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«Saus ma danse, disait-elle, mon père, ma mère et mes frères mourraient de faim.» «Enfin, ajoute Tallemant, on la maria à un des mieux faits de la troupe. Ce faquin s'amusa avec quelques autres à voler par les grands chemins, et fut amené prisonnier à l'Abbaye, au faubourg Saint-Germain. Elle sollicita de toute sa force et de telle façon, que le roi envoya querir le bailli, qui lui fit voir les charges. Le roi dit à Liance et à ses compagnes : « Vos maris ont bien la mine d'être roués. » Ils le furent, et la pauvre Liance, depuis ce temps-là, a toujours porté le deuil et n'a point dansé. >>

Liance n'est pas, à proprement parler, une figure

de la rue, et les dernières années du règne de Louis XIV étaient peu appropriées à ce genre de célébrités vagabondes et familières. Est-ce au règne de Mme de Maintenon ou à celui de Philippe d'Orléans que se rapporte la citation suivante? Du Coudray, en parlant de la rue du Puits-l'Hermite, écrit dans ses Nouveaux Essais sur Paris: « C'est par corruption que le peuple l'appelle ainsi; on doit dire: Puits de l'Hermite. Voici l'anecdote que nous tenons d'une personne respectable: cet hermite couroit les rues, couvert d'un sarrau de toile en hiver et de peau d'ours en été, ceint d'une grosse corde, une main armée d'un long fouet, et de l'autre portant un crucifix de bois. Dans cet équipage,

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Le bossu de la rue Quincampoix. Dessin de E. Morin, gravure de Delangle. suivi d'une foule de peuple qui commençoit à l'admirer, il déclamoit contre le débordement des mœurs, prêchoit la pénitence, annonçoit la fin du monde, et paroissoit toujours fort animé contre les chiens, qu'il frappoit impitoyablement de son long fouet dès qu'il en rencontroit quelques-uns. » Si du Coudray avait pris la précaution de nommer sa personne respectable, il eût donné plus d'authenticité à cette anecdote, qui paraît un peu sujette à caution, d'autant plus que, d'après d'autres historiens de Paris, le nom de la rue du Puits de l'Hermite viendrait d'un tanneur appelé Adam l'Hermite.

C'est en 1783 que du Coudray écrivait cela, ce qui semble assigner comme date à cet ermite les premières années du dix-huitième siècle, nouvelle invraisemblance. On comprend la Claudine du temps de la Ligue; on ne comprend guère un ermite parisien se mêlant de provoquer des attroupements sous la Régence, ou même sous Louis XIV, avec un lieutenant de police tel que d'Argenson. Nous pourrions trouver quelques figures de la rue plus authentiques au début du règne de Louis XV, et particulièrement dans des genres bien opposés, parmi les mississipiens et les convulsionnaires du cimetière Saint-Médard. Qu'il

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Je ne sais pas comme les choses se sont passées en province, mais, à Paris, on a fort raisonné et déraisonné; nous avons eu la comédie électorale. Veuillez croire, je vous prie, que je n'ai pas l'intention de médire des institutions de mon pays, et des devoirs qu'elles imposent; mais j'estime que pour un esprit désintéressé, c'est-à-dire sans ambition personnelle, il est peu de choses plus divertissantes qu'une réunion publique d'électeurs à la recherche d'un candidat. Quelle abondance de cuirs et de patati-pataquès! Quels orateurs, depuis le lourd Auvergnat, marchand de falourdes, à qui son auditoire, pâmé de rire, ne peut parvenir à faire comprendre la différence existant entre «< amnistie » et « armistice »; depuis le Provençal resté fidèle à son accent du terroir jusqu'à l'illustre Gagne et aux autres candidats assotés du genre humain! Cependant, nous devons le dire, tout chez nous se passe sans rixe et sans violence; nous sommes, de ce côté, bien supérieurs aux Anglais et aux Américains; notre champ électoral n'est point souillé par des scènes de brutalité les historiens racontent en les déplorant, que e que le génie de nos auteurs dramatiques a souvent reportées sur la scène. Dans Richard d'Arlington, Alexandre Dumas l'avait fait avec bonheur, et Frédérick Lemaître s'y montrait acteur accompli.

