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qu'ils sont percés d'une petite porte. Un mignon crustacé se hasarde-t-il dans cette ouverture? crac! la porte se ferme, la petite bête est dans un tombeau d'où elle ne sortira plus...

Dans le népanthès de l'Australie, de l'Inde et des Seychelles, les choses se passent sur une plus grande échelle. Nous laissons la parole à M. G. Pouchet; voici ce qu'il dit :

« Dans les népanthès, la feuille est terminée par un appareil plus compliqué. Elle porte, sur un pédicule contourné en spirale, une sorte de cornet ou d'urne

avec un couvercle attaché par une charnière. Il est ordinairement levé. L'urne se tient droite, l'orifice en haut, et elle contient plusieurs centimètres cubes de liquide. Ce n'est pas de l'eau simplement déposée par la rosée, c'est un produit de sécrétion de la plante, qui refait cette eau si on vient à l'enlever. Elle est légèrement acide et allaque manifestement les bêtes qui tombent dans ce vase aux bords engageants, car ils sont doucement recourbés en dehors, et, de plus, humectés d'une liqueur sucrée, qui sert d'appât. L'insecte s'aventure sur la pente et tombe dans ce piége

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liquide, qui a quelque analogie avec certains piéges perpétuels à rats qu'on fait dans les fermes d'une planche inclinée sur le bord d'un tonneau.

« Autrefois la poésie des voyageurs s'était exercée sur cette plante bénie des pays chauds, qui distille, dans les urnes de ses feuilles, une eau pure, propre à étancher la soif sous un ciel brûlant. Aujourd'hui, les esprits enclins à ce genre de considérations doivent changer d'antiennes; la plante que l'on jugeait providentielle pour l'homme est tout simplement meurtrière pour les insectes. La vérité vraie, c'est que, en somme, elle n'est pas plus qu'aucune autre créature ni bienfaisante ni malfaisante; elle vit, comme chaque

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animal et comme l'homme lui-même, pour soi, aux dépens des autres : rien de plus. >>

Bien d'autres plantes encore sont carnivores,-jusqu'où iront les découvertes de la science à cet égard, à présent que son attention est éveillée? - et chacune d'elles a son piége dressé, tendu, avec une forme et une construction particulières.

Avouons-le, qui aurait cru que les plantes eussent de si mauvaises mœurs? Aussi dans quel douloureux étonnement la découverte de ces scélératesses n'at-elle pas jeté le monde des savants, les pacifiques botanistes, et Monsieur Cryptogame!

CH. RAYMOND.

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mœurs, de la tempérance, de la tranquillité; mais, telle qu'elle est, pour qui veut connaître le dessous du panier, cette portion de la ville ne manque point d'intérêt. Je me promenais donc, regardant à droite, à gauche les cabarets bruyants où la marine « se rafraîchit ».

Une fois ou deux je m'étais même risqué à pénétrer dans ces temples à eau-de-vie, mais les regards que j'y rencontrai m'apprirent que, quand il s'amuse et court une bordée, le matelot aime peu que l'on vienne étudier ses faits et gestes. Je flånais donc, surprenant ce que je pouvais surprendre, lorsque je fus abordé par un marin. C'était un gaillard solide, trapu, aux cheveux roux, au visage bronzé, à la figure très-intelligente. Tout en lui révélait son origine; il avait vu le jour sur la côte sud de la Baltique. Je fus confirmé dans cette opinion lorsqu'il m'adressa la parole; il parlait facilement le français, mais avec l'accent particulier aux villes hanséatiques.

En portant la main à son béret bleu, il me demanda le chemin de la douane. « Je vais précisément de ce côté, lui répondis-je; si vous voulez, je vous guiderai. Par ma foi, ce n'est pas de refus, car il est plus difficile de naviguer parmi ces vieilles baraques qu'à travers les fiords et les icebergs du Groënland!

