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justement tout ce qui peut m'être le plus agréable, voilà l'état où je suis. Vous vous amusez donc à penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m'écrire vos sentiments que vous n'aimez à me les dire: de quelque façon qu'ils me viennent, ils sont reçus avec une sensibilité qui 5 n'est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me faites sentir pour vous tout ce qui est possible de sentir de tendresse; mais, si vous songez à moi, soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous : rien ne me donne de distraction; je vois ce carrosse qui avance 10 toujours, et qui n'approchera jamais de moi : je suis toujours dans les grands chemins, il me semble que j'ai quelquefois peur que ce carrosse ne verse; les pluies qu'il fait depuis trois jours me mettent au désespoir; le Rhône me fait une peur étrange. J'ai une carte devant mes yeux; je 15

sais tous les lieux où vous couchez vous êtes ce soir à Nevers; vous serez dimanche à Lyon où vous recevrez cette lettre. Les vôtres sont la seule consolation que je souhaite pour d'autres, je n'en cherche pas.

Madame de Sévigné à sa fille: elle la remercie de ses lettres et 20 de la sincérité de son affection.

Paris, 11 février 1671.

Je n'en ai reçu que trois de ces aimables lettres qui me pénètrent le cœur ; il y en a une qui ne revient point: si ce n'est que je n'aime point à perdre ce qui me vient de 25 vous, je croirais n'avoir rien perdu. Je trouve qu'on ne peut rien souhaiter qui ne soit dans celles que j'ai reçues. Elles sont, premièrement, très bien écrites; et, de plus, si tendres et si naturelles, qu'il est impossible de ne pas les croire; la défiance même en serait convaincue; elles ont 30 ce caractère de vérité qui se maintient toujours, qui se fait

voir avec autorité, pendant que la fausseté et la menterie demeurent accablées sous les paroles sans pouvoir persuader plus les sentiments s'efforcent de paraître, plus ils sont enveloppés. Les vôtres sont vrais et le paraissent, 5 vos paroles ne servent, tout au plus, qu'à vous expliquer : et, dans cette noble simplicité, elles ont une force à quoi l'on ne peut résister. Voilà, ma fille, comme vos lettres m'ont paru jugez quel effet elles me font, et quelle sorte de larmes je répands, en me trouvant persuadée de la vérité 10 que je souhaite le plus. Si mes paroles ont la même puissance que les vôtres, je n'ai plus rien à désirer. Pour moi, il me semble maintenant qu'on m'a dépouillée de tout ce qui me rendait aimable; je n'ose plus voir le monde, et, quoi qu'on ait fait pour m'y remettre, j'ai passé tous ces 15 jours-ci comme un loup-garou, ne pouvant faire autrement peu de gens sont dignes de comprendre ce que je sens; j'ai cherché ceux qui sont de ce petit nombre, et j'ai évité les autres.

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Sur un danger que Madame de Grignan avait couru.

Paris, 4 mars 1671.

Ah! ma fille, quelle lettre! quelle peinture de l'état où vous avez été! et que je vous aurais mal tenu ma parole, si je vous avais promis de n'être point effrayée d'un si grand péril! Je sais bien qu'il est passé; mais il est impossible de se représenter votre vie si proche de sa fin, 25 sans frémir d'horreur. Et M. de Grignan vous laisse embarquer pendant un orage; et, quand vous êtes téméraire, il trouve plaisant de l'être encore plus que vous! au lieu de vous faire attendre que l'orage soit passé, il veut bien vous exposer! Ah! mon Dieu! qu'il eût été bien mieux 30 d'être timide, et de vous dire que si vous n'aviez point de peur, il en avait, lui, et ne souffrirait point que vous tru

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versassiez le Rhône par un temps comme celui qu'il faisait! Que j'ai de peine à comprendre sa tendresse en cette occasion! Ce Rhône qui fait peur à tout le monde, ce pont d'Avignon où l'on aurait tort de passer en prenant de loin toutes ses mesures: un tourbillon de vent vous jette violemment sous une arche; et quel miracle que vous n'ayez pas été brisés et noyés dans un moment! Je ne soutiens pas cette pensée, j'en frissonne, et je m'en suis réveillée avec des sursauts dont je ne suis pas la maîtresse. Trouvez-vous toujours que le Rhône ne soit que de l'eau? 10 De bonne foi, n'avez-vous point été effrayée d'une mort si proche et si inévitable? Une autre fois ne serez-vous point un peu moins hasardeuse? Une aventure comme celle-là ne vous fera-t-elle point voir les dangers aussi terribles qu'ils le sont? Je crois du moins que vous avez 15 rendu grâces à Dieu de vous avoir sauvée. Pour moi, je suis persuadée que les messes que j'ai fait dire tous les jours pour vous ont fait ce miracle; et je suis plus obligée à Dieu de vous avoir conservée daus cette occasion que de m'avoir fait naître.

