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J'ai pas vu Bernard !... Qu'est-ce qui vous a dit ça ?
Celui qui vous a dit ça en a menti!

Et il courait par la chambre comme un fou, avec son fusil dans la main. Et plus il me répétait : c'est pas vrai plus je me répétais, moi : « c'est vrai!... il a vu Bernard, et il a fait un mauvais coup.»-Et pourtant, je ne savais rien encore, n'est-ce pas ?... Mais je le sentais! On m'aurait volé, ce soir-là, tout ce que je possede, que ça ne m'aurait pas donné une pareille secousse!... Le voilà qui monte à sa chambre, sans vouloir souper. Il met le pied sur l'escalier..., tout à coup il redescend, s'approche de la cheminée et vide dans le feu son carnier, où il y avait toutes sortes de choses..., des papiers..., des lettres..., des chiffons..., de l'amadou..., est-ce que je sais ?... et puis il tire la

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Les soupçons de la mère Champagne. Dessin de Vierge, gravare de Dalaire.

là... Oh! je m'en souviens!... le même soupçon qu'à moi vous est venu. Vous avez regardé Pierre !... Eh ben, n'est-ce pas qu'il n'a pas tressailli..., qu'il n'a pas bougé?... Je ne savais plus que penser, voyez-vous !... Par moments je me disais : « C'est horrible! ça ne se peut pas!» et par moments: « C'est lui..., c'est lui..., c'est lui!»>

Ah!... Je ne suis pas méchante, vous savez..., eh ben, quand on a dit dans le pays que c'était le Barbottin qu'avait tué Bernard... ah! j'ai été bien heureuse!... j'aurais donné gros pour que ce soit lui !... Mais, j'avais beau faire, cette idée-là me revenait toujours : « C'est mon garçon ! » Aussi, pendant ce tempslà, vous avez vu, je ne mangeais guère, je vivais de ma fièvre!.. Ah! vous avez dû me trouver bien chan

gée !... Je vous ai malmené, peut-être bien?... Faut pas m'en vouloir. Maintenant, vous comprenez, n'est-ce pas, pourquoi j'ai voulu aller à Melun?... Si c'est lui, je me disais, nous le verrons bien... là !... On ne laisse pas condamner un innocent!... Eh ben, tout d'abord, au commencement, pendant qu'on lisait le papier contre le Barbottin, pendant l'interrogatoire, la confiance m'était revenue un peu... Pierre ne sourcillait pas!... On aurait dit que tout ça c'étaient des histoires qui ne l'intéressaient pas... Mais voilà que le président sort la pipe... vous savez... et dit au Barbottin:

- C'est-il à vous ça?

Si vous aviez regardé Pierre à ce moment-là, mon cher bon monsieur !... Sa figure était décomposée; les

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Pierre n'était plus un homme, monsieur! la sueur lui coulait à grosses gouttes sur le front. Je ne sais pas comment, à ce moment-là, le président, les juges, les gendarmes, tout le monde, ne s'est pas écrié : « Mais le voilà le meurtrier ! là-bas... sur le premier bane!»

Ah! ç'a été bien plus clair encore quand le Barbottin a eu dit « Je ne me souviens pas... » Pierre s'est essuyé le front, il a poussé un grand soupir, et puis il a regardé tout autour de lui... Mais ses yeux ont rencontré les miens, et ça lui a fait peur, allez!... Ah! c'est que je me disais, moi : Y a une justice !... il ne faut pas qu'on coupe la tête au Barbottin, si c'est pas lui qui a tué Bernard !... Aussi quand j'ai vu que tout le monde était contre lui, même les juges, même l'avocat. . oh! alors....... j'ai....... Mon Dieu ! mon Dieu!....... Estce que j'aurais pu si j'en avais pas été bien sûre?

Et la mère Champagne se jeta dans mes bras en poussant des eris inarticulés. Elle tremblait. Sa tête allait à droite et à gauche comme une feuille qui s'agite au vent. Cela dura bien cinq minutes; et puis elle tomba dans une sorte de prostration dont j'eus grand' peine à la tirer pour la mener jusqu'à sa chambre, et lui faire entendre qu'il était temps de se reposer.

Le lendemain, et les jours suivants, elle s'occupa du ménage comme de coutume. En apparence, il n'y avait rien de changé dans la maison. Mais, elle avait beau faire, l'effroyable douleur dont elle souffrait se trahissait dans ses gestes, dans sa démarche, dans les quelques paroles qu'elle prononçait. Le coup avait été si rude que tout, en elle, s'était brisé. D'une minute à l'autre, elle devait tomber... pour ne plus se relever peut-être. La veuve du garde vînt la voir sur ces entrefaites. Eh ben? lui dit-elle... et Fulgence?

