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borés et les nombreuses fusées que nous lançâmes, nous n'en vimes aucun; seulement tous les jours des vols de linots, de bruants et des corbeaux, franchissant les trois milles qui nous séparaient du rivage, venaient s'abattre autour de nous; les oisillons se laissaient prendre à la main. L'air était devenu très-doux; pendant la nuit le thermomètre ne descendait pas au-dessous de 4 degrés. Ce fut dans la baie de Nukarbik que le 17 avril nous fêtâmes la Pàques avec des raffinements de gourmandise dont nous avions depuis longtemps perdu l'habitude. Le cuisinier nous servit des conserves de viande, des petits pois, des haricots verts, et nous bùmes une dernière bouteille de Xérès précieusement gardée. Mais, quand j'y pense, mon Dieu, que nous étions donc sales avec nos chemises tachées de graisse, nos mains noires et nos visages où depuis bien des mois le rasoir n'avait point passé.

Enfin, après avoir bien tourné et retourné dans la baie, notre glaçon reprenant sa course au sud, nous vîmes le cap de Steen Bill; mais, jusqu'au 1er mai, pas un peu de mer libre. Les glaces brisées descendaient au sud avec une rapidité effrayante. Le 6, ce mouvement s'étant encore prononcé plus vivement, le len= demain le capitaine nous annonça que nous allions quitter notre ile, qui voguait dans une bande d'eau libre s'infléchissant vers la terre. Le docteur Laube fit seul quelques observations; nous autres, habitués à obéir, et cette fois le faisant de bon cœur, nous nous mimes en toute hâte à préparer les chaloupes. Nous les remplimes autant que nous pûmes de tout ce qui nous était indispensable; on les mata; on y mit les voiles et nous les traînâmes sur le bord de la glace. Là, Bowe, le charpentier, les examina avec soin, répara en un tour de inain quelques petites avaries, et à trois heures tout était prêt. Nous avions le sac au dos, le fusil sur l'épaule et l'espérance dans les yeux. Les chaloupes furent mises à l'eau; nous embarquâmes en disant adieu aux débris qui nous avaient si miraculeusement portés des régions glacées à un climat plus doux, des ténèbres à la lumière. Nous étions répartis entre les trois embarcations, la baleinière sous les ordres du capitaine Hagemann et les deux chaloupes sous ceux du premier officier Hildebrandt et de Bade, le second officier. A quatre heures et demie, après un triple burrah, nous partimes, nous dirigeant du côté de la terre. Nous parcourûmes ainsi sept milles, et à neuf heures du soir nous nous attachions à un glaçon, la iner étant couverte de blocs qui pouvaient briser nos chaloupes; avec des peines infinies nous les déchargeâmes pour les mettre à l'abri. Nous passàmes une très-mauvaise nuit, et le lendemain à cinq heures nos voiles étaient déployées; mais bientôt nous trouvaines une mer couverte de glaçons qui dansaient comme des légumes dans l'eau bouillante d'une marmite. Il nous fallut remonter, avec nos chaloupes, sur un nouveau bloc de glace. Nous restàmes là six jours, nous souffrimes beaucoup de l'effet de la réverbération. L'inflammation qu'elle me causa fut si douloureuse et si violente, que je restai quarante-huit heures avec un bandeau sur les yeux. Bowe me disait en riant: Fritz, tu es un vrai Amour! » Il était joli et propre, l'Amour!

La température recommençait à baisser, et de graves préoccupations se lisaient sur tous les visages. Echappés aux neiges et à tant de misères, allions-nous mourir de faim? Le matin nous recevions un morceau

de pain sec, à dîner de la soupe et un peu de bouilli; le soir, quelques cuillerées de cacao sans sucre. Maigre pitance dans des climats où l'appétit est sollicité d'une manière terrible! Rien à faire, pas de distraction; Hildebrandt dessinait, notre cher cuisinier cherchait le problème de nous donner beaucoup avec peu, et pour ses tristes préparations culinaires de brûler le moins d'alcool possible. Heureusement nous étions largement pourvus de tabac. Nous rôdions autour de notre radeau, regardant avec douleur les côtes devant lesquelles nous passons, mais dont nous sommes séparés par des tourbillons de glace infranchissables. Le thermomètre s'est beaucoup relevé; cependant, quand le vent souffle en tempête, il nous mord: heureusement nous n'avons presque plus de nuit.

