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LECTURES DU SOIR.

doute qui l'obsédait et dont elle souffrait cruellement; si cruellement que huit jours après la mort du garde huit jours à peine elle était presque méconnaissable. Elle avait maigri; ses bonnes et fraiches couleurs avaient disparu; ses yeux s'étaient enfoncés dans leur orbite; elle faisait peine à voir! Lorsque j'essayais de l'amener sur le terrain des confidences, elle me jetait des regards presque durs, et me tournait le dos. Pierre avait, pendant ce temps, repris son genre de vie habituel. Il partait le matin dès l'aube, avec son fusil, et ne rentrait que tard le soir; quelquefois il ne rentrait pas du tout. Lorsque, par hasard,

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L'interrogatoire de Barbotlin. Dessin de Vierge, gravure de Langeval.

les premiers témoins cités à comparaître devant le juge d'instruction firent le voyage de Melun. Il ne fallait pas moins que cela pour réveiller le souvenir de cette affaire, dont on commençait à ne plus parler. L'instruction était menée activement; mais les détails n'en transpiraient pas, ou du moins n'arrivaient pas jusqu'à nous.

- S'il n'y a pas de preuves?

- On n'arrête pas un homme, on ne en prison, on ne le traduit pas en cour n'a pas relevé de preuves contre lui.

Elle s'intéressait aux moindres circ crime; elle aurait voulu tout savoir, jus dages et aux cancans du pays.

J'avais beau chercher à lui faire comprendre la division du journal, lui dire que la première page était réservée à la politique, la seconde aux informations de l'extérieur, la quatrième aux annonces, elle n'en voulait pas démordre, et je m'exécutais inutilement.

Un matin, cependant, à la troisième page, par laquelle j'avais toujours soin de commencer, je trouvai les lignes suivantes :

« Tout le monde se souvient de l'assassinat commis dans le courant de septembre sur la personne du sieur

Bernard Cloutou, garde particulier au service de M. le comte de X., propriétaire du château de Montgermont. C'est définitivement dans les premiers jours de novembre, le 4, selon toute apparence, que s'ouvriront, devant la Cour d'assises de Seine-et-Marne, les débats de cette grave affaire. Le remords a jeté, nous assure-t-on, le prévenu dans un état de prostration qui ne laisse aucun doute sur sa culpabilité.»>

Nous irons, dit la mère Champagne.

- Comment!... vous voulez?... Mais à quoi bon?

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Les citations envoyées aux témoins vers la même époque nous apprirent que l'ouverture des débats était fixée au 8.

Ce jour-là, dès l'aube, la mère Champagne fut sur pied.

Elle revêtit sa robe la plus belle et se coiffa de son bonnet des dimanches; comme pour une fête, la pauvre femme! Il lui restait certainement au fond du cœur l'espérance de revenir heureuse et consolée de ce voyage.

Pierre, averti par elle, ne tarda pas non plus à descendre. Il était calme, ou du moins impassible. Je remarquai seulement que sa respiration était plus courte, sa parole plus brève qu'à l'ordinaire. Il n'aida pas sa mère à atteler.

Elle avait sorti la bête de l'écurie, la carriole du hangar; elle ajustait les harnais, serrait les sangles, en femme qui n'en était pas à son coup d'essai, mais tout cela fiévreusement et par saccades.

Lorsque tout fut prêt pour le départ, elle sauta lestement dans la voiture où nous étions installés déjà, et me dit tout bas en s'asseyant :

Misère de Dieu! Je voudrais bien être revenue! Puis elle ramassa les rênes, fouetta Cocotte et nous partimes. Le temps n'était pas fait ce jour-là pour chasser les idées sombres qui m'obsédaient. Le ciel était gris, sans clarté. Une pluie fine et serrée, une de ces pluies qui mouillent jusqu'aux os, traîtreusement, sans qu'il y paraisse, tombait lentement et obscurcissait l'horizon. La jument clapotait dans les flaques d'eau avec un bruit régulier et monotone. Devant nous, à travers ce brouillard terne et opaque nous n'apercevions sur la route que les parapluies rouges ou bleus des gens qui se rendaient à l'audience, La moitié du village allait à Melun. Chemin faisant, chacun nous hêlait.

Hé! bonjour la mère ! Bonjour Pierre !

La mère Champagne répondait de la tête seulement. Depuis longtemps déjà on ne l'entendait plus, comme jadis, crier à pleine voix :

Bonjour père un tel! Bonjour garnement! Plus loin, on s'arrêtait pour échanger quelques mots avec un témoin à charge ou à décharge.