Ah!... le pauvre gars! répondit la veuve. Il vous doit un joli cierge... et moi aussi !... Il est bien changé, allez !... la leçon lui a profité!... plus de cabaret! Il ne boit plus!... et le voilà décidé à travailler !... ah !....... si mon homme était encore là!...

Puis, voyant que la mère Champagne pleurait en l'écoutant, elle l'embrassa, la consola de son mieux, et partit.

Dès que nous nous retrouvâmes seuls :

Libre me dit la mère Champagne... Vous avez entendu, Fulgence est libre.

--

C'est justice.

Oui... oui... c'est justice... Fulgence libre... Pierre en prison !

Et elle se cacha la tête dans les mains comme si elle avait eu à rougir du crime que son fils avait commis. Après la visite de la veuve, pendant quinze jours encore la mère Champagne sembla vivre sa vie habituelle. On aurait dit que son fils était mort, et que, désespérée, elle se résignait. Ce n'était plus la femme alerte et vive que nous avions connue. Elle faisait tout machinalement, ne s'intéressait à rien et passait des journées entières assise près de la fenêtre, tenant à la

main des bas de laine qu'elle ne tricotait pas. Elle regardait, sans les voir à coup sûr, les poules s'ébattre dans la petite cour, au milieu du brouillard, et se blottir sous la paille quand la pluie ou la neige tombait.

Nous étions en décembre. Depuis longtemps j'aurais dû avoir quitté Pringy. Mais je me sentais indispensable. Sans savoir au juste ce qu'elle avait à me demander, je devinais que la mère Champagne attendait de moi quelque chose. Plus d'une fois elle s'était approchée, avait ouvert la bouche et s'était éloignée sans me rien dire. Un jour enfin elle prit son courage à deux mains, et m'abordant:

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Si vous étiez allé du côté de Melun... je vous aurai prié de... Mais ça vous contrariera peut-être... Ça n'est pas gai d'entrer là!

-

- Vous voulez que j'aille le voir, mère Champagne? Oh, oui dit-elle, en joignant les mains... Vous comprenez, je n'ose pas moi... Je ne peux pas!... C'est moi qui l'ai fait mettre là... Je ne peux pas..., ça me ferait trop de mal!... Mais faut pourtant bien qu'on aille le voir !.. Après tout, Bernard l'avait peutêtre provoqué, n'est-ce pas ?... les querelles, vous savez ce que c'est!... et dame!... Et puis... voilà qu'il fait froid...; il n'a pas ce qu'il lui faut....... Ça vous serait-il égal de lui porter un petit paquet?

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Et puis... voulez-vous, dites?... vous... vous l'embrasserez pour moi..., mon garçon...

Un hoquet lui coupa la parole. Elle répéta encore, en se tordant les bras: - « Mon garçon... mon garçon !» et tomba à la renverse, épuisée à la fois par cet effort et par le douloureux silence qu'elle avait gardé pendant trois semaines.

Elle avait la fièvre ; une crise était à craindre; je la couchai de mon mieux; je prévins une voisine, et me rendis à Melun où je m'acquittai scrupuleusement de mes commissions.

Pierre avait tout avoué, tout; en revanche, il avait obtenu que la douleur d'un interrogatoire, à peu près inutile, fut épargnée à sa mère. L'instruction avait donc suivi son cours sans que la mère Champagne fut appelée à Melun. Les débats allaient s'ouvrir, et la condamnation paraissait inévitable, en raison des aveux de l'accusé et des témoignages que l'on avait relevés à l'appui.

Apporter à Pringy de pareilles nouvelles, c'était tuer la mère Champagne. Je résolus de me taire ; · il serait toujours temps de lui apprendre la vérité.

Elle la savait, hélas! en partie du moins, quand j'arrivai. Elle avait appris, par la voisine que j'avais laissée auprès d'elle, que le procès de son fils allait commencer. Ce nouveau coup l'avait abattue, au point qu'il lui fut impossible de se lever, et qu'il me fallut, le soir même, appeler le médecin.