A propos de Frédérick, je sais que M. de Fleury a dù écrire pour ce numéro une courte biographie destinée à accompagner un très-beau portrait du célèbre acteur, mais je m'imagine qu'il n'aura pas voulu aborder certain côté de sa vie, qui ne fut que trop orageuse. La Chronique a ses immunités, et nous oserons ce que n'a pas osé notre confrère.

Frédérick n'était pas précisément un berger d'Arcadie, il menait la vie à grandes guides et les plus singulières lubies passaient dans son cerveau puissant, mais mal équilibré et capable de toutes les gamineries. Son admirable talent remplissait la caisse de ses directeurs, c'est vrai, mais au prix de quelles inquiétudes et de quels déboires! Ils ne devaient jamais compter sur lui. Le rideau se lèverait-il à l'heure annoncée, se baisserait-il sans quelques algarades? Ils ne pouvaient pas le prévoir; avec notre homme tout était à craindre.

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Au Banquet d'Anacréon.

- Eh bien, qu'il vienne vite, le public Mais, monsieur, il ne veut pas venir En deux sauts Harel franchit le bouley dans un cabinet. Il trouve Frédérick e formidable légion de bouteilles vides, et un buveur perdu dans les vagues profond cerveau troublé.

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Que faites-vous là, mon cher ami? s'é teur épouvanté; déjà vous devriez être en Je le sais, mais l'homme propose et I C'est un sage qui a dit cela. Voulez-vous porto? Non! vous avez tort, il est excelle moi. J'ai l'honneur, monsieur, d'appart maison, et pour rien au monde je ne vou une tache. Or, ma position est cruelle. Je le boulevard; Anacréon, qui est sur l'enseig taurant, m'a fait signe ; j'avais faim, j'avai plus faim; j'ai bien encore un peu soif; on tard... Enfin, je n'ai pas d'argent, et...

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Eh! vous payerez demain.

— Moi, sortir sans payer! Fi! la vilaine vous venez de prononcer! Par ma bon Tolède, comme dirait mon camarade Bocag si bien la Tour de Nesle, il n'en sera point je vous prie, ma note, une misère! sept à h pour ne pas dire quatre-vingts francs, et j Sinon, non, et je reste.

Harel s'exécuta. Mais Frédérick, qui ma pas très-peu ferme, pourrait-il jouer? Ent loge, il baigne sa tête dans l'eau, s'habille joue tout son rôle de la façon la plus magis scène, avec des variantes, se renouvelait ass Harel s'y était fait, mais en voici une autre plus cruelle.

Dans une pièce, Frédérick avait invité amis à s'asseoir à un banquet où l'on deva le manuscrit de l'auteur, sabler du champ chanson approche, remplit le verre de son m liqueur mousseuse; il la porte à ses lèvres affreuse grimace.

- Garçon, dit-il en s'adressant à celui qu le servir, aliez prier M. le directeur de parler.

à boire du champagne et non de cette ignoble boisson que voici. Un gentilhomme, monsieur, n'a qu'une parole. En conséquence, veuillez donc nous faire servir du champagne, du vrai; bonne marque, je vous prie, Veuve Cliquot, par exemple; allez, monsieur, nous attendons.

Que l'on se figure la confusion du directeur et le fou rire de la salle. Le champagne est apporté, Frédérick le déguste gravement... La pièce alors continue, et le drame finit au milieu de l'hilarité générale.

Une autre fois, il appelle encore le directeur sur la scène.

Monsieur, lui dit-il, vous payez les musiciens de votre orchestre?

-Certainement, répond Harel, quoique ce ne fût pas exactement vrai.

Très-bien, je vous en félicite. Je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien savoir combien vous donnez à cette clarinette qui, depuis le commencement du spectacle, dort à l'ombre de cette contre-basse?

Que l'on me permette de raconter encore une historiette, elle est d'un tout autre ton et présente le grand tragédien sous un aspect bien différent. Frédérick avait pour ses enfants une tendresse passionnée; un jour cependant, pour je ne sais quelle peccadille, il maudit un de ses fils. Par hasard, ce jeune homme devint souffrant, il a perdu sa gaieté, son teint pâlit, l'inquiétude s'empare du cœur paternel, et le souvenir de la fameuse malédiction lui revient comme remords.