-

Vous avez donc été dans les mers polaires? »> Il me regarda d'un air étonné, comme si j'avais dû, sur son front, lire ses états de services, roula sa chique dans sa bouche et dit : « J'étais sur la Hansa, » Il prononça ces mots comme un soldat du premier empire eût dit : « J'étais à Austerlitz! »

Quelle trouvaille que ce matelot! Aussi quelle diplomatie je mis en œuvre pour capter sa bienveillance! J'y parvins. Je le promenai avec force stations, quoiqu'il ne fût pas grand buveur, et, en parlant de glaces et de tempêtes, en lui montrant que je connaissais une partie des malheurs de la Hansa, je parvins à lui faire accepter une invitation à dîner. Je lui donnai rendezvous sur la jetée; il fut exact. Il était fort proprement vêtu, et, en vérité, sa personne ne manquait pas d'une certaine distinction. Il s'appelait Fritz Lançon; sa famille, protestante, était d'origine française. Son père, maître de langues à Hambourg, lui avait donné une certaine éducation. Parlant anglais et français, il aurait pu être toute autre chose qu'un matelot; je crois même qu'il avait été élevé pour devenir pasteur; mais, la passion de la mer l'ayant pris de bonne heure, il s'était mis à courir le monde.

Tous ces détails, il me les donna simplement, en bons termes, et comme ce que je désirais tenir de sa bouche était l'émouvante odyssée de la Hansa, après le café je fis venir un bol de punch, des cigares, et le priai de me conter ce qui était arrivé au malheureux navire depuis sa séparation d'avec la Germania.

« D'abord, monsieur, me dit-il, il faut que vous sachiez qu'en quittant le port de Bremerhaven, alors qu'un vapeur la remorquait jusqu'à l'embouchure du Weser, la Hansa rompit son câble de remorque. Mauvais signe, le schooner savait bien ce qui devait lui arriver; il ne voulait pas partir. Enfin, tout alla à peu près bien jusqu'au 20 juillet, jour où, trompés par un signal de la Germania, nous la quittàmes. Ce signal, je l'ai toujours gardé sur le cœur; mais suffit. D'abord nous piquâmes nord-ouest, au milieu d'une brume si noire, qu'en marchant on se cognait sur le pont, où l'on ne pouvait pas se tenir, parce qu'il gelotait un peu. Nous tombâmes dans de grands bancs de glace; il

fallait cependant passer, si on voulait rejoindre la Germania et hiverner avec elle à l'ile Sabine. Le vent était mauvais; nous voilà à hàler, à hàler le schooner. Métier éreintant qui ne nous avançait guère. Enfin, en faisant le diable des pieds et des mains, nous arrivâmes en vue de l'île, où déjà étaient les autres; mais, entre la terre et nous s'élève un champ de glace qui à chaque heure s'étend, et, ô misère! la Hansa ne peut tenir contre le vent; les glaçons flottants la poussent; elle dérive. Donc pas d'espoir de rejoindre les camarades. Cependant le capitaine Hagemann nous dit, au charpentier Bowe et à moi : « Allons donc voir si nous ne découvririons pas une passe. »> Nous partons par un joli froid de 12 degrés. La glace n'était guère commode, les glaçons s'étant mis à califourchon. les uns sur les autres dans les plus drôles positions. Une de ces masses figurait un pouce gigantesque; Bowe l'appelait le pouce du diable. En taillant la glace avec nos couteaux, nous l'escaladâmes. Là-bas, là-bas, à l'ouest, il y avait bien un peu de mer libre; mais il ne fallait pas songer y parvenir trop d'espace glacé nous en séparait. Que c'était lugubre, ce monde blanc dont rien ne troublait la solitude et le mortel silence! Nous revînmes à la Hansa le front bas, mais nous ne pûmes nous empêcher de rire lorsque Bowe se mit à dire, par façon de plaisanterie, en se frottant vigoureusement le nez avec de la neige ; « Quand on part pour le pôle, on devrait bien laisser son nez à la maison! »>

Il n'y avait pas d'illusions à se faire, nous étions pris; le 25 septembre, le schooner put encore un peu remuer, puis il s'arrêta par 73° 25′ de latitude et 18°39′ de longitude. Nous le rangeâmes le mieux possible, et, pour préserver son arrière des glaces, nous amarrâmes un énorme glaçon qui devait servir de bouclier. Malheureusement, quelques jours après, une furieuse tempête de vent éclata. Quel vacarme! Le glaçon rompt ses haussières, et, arrivant à la file, des blocs frappent comme des béliers contre le malheureux bâtiment, dont la membrure craque et gémit. Ils arrivent encore, encore, les uns montent sur les autres, d'autres coulent dessous, et notre poupe s'élève de deux pieds. Il fallait que le bois, la quille, les coutures de la Hansa fussent solides pour qu'elle ne se soit pas brisé les reins.