Elle ne souffrait pas. Son épuisement était pour cela trop complet. En deux mois elle avait dépensé toutes ses forces dans sa lutte contre la destinée et contre elle-même. Il n'y avait plus d'huile dans la lampe, et j'allais, me dit le médecin, la voir s'éteindre, sans qu'il fût possible de prolonger d'une minute les dernières lueurs qu'elle devait jeter.

La vie s'échappait goutte à goutte de ce pauvre corps si rapidement usé par la douleur.

Chaque matin elle faisait un effort pour se lever et retombait la tête en arrière, avec un grand soupir. Son regard était fixe. Elle semblait poursuivre une idée, toujours la même. De temps en temps elle se tournait vers moi, péniblement, et me demandait :

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Mais c'est possible!... à quoi, '.ein ?... à... à mort? Elle s'était à demi levée, et ses deux mains tremblantes s'agitaient dans le vide, comme si elle avait voulu écarter l'épouvantable vision de l'échafaud qui se dressait devant elle.

Et puis, elle se laissa reto aber en murmurant :
Mon Dieu! mon Dieu! si je m'étais trompée!
Ce serait affreux! lui dis-je.

Affreux?... Ah! mon cher bon monsieur, je donnerais ce qui me reste de jours à vivre pour ça !... Je donnerais mon salut dans l'autre monde!

Puis, après un inst: nt de silence, elle ajouta en me regardant avec un de ces sourires étranges que l'on ne trouve que sur le visage des moribonds:

- Je ne mourrais pas si je m'étais trompée!

Une idée me vint alors: pourquoi ne pas adoucir les derniers jours qu'elle avait à vivre? pourquoi ne pas la convaincre de ce qu'elle souhaitait si ardemment? C'était difficile, mais ce n'était pas impossible; et, dès le lendemain, je me mis à l'œuvre.

Jusqu'alors les voisins, les amis, les indifférents même, étaient venus à toute heure prendre des nouvelles, en apporter, échanger avec la malade une poignée de main ou quelques mots. De concert avec le médecin, je fis peu à peu cesser toutes ces visites. Il ne fallait pas qu'une indiscrétion involontaire vint entraver mes efforts. Je ne mis dans la confidence que le curé du village, la veuve Bernard et deux voisins, dont l'absence prolongée eût été inexplicable.

Puis, un matin, le plus naturellement du monde, je dépliai le journal et m'écriai:

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« L'instruction commencée contre le sieur Pierre Champagne, prévenu de meurtre sur la personne du garde Bernard Cloutou, vient d'être brusquement interrompue. Des indices nouveaux semblent devoir faire peser sur un autre la responsabilité de ce crime. Dès que nous pourrons le faire, sans entraver l'action de la justice, nous donnerons à nos lecteurs les renseignements qui nous seront parvenus à cet égard. »

Le visage de la mère Champagne s'était soudainement illuminé :

-

Je vois ce que c'est, dit-elle; eh ben oui... pardine! J'étais folle !... Je connais Pierre; il aura eu une querelle avec Bernard... et puis il aura eu peur d'ètre accusé... Voilà pourquoi il était si pâle!... Sa pipe?... eh ben, sa pipe..., qu'est-ce que ça prouve? Il avait peur... ça ne pouvait pas être lui... Mon garçon..... mon garçon !

Et, sans transition, elle passa du désespoir à la joie la plus extravagante. Comme un enfant, elle sautait sur son lit en battant des mains, en pleurant et en répétant:

Je me suis trompée!

Puis, un peu plus calme, elle me regarda fixement et me dit :

Allons le chercher.

Pas encore, patience!... Il ne peut être mis en liberté sans que la nouvelle instruction soit finie. - C'est vrai.

Sa joie s'éteignit brusquement, comme un feu de paille sous une pluie d'orage. Jusqu'au soir, elle ne me parla plus. Le soir seulement, n'ayant pas conscience de l'heure, elle me dit :

Le journal, lisez-moi le journal!...

Je lui fis comprendre à grand'peine qu'il était tard, que le journal n'arriverait que le lendemain matin, qu'il fallait attendre.

Je restai près d'elle toute la nuit. Elle était dans un tel état de fièvre et d'agitation, que je craignais de la voir mourir à toute minute.

D'heure en heure, jusqu'au matin, elle me répéta:

Le journal, lisez-moi le journal!...

Lorsque l'aube parut, au petit jour, à bout de ressources, ne sachant plus comment lui faire prendre patience et la calmer, je pris à tout hasard un vieux journal qui se trouvait là et je le dépliai.

Je fus effrayé du regard que me jeta la mère Champagne en me demandant:

Eh bien?

