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temps qu'à préparer le repas de leurs maris, et à se peindre de bleu les lévres et les sourcils pour plaire aux plus vilains hommes du monde ; des Tartares, qui iront fort dévotement en pélerinage vers ce grand prêtre qui ne sort jamais d'un lieu obscur, où il n'est éclairé que par des lampes à la lumiere desquelles on l'adore; de belles Circassiennes, qui ne feront aucune façon d'accorder tout au premier venu, hormis ce qu'elles croyent qui appartient essentiellement à leurs maris; de petits Tartares, qui iront voler des femmes pour les Turcs et pour les Persans; enfin nous, qui débiterons peut-être encore des rêveries.

- Il est assés plaisant, dit la marquise, d'imaginer ce que vous venés de me dire; mais, si je voyois tout cela d'en haut, je voudrois avoir la liberté de hâter ou d'arrêter le mouvement de la Terre, selon que les objets me plairoient plus ou moins, et je vous assure que je ferois passer bien vîte ceux qui s'embarrassent de politique, ou qui mangent leurs ennemis; mais il y en a d'autres pour qui j'aurois de la curiosité. J'en aurois pour ces belles Circassiennes, par exemple, qui ont un usage si particulier. Mais il me vient une difficulté sérieuse. Si la Terre tourne, nous changeons d'air à chaque moment, et nous respirons toujours celui d'un autre pays. Nullement, Madame, répondis-je, l'air qui envi

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ronne la Terre ne s'étend que jusqu'à une certaine hauteur, peut-être jusqu'à vingt lieues tout au plus; il nous suit et tourne avec nous. Vous avés vû quelquefois l'ouvrage d'un ver à soie, ou ces coques que ces petits animaux travaillent avec tant d'art pour s'y emprisonner. Elles sont d'une soie fort serrée, mais elles sont couvertes d'un certain duvet fort léger et fort lâche. C'est ainsi que la Terre, qui est assés solide, est couverte, depuis sa surface jusqu'à une certaine hauteur, d'une espèce de duvet, qui est l'air, et toute la coque de ver à soie tourne en même temps. Au-delà de l'air est la matiere céleste, incomparablement plus pure, plus subtile, et même plus agitée qu'il n'est.

Vous me présentés la Terre sous des idées bien méprisables, dit la marquise. C'est pourtant sur cette coque de ver à soie qu'il se fait de si grands travaux, de si grandes guerres, et qu'il règne de tous côtés une si grande agitation.

Oui, répondis-je, et pendant ce temps-là la nature, qui n'entre point en connoissance de tous ces petits mouvemens particuliers, nous emporte tous ensemble d'un mouvement général, et se joue de la petite boule.

Il me semble, reprit-elle, qu'il est ridicule d'être sur quelque chose qui tourne, et de se tourmenter tant; mais le malheur est qu'on n'est pas assuré qu'on tourne : car enfin, à ne vous rien céler,

toutes les précautions que vous prenés pour empêcher qu'on ne s'apperçoive du mouvement de la Terre me sont suspectes. Est-il possible qu'il ne laissera pas quelque petite marque sensible à laquelle on le reconnoisse?

-Les mouvemens les plus naturels, répondis-je, et les plus ordinaires, sont ceux qui se font le moins sentir; cela est vrai jusque dans la morale. Le mouvement de l'amour propre nous est si naturel que le plus souvent nous ne le sentons pas, et que nous croyons agir par d'autres principes.

Ah! vous moralisés, dit-elle, quand il est question de phisique; cela s'appelle bâiller. Retirons-nous, aussi-bien en voilà assés pour la premiere fois. Demain nous reviendrons ici, vous avec vos systêmes, et moi avec mon ignorance. »

En retournant au château, je lui dis, pour épuiser la matiere des systêmes, qu'il y en avoit un troisiéme inventé par Ticho-Brahé, qui, voulant absolument que la Terre fût immobile, la plaçoit au centre du monde, et faisoit tourner autour d'elle le Soleil, autour duquel tournoient toutes les autres planetes, parce que, depuis les nouvelles découvertes, il n'y avoit pas moyen de faire tourner les planetes autour de la Terre. Mais la marquise, qui a le discernement vif et prompt, jugea qu'il y avoit trop d'affectation à exempter la Terre de tourner autour du Soleil, puisqu'on n'en pouvoit

pas exempter tant d'autres grands corps; que le Soleil n'étoit plus si propre à tourner autour de la Terre, depuis que toutes les planetes tournoient autour de lui; que ce systême ne pouvoit être propre tout au plus qu'à soutenir l'immobilité de la Terre, quand on avoit bien envie de la soutenir, et nullement à la persuader; et enfin il fut résolu que nous nous en tiendrions à celui de Copernic, qui est plus uniforme et plus riant, et n'a aucun mélange de préjugé. En effet, la simplicité dont il est persuade, et sa hardiesse fait plaisir.

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SECOND SOIR

Que la Lune est une Terre habitée.

E lendemain au matin, dès que l'on put entrer dans l'appartement de la marquise, j'envoyai savoir de ses nou

velles, et lui demander si elle avoit pû dormir en tournant. Elle me fit répondre qu'elle étoit déja toute accoutumée à cette allure de la Terre, et qu'elle avoit passé la nuit aussi tranquillement qu'auroit pû faire Copernic lui-même. Quelque temps après il vint chés elle du monde qui y demeura jusqu'au soir, selon l'ennuyeuse coutume de la campagne. Encore leur fut-on bien obligé, car la campagne leur donnoit aussi le droit de pousser leur visite jusqu'au lendemain, s'ils eussent voulu, et ils eurent l'honnêteté de ne le faire. pas Ainsi la marquise et moi nous nous retrouvâmes libres le soir. Nous allâmes encore dans le parc, la conversation ne manqua pas de tourner aussi-tôt sur nos systêmes. Elle les avoit si bien conçus

et

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