Le 20 mai, comme nous passions à trois milles de l'ile Illuidlek, la mer ne se dégageant pas, nous résolûmes de hâler nos embarcations. Nous nous mettons à la corde et à la sangle; mais l'opération se trouvait au-dessus de nos forces, il fallut y renoncer; nous attendîmes une grande marée qui devait avoir lieu quelques jours plus tard. Cependant Hildebrandt, Heyne et moi, nous nous décidâmes à aller visiter l'ile Illuidlek. Quelle excursion! quelles fatigues! Il nous fallait sauter de glaçons en glaçons, que nous conduisions à la gaffe, et à chaque instant quitter nos bottes remplies d'eau. Enfin nous atteignons les rochers; ils étaient complétement arides, mais dans les anses qu'ils formaient nous vîmes des guillemots et d'autres oiseaux d'eau.

Le retour fut très-pénible, Hildebrandt était devenu aveugle et nous le ramenâmes avec beaucoup. de difficultés. Nous étions épuisés; cependant, quand nous eûmes annoncé que là-bas il y avait du gibier, tout le monde dit : « Allons-y, tant la faim nous tourmentait. Hardi! nous nous remettons à la corde; mais, pour éviter la réverbération, on ne travaille que la nuit. Pendant la première, nous avançons de cinq cents pas, pendant la seconde de sept cents. Nos chaussures sont déchirées, il neige, cette neige fond et nous marchons les pieds dans l'eau. Nous cessions de tirer quand les forces nous manquaient, et nous tombions épuisés après un repas qui n'en était pas un. Le lendemain on recommençait, enfonçant dans la neige, tombant dans des crevasses, déchargeant et rechargeant les chaloupes, de temps. en temps les remettant à l'eau, avançant de quelques brasses à la rame, les hissant et reprenant alors notre métier de bêtes de somme à ventre vide. Au commencement de juin, pluie froide continue; nous étions percés jusqu'aux os, et si nous n'avions pas eu la chance de tuer quelques phoques dont nous utilisâmes la graisse, nous aurions toujours mangé froid.

Notre nourriture consistait en bien peu de chose : le matin un quart de livre de pain avec une petite tranche de lard; à midi un peu de bouillon, un soupçon de bouilli; le soir encore une mince tranche de pain. Et ces distributions, si avidement attendues, combien de temps dureraient-elles? Pas de sommeil possible sous l'eau qui tombait, et avec nos estomacs criant la faim. Enfin, le 4 juin, nous mîmes le pied sur l'île Illuidlek, à huit heures du soir. Quelques mouettes nous regardant d'un air étonné saluèrent de leurs cris aigus notre triste équipage. Nous nous arrêtàmes dans une petite baie; mais, à minuit, il nous fallut aller chercher un autre abri, nos chaloupes

étant en péril, et nous dûmes les hisser sur un glaçon attaché au rivage.

Le lendemain nous tuâmes vingt-deux oiseaux de mer, ce qui nous procura deux bous repas. Le 6, nous repartons, car la famine nous presse, pour gagner Friederichsthal, la première colonie du sud-ouest du Groënland. Le 7, le temps fut admirable; à midi nous touchàmes l'île Kutch, et le soir nous traînàmes nos chaloupes sur le continent groëlandais. Aux premiers rayons du jour, nous découvrîmes un peu de végétation, des pissenlits, qu'avec un peu de saumure nous mangeàmes en salade. Je n'en ai jamais trouvé une meilleure. Mais ce qui valait bien mieux que cette herbe si pauvrement accommodée, ce fut la conviction, entrée dans le cœur de tous, que nous n'étions pas destinés à périr de faim, mort atroce dont depuis un mois nous étions menacés. Repartis le lendemain, nous doublames le cap Huidtfeld; dès lors l'aspect des côtes, où nul homme ne se montrait, s'adoucit, et au promontoire d'Igalatif nous saluames, par-ci par-là, de petits tapis de verdure qui, de temps à autre, apparaissaient à travers les brumes. Nous nous supposions dans le détroit du Prince-Christian, à quelques jours de Friedrichstadt. Sur le lit de roches où nous hissâmes nos barques et où nous passàmes la nuit, nous dormimes d'un bon sommeil, et, à notre réveil, bombance avec un jambon dont le capitaine fit lui-même un égal partage. Le brave homme, il n'en garda pour lui que la plus petite part. Près de notre station coulait un ruisseau; j'y allai me laver, me débarrasser du plus épais de la crasse et de la graisse qui me couvrait. Mes camarades m'imitèrent, mais ce soin de propreté nous fit trouver plus sordides notre barbe, nos longs cheveux et les lourds haillons luisants d'huile dont nous étions vêtus. Pendant ce temps nos officiers relevèrent le point; il donna 60° 6'. Nous n'étious pas dans le détroit du Prince-Christian, mais un peu plus bas au sud. Après une journée de navigation inutile dans la baie que nous avions prise pour un détroit, et après avoir suivi une enceinte de roches arides et solitaires, le soir nous nous retrouvâmes au point d'où nous étions partis.