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Demain, dit-il à l'enfant, nous sortirons ensemble. En effet, à l'heure convenue, ils partent. L'acteur se dirige vers une église, il y entre et trouve un prêtre qui l'attend pour célébrer une messe commandée. Après l'avoir suivie avec un grand recueillement, quand elle est terminée, Frédérick conduit son fils au pied de l'autel, et là, des larmes dans les yeux, des pleurs dans la voix, il supplie Dieu d'oublier une parole insensée et de rendre la santé à un des êtres qu'il aime le plus au monde.

Après la mort de Frédérick Lemaître, nous avons à enregistrer le décès de deux écrivains qui, à des titres divers, s'étaient fait une légitime réputation. M. Laurentie, né le jour même où Louis XVI périt sur l'échafaud, a consacré tous ses longs jours à la défense de la légitimité. Journaliste depuis quarante ans, à travers des difficultés sans nombre et des périls affrontés avec courage, il a su se concilier l'estime de ceux-là mêmes contre lesquels il a combattu et laisse une mémoire respectée de tous. Dans la carrière militante de la presse politique, ils sont bien rares les hommes qui ont et méritent une telle fortune.

M. de Carné, à son tour, a cessé de vivre. Né en 1804, en 1825 il entra au ministère des affaires étrangères, où son mérite ne tarda point à le faire distinguer et il devint attaché, puis secrétaire d'ambassade. Il se rallia à la monarchie de juillet, tout en gardant des doctrines qui, en beaucoup de points, différaient du régime nouveau, qu'un instant il combattit à la Chambre des députés, où il avait été envoyé en 1839, à côté de Lamartine. Depuis la révolution de février, M. de Carné n'eut plus de siéges dans nos assemblées; il voulut y rentrer en 1869, comme représentant de l'Eglise catholique, mais il échoua. Ecrivain distingué, ayant enrichi de brillants articles l'Encyclopédie du dix-neuvième siècle, la Revue des deux mondes, les Dé

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bats, etc., il publia plusieurs ouvrages sur l'histoire contemporaine, sur le gouvernement représentatif, l'unité française, et sur les jours de la Terreur. M. de Carné, depuis 1863, était membre de l'Académie française.

Si douloureuses que soient ces pertes, que sontelles à côté de la catastrophe qui vient de jeter la consternation dans le bassin houiller de Saint-Etienne? Je ne sais pas si les travaux des mines sont un spectacle familier à nos lecteurs, mais, pour mon compte, je n'ai jamais pu assister sans serrement de cœur à la descente dans les puits de ces hommes qui s'engloutissent, suspendus à une corde, dans des abîmes où jamais le jour n'a pénétré, pour en extraire des richesses dont ils n'auront, hélas! qu'une faible part. Ils s'engagent dans des couloirs où, malgré la science de nos ingénieurs, tout est danger mortel pour eux que la boiserie destinée à les protéger cède, ils périssent écrasés, ou, tout vivants, ils sont enterrés dans des tombes, desquelles trop souvent on ne peut les arracher. Le système de ventilation, par un accident impossible à prévoir, vient-il à mal fonctionner, ils périssent asphyxiés. Que le pic qu'ils manient fasse jaillir des torrents d'eau, alors il faut fuir, car c'est la mort encore; enfin, si, dans leur coupable incurie, ils ouvrent le tissu métallique qui empêche la flamme de leur lampe de se trouver en contact avec l'hydrogène chargé de carbone et de soufre, le tonnerre éclate, des serpents de feu courent dans toutes les galeries, consumant les hommes et les chevaux qu'elles renferment. Hélas! ils ne sont pas toujours coupables d'imprudence, les pauvres mineurs, il suffit que le fer de leur outil touche un morceau de silex, aussitôt l'étincelle brille, le grisou s'enflamme, et la mine est remplie de cadavres. Malheureuses gens! Et comment aller les chercher, à 700 ou 800 mètres de profondeur? Ils sont restés environ deux cents dans le puits Jabin; ce n'est qu'à force de dévouement que leurs débris carbonisés ont pu être rendus à leurs familles plongées dans le désespoir et la misère. Que de veuves, que d'enfants orphelins! La France a été généreuse pour nos pays inondés; les pertes matérielles étaient plus grandes, mais non plus grand le nombre des victimes; espérons que la charité nationale ne sera pas moins active, cette fois, et que, autant qu'il sera en son pouvoir de le faire, elle soulagera de si touchantes infortunes.