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Un incendie.

Paris, 20 février 1671.

Vous saurez, ma chère fille, qu'avant-hier au soir, après être revenue de chez M. de Coulanges, je songeai à me coucher. Cela n'est pas extraordinaire, mais ce qui l'est 25 beaucoup, c'est qu'à trois heures après minuit j'entendis crier Au voleur! au feu! et ces cris si près de moi, si redoublés, que je ne doutais point que ce ne fût ici; je crus même entendre qu'on parlait de ma pauvre petitefille; je ne doutais point qu'elle ne fût brûlée: je me levai 30 dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m'empêchait presque de me soutenir. Je courus à son

appartement qui est le vôtre, je trouvai tout dans une grande tranquillité; mais je vis la maison de Guitaut tout en feu les flammes passaient par-dessus la maison de Madame de Vauvineux; on voyait dans nos cours, et sur5 tout chez M. de Guitaut, une clarté qui faisait horreur : c'étaient des cris, c'était une confusion, c'était un bruit épouvantable des poutres et des solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma porte, j'envoyai mes gens au secours : M. de Guitaut m'envoya une cassette de ce qu'il a de plus pré10 cieux je la mis dans mon cabinet, et puis je voulus aller dans la rue pour crier comme les autres ; j'y trouvai M. et Madame de Guitaut, l'ambassadeur de Venise, tous ses gens, la petite de Vauvineux qu'on portait tout endormie chez l'ambassadeur, plusieurs meubles et vaisselles d'ar15 gent qu'on sauvait chez lui. Madame de Vauvineux faisait démeubler: pour moi, j'étais comme dans une île, mais j'avais grande pitié de mes pauvres voisins. Madame Guêton et son frère donnaient de très bons conseils; nous étions dans la consternation: le feu était si allumé qu'on 20 n'osait en approcher, et l'on n'espérait la fin de cet embrasement qu'avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaut. Il faisait pitié: il voulait aller sauver sa mère qui brûlait au troisième étage; sa femme s'attachait à lui et le retenait avec violence: il me pria de tenir sa femme, et je le 25 fis; il trouva que sa mère avait passé au travers de la flamme et qu'elle était sauvée. Il voulut aller retirer quelques papiers; il ne put approcher du lieu où ils étaient : enfin il revint à nous dans cette rue où j'avais fait asseoir sa femme. Des capucins, pleins de charité et d'adresse, 30 travaillèrent si bien qu'ils coupèrent le feu. On jeta de l'eau sur le reste de l'embrasement, et enfin

Le combat finit faute de combattants,

c'est-à-dire après que le premier et le second étage eurent

été entièrement consumés. On appela bonheur ce qui restait de la maison, quoiqu'il y ait pour Guitaut pour plus de dix mille écus de perte.

Madame de Sévigné regrette ses vieux bois et déplore les folles dépenses de son fils.

Paris, 27 mai 1680.

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Je fus hier au Buron, j'en revins le soir; je pensai pleurer en voyant la dégradation de cette terre: il y avait les plus vieux bois du monde : mon fils, dans son dernier voyage, y a fait donner les derniers coups de cognée. Il a 10 encore voulu vendre un petit bosquet qui faisait une assez grande beauté: tout cela est pitoyable: il en a rapporté quatre cents pistoles, dont il n'eut pas un sou un mois après. Il est impossible de comprendre ce qu'il fait, ni ce que son voyage de Bretagne lui a coûté, quoiqu'il eût ren- 15 voyé ses laquais et son cocher à Paris. Il trouve l'invention de dépenser sans paraître, de perdre sans jouer, et de payer sans s'acquitter; toujours une soif et un besoin d'argent, en paix comme en guerre : c'est un abîme de je ne sais pas quoi, car il n'a aucune fantaisie; mais sa main est 20 un creuset où l'argent se fond. Ma fille, il faut que vous essuyiez tont ceci. Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l'horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette 25 obscurité, annonçaient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes, tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le cœur ; et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n'ont point parlé, comme celui où était Clorinde? Ce lieu était un luogo d'incanto, 30 s'il en fut jamais j'en revins donc toute triste; le souper

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