Le 11, bonne marche; le 12, nous célébrâmes le dimanche à l'ile Sedlevik, nous nous étendimes avec délices sur un tapis de inousse épaisse; quel doux lit!

Le 13 juin nous levames nos voiles; mais, après avoir traversé la passe de Torsukatef, il nous fallut mr.cher à l'aviron. Tout à coup, ayant doublé une terre basse, nous laissons tomber nos rames, un cri sort de toutes les poitrines, on pleure, on s'embrasse, on crie: « Vive le capitaine! » Là-bas, devant nous, sur la grève, une maison! C'est sans doute celle de la mission, autour de laquelle sont groupées de nombreuses huttes. Faim, soif, misères, fatigues, tout est oublié ; à la cadence de nos voix l'aviron frappe la mer paisible. Hurrah! hurrah pour Friederichsthal! » Nous hissons notre pavillon et relevons nos voiles. Sur le seuil de la maison nous apercevons un homme; il rentre, puis ressort suivi par un certain nombre d'êtres vivants; d'autres groupes se montrent sur le rocher de la vigie. Eh! chaloupes, marchez done! vous voyez bien qu'on nous attend! Un homme, dans un kayak, s'approche de nos embarcations; notre vue lui fait peur, tant nous sommes dépenaillés, déguenillés, bideux; il a eu la pensée de s'enfuir, mais à la voix d'un Européen placé sur le rocher de la vigie, il nous salue

de la main, et, prenant les devants, nous montre la route que nous devons suivre.

C'est à qui touchera le plus tôt la terre, où nous attendaient les habitants avec l'Européen à leur tête. Enfin, enfin, nous sautons hors des chaloupes... Impossible de dire un mot, les mains se cherchent, se pressent; l'homme du rocher, qui n'est autre que M. Starik le missionnaire, nous regarde avec des larmes dans les yeux, nous souhaite la bienvenue en nous conviant à venir à la mission. Quand en deux mots notre capitaine lui eut dit nos aventures, il tomba à genoux, remercia Dieu, et M. Gericke, le compagnon de M. Starik, courant vite en avant, alla donner des ordres. En effet, dès notre entrée dans la mission on nous servit du café. Un immense plat de biscuits disparut, puis un autre, puis un autre encore. Ils étaient excellents, ces biscuits de mer faits avec de la farine de seigle. Nos hôtesses riaient en nous voyant dévorer. Nous éprouvions bien quelque honte de notre voracité, mais il y avait si longtemps que la faim criait dans nos entrailles !

Les missionnaires, voyant le triste état de nos chaussures, ouvrirent leurs magasins de réserve, et à ceux de nous qui en avaient besoin, ils donnèrent des bottes de peau de phoque. Il va sans dire qu'ils nous firent répéter longuement notre douloureuse histoire, et traduisaient nos paroles aux hommes et aux femmes du pays, qui se pressaient pour nous voir. Cet auditoire ne brillait pas par la beauté. Faces larges et plates, nez camards, yeux louches, grandes bouches à lèvres épaisses ne sauraient former un ensemble très-gracieux; mais ces figures, peu propres, il faut encore l'avouer, respiraient la douceur et la bonté. Nous voyions ces braves gens touchés de nos malheurs.