Le jour même où Saint-Etienne était frappé d'un coup si rude, nous visitions à l'Ecole des beaux-arts l'exposition des œuvres de Pils. C'était incontestablement un artiste de mérite; il-a laissé deux ou trois belles car il toiles et une grande quantité d'esquisses travaillait avec une rare conscience dont quelquesunes, vivement enlevées, sont d'un faire solide, tandis qu'à d'autres on peut reprocher une touche trop molle. M. Pils avait une santé peu robuste, et cette condition a dù naturellement influer sur le travail de sa brosse. A la fin de sa carrière, ou, pour parler plus exactement, dans la plénitude de son talent, il s'était tourné vers la reproduction des scènes militaires; la Tranchée devant Sébastopol, le Débarquement de l'armée française en Crimée et surtout la Bataille de l'Alma montrent à quel point il y réussissait. Les premiers plans de ce dernier tableau, représentant la division Bosquet franchissant une rivière et gravissant une falaise, ont des qualités de vérité, de mouvement et de couleur vrai ment remarquables. Cependant, ayant à donner un

échantillon du talent de Pils, nous l'avons pris dans une toile de peinture religieuse, le Jeudi saint en Italie dans un couvent de Dominicains. Nos lecteurs apprécieront le mérite de ce groupe si simplement posé et si bien dessiné.

L'année passée, un de nos collaborateurs, en consacrant un article à M. Baudry et aux magnifiques peintures qu'il a exécutées pour le foyer de l'Opéra, avait annoncé que, placées sous l'action de plusieurs centaines de becs de gaz, elles ne tarderaient pas à se détériorer. Cette prédiction n'a pas manqué de se réaliser; le directeur des beaux-arts, M. de Chennevières, a été le premier à pousser le cri d'alarme. Il est temps d'a

viser, si l'on veut sauver l'œuvre d'un grand artiste, mais deux difficultés se présentent : comment les remplacer, et où les placer? Si nous étions à Rome, la réponse à la première question serait bientôt faite; les mosaïstes copieraient les tableaux avec cette habileté dont ils ont donné tant de preuves à Saint-Pierre et au Vatican. A Venise, c'est à ces artistes que sont dues les magnificences de Saint-Marc. Cette radieuse église byzantine est, grâce au génie qui peint avec de petits tubes de pierre, aussi fraîche et aussi brillante que le premier jour où, ouvrant ses portes, elle recevait l'aristocratie de son Livre d'or et le peuple de ses quais et de ses lagunes. A Rome, puisque j'ai parlé de

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Le Jeudi saint dans un couvent de dominicains, d'après Pils. Dessin de Duvivier, gravure de Balaire. Rome, on se garde bien d'exposer aux intempéries des églises les toiles des grands maîtres. Elles sont précieusement gardées dans les musées, les temples sacrés n'en ont que des reproductions faites par ces charmants lapidaires, et, même d'assez près, l'illusion est complète : plus d'un voyageur, même sachant voir, y a été trompé.

Mais, à Paris, nous ne nous doutons même pas de ce que c'est que cet art des mosaïstes dont George Sand a si bien parlé. Quant à trouver un emplacement pour les toiles menacées, nous avons trop de confiance en M. le directeur des beaux-arts pour n'être pas assuré qu'il le découvrira. Il ne reste donc que la première difficulté; elle est grave, nous ne nous le dissimulons point. Ce qui arrive nous confirme dans

cette opinion de Michel-Ange, à savoir que la fresque seule convient aux conditions de durée qu'on est en droit de demander aux peintures décoratives des grands monuments. Et encore, encore, les fresques ne sont point impérissables : qu'est devenue la Cène de Léonard? que devient le Jugement dernier du grand Buonarroti? Enfin, à quelque résolution que l'on s'arrête, il faut sauver les peintures de M. Baudry; car, si nous ne sommes pas assez riches pour payer nos gloires, nous ne devons pas être assez sots pour les laisser se perdre.

A. DE VILLENEUVE.

Le directeur gérant: Cn. WALLUT.

IV.

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