A quoi tient la vie d'un homme? Les témoins à décharge eux-mêmes croyaient à la culpabilité de celui que leur témoignage devait sauver!

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noux.

Comme on se fait des idées!

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-

Pierre affectait de ne rien voir des angoisses que sa mère n'avait plus la force de cacher, et que je lisais, moi, dans ses yeux. La situation se résumait ainsi pour elle « Si la justice condamne Fulgence, je me suis trompée; c'est bien. Je bénirai Dieu; j'embrasserai mon Pierre, et je lui demanderai pardon à deux geSi les juges ne se prononcent pas, s'ils hésitent, si Fulgence est acquitté, on ne connaît pas l'assassin. C'est peut-être Pierre!.. Peut-être !.. Et il me faudra vivre éternellement avec ce doute qui me torture! N'oser plus regarder mon garçon! n'oser plus l'embrasser! n'oser plus sortir à son bras, de peur que le hasard, un jour, ne nous arrête au passage tous les deux et ne lui crie, devant moi: Tu es un meurtrier Pierre Champagne ! >> Heureusement je l'espérais alors il n'y avait plus que patience à prendre. Quelques minutes encore et tout serait dit.

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L'audience commençait.

Les formalités indispensables une fois remplies, le président ordonna la lecture de l'acte d'accusation. Ce document, que j'abrégerai dans quelques-unes de ses parties, était ainsi conçu :

« Le 18 septembre dernier, vers dix heures du soir, les nommés Prosper Audry et Jacques Letourneur manouvriers à Pringy, revenant de Saint-Sauveur, trouvèrent dans les bois de Montgermont, au lieu dit : le coin de Mal-Echo, le corps inanimé du sieur Bernard Cloutou, garde particulier. Après avoir constaté la mort et pressentant qu'un crime venait d'être commis, ils se hâtèrent d'aller prévenir à Ponthierry le brigadier Guillemardet, qui se transporta immédiatement sur les lieux avec un des gendarmes de sa brigade. Des premières constatations il résulta: 1° que le garde était mort, frappé d'un coup de feu presque à bout portant; 2o que la mort ne pouvait être ni le résultat d'un accident, ni le résultat d'un suicide.

« En effet, on retrouva près de lui son fusil dont les deux coups étaient encore chargés et amorcés. La mort était le résultat d'un crime.

« Sur qui devaient se porter les soupçons?

<< La rumeur publique désignait le prévenu Fulgence Lebarbot, dit le Barbottin, fils de la veuve Lebarbot, femme en secondes noces de la victime. Une profonde animosité régnait depuis longtemps, en effet, entre son beau-père et lui.

alvrogne et paresseux, il n'avait jamais payé que d'in

gratitude les bienfaits et les sacrifices des siens ; de là étaient venues des querelles fréquentes, et plusieurs témoins affirmaient l'avoir entendu proférer, en plein cabaret, des menaces de mort contre le sieur Bernard Cloutou.

« Quoique très-graves ces présomptions n'auraient pas suffi. A côté des indications morales, il fallait des preuves matérielles indiscutables.

« Ces preuves, l'instruction les a relevées.

« Et d'abord, à quelle heure avait été commis le crime?

« Le garde Bernard est vu à sept heures-il en sera témoigné - au pont de Sainte-Assise. Il cause avec le gardien préposé au péage de ce pont. Puis il descend à Ponthierry et entre au cabaret du Soleil levant, où il se fait servir une omelette, une bouteille de vin et du pain. Il était alors sept heures trois quarts. Cette heure a été précisée de la manière la plus formelle.

« Or, les médecins chargés de l'autopsie de la victime ont constaté dans l'estomac la présence d'aliments à demi-digérés. Le crime n'a donc pu être commis que une heure et demie ou deux heures, au plus tard, après le repas; c'est-à-dire de neuf heures un quart à neuf heures trois quarts. Les médecins, interrogés à cet égard, croient pouvoir fixer neuf heures un quart.

« Où était le prévenu Fulgence Lebarbot de neuf heures un quart à neuf heures trois quarts?

« Dans les bois, où l'appelaient, dit-il, ses fonctions de garde adjoint.

« Or, il résulte d'informations données par la veuve elle-même, que jamais Bernard Cloutou ne confiait à Fulgence le soin des tournées de nuit qui demandent une sûreté de coup d'œil et une expérience que ne pouvait avoir un garde nouveau dans le métier. — Son service ne l'appelait pas au dehors. Il ne pouvait donc être poussé à sortir, armé, à pareille heure, que par l'idée préconçue du meurtre qu'il allait accomplir et que nous l'accusons d'avoir accompli.