Mais nous avions hate de partir; quelques jours après, nous dimes adieu aux hôtes qui s'étaient montrés si bons pour nous. De nombreux Esquimaux couraient sur le rivage, et une flottille de kayaks se tenait prête à nous faire la conduite. Ai-je besoin de dire que nos chaloupes étaient bondées de pain frais, de sucre, de café? Dans une barque plus grande que les kayaks, M. Gericke, avec sa petite fille et une partie de ses domestiques, voulut nous accompagner. Enfin, après bien des poignées de mains, bien des sincères actions de graces, nous déployàmes nos voiles et nous partimes pleins de force et de confiance, avec l'ardent désir d'arriver le plus tôt possible à Lichtenau, car nous cherchions un pot où nous trouverions un vaisseau pour nous rapatrier. A quatre heures, nous arrivions à l'île aux Ours. Notre entrée dans le port de la Résidence fut saluée par les canons danois; la rive était couverte d'indigènes. Un négociant européen nous conduisit dans son habitation et nous combla de ses bontés. Il nous apprit la présence du brick la Constance à Julianashaad. Que vous dirai-je? Quelques jours après, malgré les instances de nos hôtes, nous étions à Julianashaad, et, le 3 juillet, la Constance, dont le capitaine nous témoigna toutes sortes de bontés, nous prenait à son bord et faisait voile pour Copenhague, où nous arrivâmes le 1er septembre, et, le 3, tous bien portants, habillés de neuf, décrassés, nous mettions le pied sur le sol allemand, où nos amis de la Germania n'avaient point encore reparu.

Voilà, monsieur, l'histoire de la pauvre Hansa et des passagers du bon Dieu »...

A. DE FLEURY.

CHRONIQUE.

HISTOIRE DU MOIS.

J'ai un ami grand chasseur. Un jour, las de tuer perdrix, lièvres, lapins et chevreuils, l'idée le prit d'aller en Algérie pour faire la guerre à un plus noble gibier. Le voilà parti. Arrivé là-bas, il se renseigne et fait si bien, qu'il parvient à abattre une panthère, un jeune lion, et je ne sais combien d'hyènes, de chacals et de sangliers. Son ardeur ne fut pas assouvie, il avait l'âme insatiable de Néron, une chose manquait à son bonheur : ce bonheur tant désiré était le meurtre d'une autruche. Il lui fallait une autruche pour couronner ses travaux cynégétiques. En conséquence, il traverse toutes nos possessions africaines, quelle fatigue, Dieu le sait! et s'abouche avec les plus hardis chasseurs; il fait marché avec les Touaregs, se lance dans le désert, se casse la jambe dans une chute de cheval; finalement, rentre en France sans avoir vu la queue d'une autruche, et, très-morose, se réinstalle dans le logement qu'il occupe place du Château-d'Eau.

Ces jours passés, étant à sa fenêtre, il voit la foule tout eu émoi femmes, enfants piaillaient, les chiens aboyaient à toute gorge. Deux hommes, armés de gourdins, criaient : « Arrêtez-la! arrêtez-la! » Notre chasseur, cherchant la cause de ce tumulte, la découvrit bien vite, et d'un bond fut dans la rue en répétant, lui aussi, mais d'une voix joyeuse : « Arrêtez-la! >> Ce qu'il voulait qu'on arrêtât était une autruche qui se faisait battre par une meute de chiens affolés. Elle allait, furieuse, aussi vite qu'un bon cheval lancé au trot, renversant tout devant elle, culbutant la table d'un joueur de gobelets, envoyant rouler à dix pas un jeune ouvrier. Cette avalanche de plumes heurte une dame et la pose sur le trottoir; personne n'ose se mettre devant elle; elle allait un train d'enfer avec ses fortes pattes et ses ailes à demi ouvertes. Notre ami était aux anges; mêlé aux poursuivants, enfin, il chassait une autruche! et le gibier qu'il avait été inutilement chercher si loin, il le trouvait dans une rue de Paris. L'autruche et lui courraient encore si, dans la rue du Temple, un cocher, voyant venir le gigantesque volatile, n'avait eu l'esprit de barrer la voie en mettant en travers ses chevaux et sa voiture. La bête s'arrêta devant cet obstacle; comme elle le fait, dit-on, au désert, elle ne cacha point sa tête dans le sable, par cette bonne raison que la rue était pavéc; elle se laissa prendre assez tranquillement et reconduire à la ménagerie d'où elle s'était échappée. Une chasse à l'autruche dans Paris nous a paru un fait assez original, c'est bien le cas de répéter: « Tout arrive à Paris! >>