Si alors nous avions des craintes pour elle, nous gardions encore quelques espérances. Moi, je n'en avais guère; je voyais noir; mais, avec les camarades, qui isolément éprouvaient les mêmes craintes, je me remontais et je vous assure que la chambrée n'était point triste.

Au plaisir de la chasse, nous joignions le patinage, mais notre situation nous rappela bientôt à d'autres devoirs. De plus en plus le bâtiment s'incrustait dans la glace, la ceinture qui l'enserrait le faisait gémir, et, à chaque craquement, nous nous regardions avec une pâle inquiétude. Bowe descendait dans la cale, le capitaine y allait aussi, et à leur retour nous interrogions anxieusement leurs visages.

Au commencement d'octobre nous prîmes le grand parti, il fut décidé que nous hivernerions sur la glace. Il fallait donc nous construire un abri. Heureusement, la Hansa portait une grande quantité de briquettes de houille qui formaient d'excellents matériaux. Le capitaine résolut de s'en servir; il choisit un emplacement, dessina le plan de la construction à élever, et, de matelots devenus maçons, nous nous mîmes à l'ou

vrage. Dans une semaine « la maison de charbon », de vingt pieds de long sur quatorze de large et seize de hauteur, fut terminée. Il faut vous dire, monsieur, qu'entraînés par la glace, nous allions à la dérive; elle était si forte, qu'en neuf jours nous descendîmes vers le sud de soixante et dix milles. Mes camarades s'en réjouissaient, dans l'espoir que nous trouverions une température plus douce, que le pack se briserait et que la Hansa pourrait alors se dégager.

Le 18 octobre, sous une température très-basse, la ceinture de glace se mit à presser la Hansa plus vivement. Nous entendions tantôt des craquements sinistres, tantôt des gémissements, des chocs effroyables, et un bruit strident que l'on aurait dit produit par une scie gigantesque mordant sur la pierre. Tout branlait à bord, tout tombait de la muraille, et de la cale, déjà en partie vidée, sortaient comme des cris humains. Nous étions complétement ahuris, attendant une catastrophe devenue inévitable. Elle eut lieu en effet le lendemain. Le ciel était pur, le temps semblait calme pour l'instant, la Hansa ne paraissait plus souffrir; mais à dix heures du matin une bourrasque se déchaîne avec un tapage infernal, les blocs de glace s'escaladant les uns les autres, débordent la hauteur de notre pont, l'avant du navire est soulevé, les coutures du pont éclatent; puis c'est tout le navire qui, à son tour se soulève à une hauteur de dix-sept pieds de son ancien lit, et autour de lui les blocs glacés montent toujours, brisant les bastingages. Nous parvenons à sauver la baleinière. A l'aide d'une passerelle, nous envoyons à la maison de charbon tout ce que nous pouvons envoyer livres, instruments, cartes, vivres, toiles, peaux, la boîte de pharmacie, la caisse de Bowe le charpentier, des munitions et nos armes. Nous accomplissions ce travail ayant en équilibre, sur nos têtes, des glaçons qui, à chaque instant, pouvaient nous écraser ou nous couper en deux. Mais nous n'en avions pas fini de nos misères! Le cri « Aux pompes! aux pompes ! » retentit; nous nous y jetàmnes tous. Efforts inutiles, l'eau montait toujours; la quille, l'étambot étaient brisés. Les uns, cependant, restent à pomper pour ralentir le mouvement ascensionnel de l'eau, tandis que les autres emportent ou jettent pardessus le bord tout ce que l'on peut sauver. La scène, à neuf heures du soir, était lugubre; une aurore boréale à feux verts éclairait l'immense linceul blanc; nous étions épuisés de fatigue: nous n'avions mangé un morceau qu'en courant; il faisait un froid de 20 degrés. Aussi quelles bénédictions reçut notre cuisinier lorsqu'il nous offrit une bonne tasse de café bouillant! Que de fois depuis ne nous a-t-il pas rendu de pareils services! C'était l'activité et la prévoyance mêmes. Vous me croirez si vous voulez, monsieur, mais, après le capitaine, le premier homme du bord est le cuisinier. Quelques heures de repos nous ayant remis, nous nous reprîmes au travail. Le déménagement continua; tout flottait dans la cale: les caisses, les tonneaux furent enlevés; avec les lampes, tous les cordages, tous les bois que nous pûmes trouver. Nous n'oubliâmes pas le tabac, les cigares, dont nous avions, heureusement, une ample provision.