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« A cinq pas du cadavre, on a retrouvé la bourre d'un fusil. Cette bourre, en papier, à demi consumée, portait cependant des lettres encore visibles qui ont permis de constater qu'elle avait été faite avec un morceau du journal le Siècle; et, le canon encore chargé du fusil du sieur Fulgence ayant été déchargé à la baguette en présence des magistrats instructeurs, a été trouvé bourré avec un fragment du même journal.

<«< Dernier détail enfin; le plomb trouvé dans l'arme était du numéro 6, le plomb extrait de la blessure du numéro 6 également. Les réponses du prévenu sur ces différents points sont évasives et trop vagues pour qu'il en puisse être tenu compte. Les explications fournies par lui, contradictoires pour la plupart, n’atténuent en rien la gravité des faits qui, appuyés de témoignages nombreux, l'ont désigné à la justice. comme l'auteur du crime dont elle lui demande compte aujourd'hui.

«En conséquence, le nommé Fulgence Lebarbot, dit le Barbottin, est accusé d'avoir, le 18 septembre dernier, commis au lieu dit: le coin de Mal-Echo, un meurtre sur la personne du garde Bernard Cloutou, son beau-père; lequel meurtre a été commis avec préméditation. >>

Pendant toute cette lecture que j'écoutais avec attention, la mère Champagne, immobile, pâle, le corps un peu penché, avait regardé fixement Pierre qui, le menton dans les mains, n'avait pas l'air d'entendre et semblait indifférent à ce qui se passait autour de lui.

De temps en temps, elle essuyait du revers de sa main les gouttes de sueur qui perlaient sur son front, mais cela sans tourner la tête, sans tourner les yeux. L'interrogatoire venait de commencer.

Sur l'ordre du président, le Barbottin s'était levé. Pâle et maigre, il était devenu, pendant ces six semaines de prévention, plus pâle et plus maigre encore. Son œil atone avait pris les reflets ardents que donne la fièvre de l'anxiété. Il tenait à la main sa casquette et la roulait entre ses doigts comme je l'avais déjà vu faire dans la maison du garde. Il avait l'air effaré. Etait-ce l'attitude d'un coupable écrasé sous le poids du remords, ou d'un innocent sous le coup d'une épouvantable fatalité? Nul n'aurait pu le dire encore. Aux premières questions qui lui furent posées, il répondit d'une voix à peine distincte. Peu à peu, sa voix s'affermit. La conscience du danger qu'il sentait grandir l'éperonnait sans doute. Il donna sur sa vie passée et sur ses aventures des détails à peu près clairs, et poussa même l'audace - c'était de l'audace pour lui - jusqu'à dire au président :

---

Qu'est-ce que ça prouve tout ça !... C'est pas moi qu'ai assassiné le père Bernard!

A compter de là, cette phrase accompagna comme un refrain toutes ses réponses.

Vous reconnaissez avoir tiré un coup de fusil dans la soirée du 18 septembre?

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Comment expliquez-vous que l'on ait trouvé sur le lieu du crime une bourre exactement semblable à celle qui se trouvait encore dans le canon de votre fusil?

Est-ce que je sais?... C'est pas moi qu'ai assassiné le père Bernard!

Cette négation formulée à intervalles pour ainsi dire égaux, d'un ton monotone et lent comme le tic tac d'une horloge avait quelque chose de machinal, et, loin de convaincre les jurés et le public, menaçait de devenir une charge de plus contre le malheureux Fulgence.

Il a peur, se disait-on, il perd la tête; c'est pour cela qu'il jette à tout hasard, sans en avoir conscience, cette phrase que l'on retrouve dans la bouche de tous les accusés :

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C'était au cabaret, dit-il enfin...; j'avais bu... ; je l'ai donnée à... à...

Et, ne trouvant pas le nom qu'il cherchait, il tomba lourdement assis entre les deux gendarmes qui le gardaient, et s'arracha les cheveux en criant, avec des sanglots dans la voix :

- Je ne me souviens pas!.., je ne me souviens pas ! Un frisson me courut dans les veines. Cette fois, il n'y avait pas à s'y tromper. Le plus habile comédien n'aurait pas trouvé de pareils cris!

Et pourtant des murmures ironiques s'élevèrent au fond de la salle. Cette involontaire énergie avec laquelle il venait de jeter à ses juges la preuve morale de son innocence, avait paru trop bien jouée.

Le président lui-même prit soin de faire remarquer aux jurés ce qu'il y avait d'improbable dans cette indication tardive de l'accusé, qui, après avoir reconnu la pipe, disait l'avoir donnée en apprenant qu'elle avait été trouvée sur le lieu du crime. Il prétendait avoir bu ce soir-là! Mais il buvait tous les jours et ne perdait, au dire des témoins, ni la conscience ni la mémoire de ses actes.

