."

Le père mort, les fils vous retournent le champ,
Deçà, delà, partout; si bien qu'au bout de l'an
Il en rapporta davantage.

D'argent, point de caché. Mais le père fut sage

(1) Une édition renfermant un choix des plus belles fables, avec notes explicatives, vient d'être publiée par l'éditeur de ce MANUEL.

De leur montrer avant sa mort,
Que le travail est un trésor.

LE LIÈVRE ET LA TORTUE.

Rien ne sert de courir: il faut partir à point.
Le lièvre et la tortue en sont un témoignage.

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"Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point

Sitôt que moi ce but.-Sitôt ! Etes-vous sage?

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Repartit l'animal léger:

Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d'ellébore-
Sage ou non, je parie encore.
Ainsi fut fait; et de tous deux
On mit près du but les enjeux.
Savoir quoi, ce n'est pas l'affaire,

Ni de quel juge l'on convint.

Notre lièvre n'avait que quatre pas à faire;

J'entends de ceux qu'il fait lorsque, près d'être atteint,

Il s'éloigne des chiens, les renvoie aux calendes

Et leur fait arpenter les landes.

Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,
Pour dormir et pour écouter

D'où vient le vent, il laisse la tortue

Aller son train de sénateur.

Elle part, elle s'évertue,

Elle se hâte avec lenteur.

Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire,
Croit qu'il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose,
Il s'amuse à toute autre chose

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Qu'à la gageure. A la fin, quand il vit

Que l'autre touchait presque au bout de la carrière,
Il partit comme un trait. Mais les élans qu'il fit
Furent vains: la tortue arriva la première.

"Eh bien! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ?
De quoi vous sert votre vitesse?
Moi l'emporter! Et que serait-ce
Si vous portiez une maison?"

LE HÉRON.

Un jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où 10 Le héron, au long bec emmanché d'un long cou:

Il côtoyait une rivière,

L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours:
Ma commère la carpe y faisait mille tours
Avec le brochet son compère.

15 Le héron en eût fait aisément son profit:

Tous approchaient du bord, l'oiseau n'avait qu'à prendre. Mais il crut mieux faire d'attendre

Qu'il eût un peu plus d'appétit;

Il vivait de régime et mangeait à ses heures, 20 Après quelques moments, l'appétit vint: l'oiseau, S'approchant du bord, vit sur l'eau

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Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas; il s'attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux

Comme le rat du bon Horace:

"Moi, des tanches? dit il: moi, héron, que je fasse Une si pauvre chère! Hé! pour qui me prend-on ?” La tanche rebutée, il trouva du goujon.

"Du goujon! c'est bien là le dîner d'un héron !

30 J'ouvrirais pour si peu le bec! aux dieux ne plaise ! "

Il l'ouvrit pour bien moins: tout alla de façon
Qu'il ne vit plus aucun poisson.

La faim le prit: il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.

Ne soyons pas si difficiles.

Les plus accommodants, ce sont les plus habiles;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner:
Gardez-vous de rien dédaigner.

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LE GLAND ET LA CITROUILLE.

Dieu fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve 10 En tout cet univers, et l'aller parcourant,

Dans les citrouilles je la treuve.

Un villageois, considérant

Combien ce fruit est gros et sa tige menue:

"A quoi songeait, dit-il, l'auteur de tout cela?

Il a bien mal placé cette citrouille-là ?
Eh parbleu, je l'aurais pendue

A l'un des chênes que voilà;

C'eût été justement l'affaire:

Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.

C'est dommage, Garo, que tu n'es point entré
Au conseil de celui que prêche ton curé;

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Tout en eût été mieux: car pourquoi, par exemple,
Le gland, qui n'est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit ?

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Dieu s'est mépris: plus je contemple

Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo

Que l'on a fait un quiproquo."

Cette réflexion embarrassant notre homme:

"On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit."

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Sous un chêne aussitôt il va prendre scu scimə.
Un gland tombe; le nez du dormeur en pâtit.

Il s'éveille, et portant la main sur son visage,

Il trouve encor le gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage:
"Oh! oh! dit-il, je saigne! Et que serait-ce donc
S'il fût tombé de l'arbre une masse plus lourde,
Et que ce gland eût été gourde?

Dieu ne l'a pas voulu: sans doute il eut raisor;
J'en vois bien à présent la cause."

LE COCHE ET LA MOUCHE.

Dans un chemin moutant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,

Six forts chevaux tiraient un coche.

15 Femmes, mcines, vieillards, tout était descendu: L'attelage guait, soufflait, était rendu.

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Une mouche survient, et des chevaux s'approche,
Prétend les animer par son bourdonnement;

Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment
Qu'elle fait aller la machine;

S'assied sur le timon, sur le nez du cocher.
Aussitôt que le char chemine

Et qu'elle voit les gens marcher,

Elle s'en attribue uniquement la gloire,

Va, vient, fait l'empressée: il semble que ce soit
Un sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens et hâter la victoire.

La mouche, en ce commun besoin,

Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin;
Qu'aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire.
Le moine disait son bréviaire:

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