Une étrange lucidité semblait lui être revenue tout à coup. Que faire? J'étais pris à l'improviste. Il n'y avait pas à reculer. J'imaginai de mon mieux une fable dont elle m'avait elle-même fourni, sans le savoir, les lignes principales, et je lus presque couramment :

« Nous pouvons aujourd'hui donner à nos lecteurs les renseignements que nous leur avions promis au sujet de l'assassinat du garde Bernard. Dans les derniers jours du mois dernier, on arrêtait, sous inculpation de vol, un individu très-connu dans les environs de Fontainebleau comme un braconnier émérite, vivant de sa chasse en temps de chasse, et de rapines le reste de l'année. Un couteau trouvé sur lui fut reconnu par un des témoins, garde au château de Jonville, comme ayant appartenu au garde Bernard. Interrogé à ce sujet, Chapuis tel est le nom de cet individuse troubla et refusa de répondre. La pensée vint alors au magistrat chargé de l'instruction que le meurtre,

énergiquement nié par le sieur Champagne, pouvait avoir été commis par Chapuis.

« On mit sur pied deux des plus fins limiers de la police, et bientôt le drame de Montgermont se trouva reconstruit tout entier, tel qu'il viendra se dérouler prochainement devant la Cour d'assises de Seine-et-Marne.

« Il résulte de l'instruction que Chapuis braconnait depuis longtemps dans les bois de Montgermont et avait eu, comme Pierre Champagne, maille à partir plus d'une fois avec le garde Bernard Cloutou.

<< Dans la soirée du 18 septembre, Pierre Champagne rencontra Bernard au coin de Mal-Echo; mais tout se

borua entre eux à une discussion assez vive, suivie de voies de fait de la part de Pierre, qui, voyant le garde le mettre en joue, se retira précipitamment, perdant sa pipe, qui était devenue tout d'abord une charge écrasante contre lui. Pierre avait à peine quitté le garde, qu'un coup de feu retentit. Il revint sur ses pas et trouva le malheureux Cloutou baigné dans son sang; la mort avait été instantanée. La frayeur d'être accusé lui-même l'empêcha scule de révéler ces faits, lors de l'accusation portée contre le sieur Fulgence Lebarbot. << Chapuis a fait les aveux les plus détaillés et les plus complets. >>

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Et, résigné à tout, je regardais machinalement fuir, à côté de moi dans la brume, les pommiers qui bordent la route.

Tout à coup, je n'entendis plus rien, ni cris ni coups de fouet; je me retournai.

La mère Champagne était tombée évanouie au fond de la carriole, sur la paille où elle était assise.

Je pris les rênes et revins à Pringy de toute la vitesse du cheval. On coucha la pauvre malade; la chaleur de son lit la ranima.

- Qué dommage! me dit-elle; j'ai pas pu aller jus

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La mort de la mère Champagne. Dessin de Vierge, gravure de Langeval.

qu'au bout... Pauv'garçon!... Qu'est-ce qu'il va dire
de ne pas me voir à la porte de la prison, quand il en
sortira,... car il va revenir, pas vrai?

- Oui, oui, calmez-vous, reposez-vous.
Epuisée par ce dernier effort, par la fatigue et par
la fièvre, la mère Champagne était retombée sur son
lit, immobile et respirant à peine.

Son œil seul semblait vivant; son œil, implacable-
ment fixé sur la porte par laquelle, à chaque instant,
elle croyait voir entrer son fils.

- C'est drôle, il ne vient pas, murmurait-elle. Jusqu'au soir, et pendant toute la nuit jusqu'au lendemain, elle ne dit plus que cela :

- C'est drôle! il ne vient pas!

FÉVRIER 1876.

Vers dix heures, la porte de la cour s'ouvrit bruyamment; la mère Champagne se dressa d'un bond, les mains tremblantes, les lèvres entr'ouvertes, comme pour crier: « Mon garçon ! »>

Mais, avant que de la cour celui qui venait d'entrer fùt arrivé jusqu'à sa chambre, elle retomba... et ce fut pour la dernière fois.

Dieu la faisait mourir à temps.

Dans le journal que venait de me remettre le facteur, je trouvai le jugement rendu par la Cour d'assises de Seine-et-Marne, qui condamnait, aux travaux forcés à perpétuité, le sieur Pierre Champagne, convaincu de meurtre sur la personne du garde Bernard Cloutou. PAUL CÉLIÈRES.

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