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A compter de ce moment je regardais Fulgence comme perdu. Le réquisitoire fut écrasant. La plaidoirie de l'avocat - un avocat nommé d'office - insignifiante et plus nuisible qu'utile à l'accusé. On réclamait pour lui le bénéfice de son infirmité morale, de sa faiblesse d'esprit. C'était avouer le crime, et ne demander autre chose que l'atténuation de la peine. L'avocat croyait avoir une tête à sauver. Il eût regardé comme une folie de plaider l'acquittement.

Le président, lorsque tout fut fini, dit au Barbottin : Vous n'avez rien à ajouter pour votre défense? Fulgence regarda le président, et d'une voix lente: - Non, répondit-il...; c'est pas moi qu'ai tué le père Bernard.

Et il se cacha la tête dans les mains en sanglotant. Le silence. était profond dans la salle. Involontairement on attendait. Devant ces vraies larmes, devant ce désespoir, peut-être semblait-il à tout le monde que le drame ne pouvait finir ainsi.

Les débats allaient être clos cependant. Le président allait renvoyer les jurés dans la salle de leurs délibérations. Il ouvrait la bouche, il allait parler, quand, tout à coup, la mère Champagne se dressa de toute sa hauteur, et, saisissant Pierre par le collet de sa blouse, l'enleva de son banc avec une force surhumaine et le dressa tout debout à côté d'elle, en lui criant:

Misérable! dis-leur donc que c'est toi!

Sur les magistrats, sur les jurés, sur la foule, sur moi, cet épouvantable coup de théâtre produisit un indescriptible effet. Ce fut une stupeur générale.

Pale, les poings crispés, Pierre n'avait pas trouvé de réponse à l'énergique et sauvage apostrophe de sa mère. Il tremblait de tous ses membres, et c'est tout au plus s'il eut la force de se tenir debout lorsque, sur l'ordre du président, deux gendarmes s'approchèrent de lui pour l'emmener.

La mère Champagne, sans attendre l'effet du cri qui venait de lui échapper, était sortie de la salle, en bousculant tout devant elle.

Je la rejoignis à l'auberge où je la trouvai en train d'atteler. Je lui adressai la parole, elle ne m'entendit pas; je montai dans la voiture à côté d'elle, et elle ne s'aperçut même pas que j'étais là. Elle agissait par la force de l'habitude; mais l'âme semblait sortie du corps, la raison à jamais sortie du cerveau.

D'un coup de fouet, elle lança Cocotte, et nous revînmes à Pringy presque à fond de train.

En arrivant, la mère Champagne ne détela pas; elle descendit, entra dans la cuisine, regarda un instant autour d'elle et, comme si tous les souvenirs qu'elle essayait inutilement de rassembler depuis une heure lui étaient revenus tous à la fois, elle poussa un grand cri et tomba par terre, à genoux, en pleurant.

Je m'approchai d'elle; je lui pris les mains; je lui jetai quelques-unes de ces banales consolations qui servent pour toutes les douleurs, et que les vraies douleurs n'entendent pas. Peu à peu, le calme lui revint. Elle me regarda en joignant les mains, et me dit avec un épouvantable accent de désespoir : Hein!... mon garçon !!

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C'est grave, mère Champagne, lui dis-je, ce que Vous venez de faire !... Il fallait être bien sûre... Bien sûre? Oh! malheur !... Bien sûre ?... Estce que vous croyez que je n'en suis pas bien sûre?... Et j'aurais laissé guillotiner le Barbottin!... Allons done!... quand c'est lui... mon garçon...

Sa voix s'éteignit encore une fois; ce mot, si plein de tous les bonheurs évanouis, l'étranglait.

- Mais enfin, lui dis-je après quelques minutes de silence, comment savez-vous?...

Comment?... Vous allez voir!... J'vas vous dire... Bernard a été assassiné le soir de votre arrivée; vous vous souvenez que ce soir-là nous avions bavardé longtemps tous les deux... Je vous avais parlé du Barbottin, justement... C'est drôle ! dirait-on pas que j'avais comme un pressentiment? Vous étiez couché depuis un bout de temps, quand il est rentré, lui, Pierre...; ah! si vous l'aviez vu, mon cher bon monsieur, dans quel état!... blanc comme vot' chemise! les cheveux hérissés ! les dents serrées !... tremblant comme la feuille!... En le voyant, je me dis : « Y a quéqu'chose... pour sûr, y a quéqu'chose!... Il a fait un mauvais coup!... » et je lui dis: T'as vu Bernard?

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