Cologne a eu un autre spectacle cette immense fabrique qui a eu si longtemps le monopole de l'eau qui porte son nom, jalouse des ours gris, noirs, marrons, de Berne, nourrissait dans les fossés de son Jardin zoologique deux énormes ours blancs, le mâle et la femelle. La brouille se mit dans le ménage; la jalousie n'en était certainement point la cause, ils vivaient seuls. Qui eut les premiers torts? on ne le sait et on ne le saura jamais. Après quelques gros mots, la fe

melle se réfugia sur le sommet d'un rocher derrière un bassin où les monstres faisaient fréquemment leur toilette. Elle y resta blottie pendant trois jours, mais la faim la força de descendre. Dès que le mâle la vit, il se rua sur elle en rugissant et en grinçant des dents. Une lutte terrible s'engagea, la femelle eut bientôt le dessous. Les gardiens étaient accourus avec des barres de fer, ils portaient à l'impitoyable vainqueur des coups à assommer un bœuf; rien ne fit. Le monstre arracha les yeux à sa compagne, lui broya la tête, l'écorcha du haut en bas, traîna le cadavre, comme Achille celui d'Hector, et ne l'abandonna que lorsque, épuisé par le sang sortant de ses propres blessures, il alla se coucher dans sa loge. Le scélérat a survécu à son crime. On se demande si les Prussiens continueront à le nourrir, et les jeunes filles à lui donner des gâteaux.

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Mais revenons à Paris. L'heureux Italien qui possède le plâtre original de Dante ne dites pas du Dante, si vous voulez parler correctement-en a donné une reproduction à la France, et le gouvernement, je ne sais trop pourquoi, en a confié la garde au musée de Cluny. Il est superbe ce masque tragique, dont la vraie place était au Louvre, qui ne l'aurait pas traité avec l'irrévérence de MM. les conservateurs de Cluny. Ne se sontils pas imaginé de mettre dans un méchant cadre de deux sous et de pendre à contre-jour, à une hauteur où l'œil peut à peine la saisir, cette grande image! Il fallait la poser sur un coussin de velours, l'entourer d'une couronne de lauriers, et la fixer sur une table où les visiteurs auraient pu admirer sa majesté, et lire, sur ses lèvres amères et sur son front sublime, son poëme et ses malheurs.

Hélas! nous aussi, nous venons de perdre un poëte, un collaborateur et un ami, Edouard Plouvier est mort; il s'est arrêté au milieu de sa carrière, il laisse sa gloire inachevée. Quand il sortit de la classe ouvrière, son père était conducteur de diligences et sa mère portière, le Musée des Familles fut le premier des journaux qui accueillit sa jeune muse, et, en lui accordant son immense publicité, il mit en lumière le poëte et lui donna confiance en lui-même. Ses débuts furent heureux; bientôt toutes les revues accueillirent ses vers; ses poésies, ses chansons, eurent droit de cité, et son nom fut connu. C'était un homme simple, candide, modeste, studieux, respectueux de lui-même et fort aimé de tous ceux qui ont eu l'honneur de le connaître. La pauvreté l'avait empêché de faire ces études premières sans lesquelles il est si difficile de parvenir; mais il suppléa à ce qui lui manquait par de persévérantes études, par la fréquentation des esprits élevés, par la force et la grâce de ses propres inspirations. Il aspira à la gloire du théâtre; plusieurs de ses pièces obtinrent du succès, toutes méritent l'estime des connaisseurs; mais c'est surtout comme poëte qu'il restera, et bien longtemps on répétera ses vers, et l'on se souviendra de la douceur de son commerce et de son amour pour les pauvres.

A côté du poëte, la mort a frappé deux sculpteurs,

Cabet et Perraud. Neveu et élève de Rude, Cabet était un sculpteur de race, et beaucoup de bruit, dans ces derniers temps, s'était fait autour de son nom. Sa statue de la Résistance, qui est fort belle, avait été dressée sur une des places de Dijon; on lui trouva je ne sais quel air séditieux, on la fit descendre de son piédestal; puis vinrent des appréciations plus justes, et l'œuvre du statuaire fut relevée aux applaudissements des Dijonnais; elle consacre le souvenir de la glorieuse conduite des Bourguignons pendant la dernière guerre. Parmi les œuvres de Cabet, citons le bronze qui orne la tombe de Rude, le Jeune Grec sur le tombeau des Thermopyles, l'Hébé et l'Amour, et n'oublions pas qu'on le chargea d'achever l'admirable Tête du Christ que le grand artiste, son oncle, n'avait pas eu le temps de terminer. Cette œuvre magistrale a pris place au Louvre dans la salle de la sculpture moderne.