Ce fut un moment solennel que celui où notre brave capitaine, sortant le dernier, quitta la Hansa... »

En prononçant ces mots, la voix de Fritz était émuc; je lui versai un verre de punch.

Il reprit :

<< Moi, je sortis portant sur mes épaules Max Schmidt, qui était malade. Nous entràmes dans la maison tout ce que nous avions jeté sur la glace. Le 20, nous abattimes les màts; le schooner s'engloutit le 21, et nous restâmes, épaves humaines, sur notre glaçon.

Qu'allions-nous devenir? Nous apercevions bien l'ile Glascow, peut-être même nous était-il possible de l'atteindre; mais y porter nos provisions, nos vivres, il ne fallait pas y songer, et cette île étant inhabitée, nous ne pouvions y trouver que la famine et la mort. Donc, il fallait attendre; mais attendre quoi? Où nous entraînerait ce glaçon qui dérivait tantôt en un sens, tantôt en un autre? et combien de temps, ballottés, vivrions-nous errants dans ce silence mortel et dans ces solitudes? Puis, ce que chacun pensait tout bas et ce que personne n'osait exprimer tout haut, si notre radeau de glace se brisait... J'ai oublié de vous dire, monsieur, que nous avions sauvé deux de nos chaloupes; mais à quoi pouvaient-elles nous servir? Cependant nous les mîmes à côté de la baleinière.

Heureusement la maison de charbon était bonne. Je ne vous ennuierai pas à la décrire. Le feu du cuisinier suffisait à y élever la température à +18 degrés, tandis qu'au dehors elle se trouvait à 20, et comme nous étions bien vêtus, que nous vivions dans une union parfaite, les trop tristes pensées s'envolèrent et peu de chose suffisait à nous faire rire, Le soir on jouait aux cartes, aux dames, on fumait la pipe, les plus savants disaient des histoires; les docteurs nous donnèrent des leçons de géographie; le jour on avait toujours quelques travaux et quelques corvées, et à l'heure du coucher nous nous engouffrions dans nos peaux. On patinait, on faisait des monuments de neige, et vous vous imaginez avec quel soin nous exploràmes le glaçon qui nous portait; il avait sept milles de tour, et « les passagers du bon Dieu », ainsi que nous appelait le docteur Laube, en dressèrent la carte et y tracèrent des chemins. L'épaisseur de notre radeau était d'environ quarante pieds et il émergeait de cinq au-dessus de l'eau des crevasses. Ajoutez à ces cinq pieds huit autres pieds de neige. C'est sur ce champ que reposait la maison ainsi que deux constructions adjacentes, un hangar, un lavoir, et nos barques.

Par une nuit très-profonde, pendant novembre, laissant les amis à leurs jeux, du seuil de la maison, croyant voir autour de la chaloupe remuer quelque chose de blanc, comme nous ne sortions jamais sans le fusil à l'épaule, je fis feu; mais l'obscurité était telle, qu'avec les camarades, sortis au bruit de la détonation, je ne pus découvrir trace de mon coup; le lendemain, grâce à une faible clarté, à une certaine distance, nous trouvâmes le corps gigantesque d'un 'ours. Sa chair fraîche fut la très-bien venue. Novembre s'écoula lentement, tristement; la dérive continuait toujours. Nous passâmes devant le détroit de Scoresby et le pays d'Egède. La température, à peu près constante, descendait à 23 degrés. Le 16 décembre, un renard blanc nous donna une heure de bonne récréation. Il était à cinq ou six pas de la maison lorsque nous le découvrîmes grattant tranquillement la neige pour en tirer un os qu'elle avait recouvert. Notre présence, sans trop l'intimider, le dérangea pourtant; il grimpa tranquillement sur le toit de la maison, y courut en faisant force bonds gracieux, et mit le nez à la lucarne, voulant voir ce qu'il y avait là dedans. Il

allait, venait, échappant à toutes nos tentatives pour le prendre. Après nous avoir bien divertis, sentant sans doute qu'il ne fallait point abuser de notre complaisance, il partit, ne revint plus, et fit bien, car si nous l'avions revu, moins charmés de ses tours de voltige, nous l'eussions tué.