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Perraud ne laisse pas moins de regrets. Né en 1821 dans les montagnes du Jura, non loin de la terre natale de Courbet, il eut bien des difficultés à vaincre, et jusqu'à dix-sept ans, perdu dans son village, il faisait de la sculpture sur bois; il travaillait d'instinct et avec passion. A dix-sept ans, non par un coup de tête, mais après mûres réflexions, en passant par Lyon, il prit le parti de venir à Paris. Alors commencèrent de rudes heures. La nuit, il travaillait pour le pain quotidien; le jour, il s'efforçait d'acquérir les connaissances nécessaires pour entrer à l'Ecole des beaux-arts. Il y parvint. M. Dumont le reçut dans son atelier, et, en 1847, il remportait le le grand prix de Rome. De retour

H. Regnaut

point empiéter sur le terrain de mon confrère M. de Fleury, qui, le mois prochain, voudra nous donner une biographie complète et le portrait du grand peintre; mais qu'il me permette de dire les regrets unanimes qui accompagnent les dépouilles mortelles de l'auteur de tant de toiles merveilleuses. Diaz était de la race de ces enchanteurs qui ont le soleil sur leur palette. Que d'adorables paysages sont éclos sous sa main; quelles figures charmantes il a créées! Quelle joie pour les yeux que cette peinture éclatante, hardie de touche, et vaporeuse pourtant! Ils deviennent rares les hommes qui, en 1830, donnèrent à l'art une vie nouvelle et se dégagèrent des traditions de l'école affaiblie de David: Scheffer, Delacroix, Millet, Corot, sont morts, et voilà Diaz parti. Mais, grâce au ciel, la France est une terre

féconde; les fils marcheront sur les glorieuses traces de leurs pères. Courage et en avant la jeunesse! Qu'elle étudie, qu'elle travaille, et elle moissonnera des fleurs et des couronnes où d'autres en ont moissonné avant elle.

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Pendant que la France déplore la perte de quelques grands artistes, la Rome papale a pris le deuif; la mort lui a enlevé le premier ministre du Vatican. Le cardinal Antonelli a achevé sa longue carrière; le pape a perdu son meilleur serviteur et le plus cher de ses amis. Il était né, en 1809, à Lomino, près de Terracine. Sa famille avait jadis occupé un certain rang, mais elle se trouvait fort pauvre lorsque vint au monde l'enfant qui devait la relever. Pour vivre et soutenir sa nombreuse famille, son père exerçait le métier de bûcheron. Elevé par charité au séminaire de Rome, Antonelli charma ses maîtres par la facilité de son esprit. Il se fit remarquer dans tous les exercices publics de la jeunesse studieuse. Grégoire XVI le distingua, le prit en amitié, et, après qu'il eut reçu les ordres mineurs, il le nomma tour à tour prélat, assesseur au tribunal civil, délégué, c'est-à-dire préfet, à Orvieto, à Viterbe, à Macerate. En 1841, il devint soussecrétaire d'Etat à l'intérieur; en 1844, second trésorier, et, l'année suivante, grand trésorier de la chambre apostolique.

Les prélats romains sur le mont Pincio. Dessin de II. Regnault.

d'Italie en 1833, il envoya à l'exposition de 1855 sa belle statue d'Adam, puis il parut à peu près à toutes les expositions. Nous lui devons les portraits d'Ambroise-Firmin Didot, de Berlioz; le buste de Béranger; le Désespoir, son œuvre capitale. Il a beaucoup travaillé à la décoration de nos monuments et de nos églises ; il est facile d'y reconnaître ses ouvrages à la gravité de leur style. Perraud fut élu membre de l'Académie en 1865; il remportait une médaille d'honneur à l'exposition universelle, et il est mort officier de la Légion d'honneur. Voilà où, à force de travail, de volonté, de talent, était arrivé l'enfant des montagnes du Jura.

Mais une perte bien 'plus grande encore devait attrister les arts. Diaz de la Pena est mort. Je ne veux DECEMBRE 1876.

Pie IX ne l'estima pas moins que ne l'avait fait Grégoire XVI; il le créa ministre des finances et président de la consulte d'Etat; dès lors, il eut une action prépondérante dans la politique romaine. Diplomate fin et délié, comme l'avait été Consalvi sous Pie VII, et QUARANTE-TROISIÈME VOLUME.

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