Nous fêtâmes la Noël autour d'un arbre fabriqué avec des copeaux de bois par le bon docteur Laube, on but une vieille bouteille de Porto, on rit, on chanta; mais, au fond de cette joie, plus bruyante que sincère, nous pensions tous à ceux que nous avions laissés dans la patrie, à nos mères, à nos sœurs; les reverrions-nous jamais?... Chers absents, vous n'avez jamais été plus près de nos cœurs.

Toujours à la dérive... Le 26 décembre, Heyne, qui était de garde, nous réveilla en sursaut; il criait : « Debout! debout! nous allons à la côte! » Le capitaine accourt, nous nous serrons près de lui. En effet, à deux ou trois milles s'élève une masse énorme vers laquelle nous portons rapidement; nous allions être broyés sans doute. Nous approchons; ce n'est point une côte, mais une montagne de glace qui penche et fait voûte; si nous la heurtons, nous sommes perdus, la voûte se rompra et, en tombant, nous écrasera. Nous approchons toujours; l'ombre des glaces surplombantes s'étend déjà sur nous; c'est fini, bien fini... Tout à coup un léger remous se fait sentir, nous tournoyons lentement, nous passons sans toucher le géant qui devait nous écraser. Nous étions sauvés.

-

La Saint-Sylvestre, quoique nous tirâmes des fusées, fut célébrée sans enthousiasme; une année nouvelle commençait, mais qui de nous pouvait espérer, monsieur, en voir la fin? Le 1er janvier fut un jour heureux, le froid n'était plus que de - 7 degrés et nous distinguions parfaitement les rochers du Groënland; mais le lendemain devait être une journée d'épouvante. Bouieversé par une tourmente de vent et de neige, notre radeau semblait se traîner par saccades. Après le repas du midi, du sein même de notre glaçon sortent des bruits infernaux. On court, on regarde les lampes à la main, rien n'a bougé dans la maison de charbon; le vacarme cesse, nous respirons; mais il reprend avec une nouvelle furie. Le capitaine se couche, prête l'oreille; toujours maître de lui, il se relève et dit d'une voix calme « Messieurs, l'eau s'infiltre, le glaçon va se rompre. Vite à la baleinière et aux chaloupes, qu'on les remplisse de vivres, de vêtements et de munitions.» Nous courons; les petits bâtiments sont enfouis sous la neige, nous les dégageons; nos havresacs remplis de provisions, les fourrures empaquetées, nos poches pleines de munitions. Quelle nuit nous passâmes! A neuf heures du matin un léger crépuscule nous permit de nous rendre compte de notre situation. Notre ile flottante, au lieu de six mille mètres de tour, n'en avait plus que quatre, et, de trois côtés, notre maison se trouvait à deux cent cinquante pas de la mer... C'était le commencement de la fin!.. Depuis ce jour toutes les figures devinrent pensives et sombres, nous nous sentions aux portes de la mort. Nous dérivions toujours; nous dépassâmes une baie, nous la nommâmes la baie de la Terreur, deux caps que nous appelâmes Buchholz et Hildebrandt.

Jusqu'au 11 tout alla à peu près bien; ce jour, au milieu d'une affreuse tempête, nous entendons Hildebrandt crier: «Tout le monde debout! » Nous nous bousculons pour sortir avec nos sacs, nos fourrures,

nos fusils. Dehors, impossible de nous tenir debout, tant la rage du vent est violente; nous nous serrons autour du capitaine. Butner s'écrie: « L'eau ! l'eau sur le glaçon! » En effet, autour de nous la glace se rompt; entre notre bûcher et la maison s'ouvre une large crevasse. La partie du glaçon détachée, soulevée par la houle, semble prête à fondre sur nous; nous nous pressons silencieusement la main, et le capitaine, d'une voix que je n'oublierai jamais, nous dit : « Messieurs, je vous remercie... » Ces mots-là, voyez-vous, nous allèrent jusqu'au fond du cœur, et ils y sont

restés.

Mais notre heure n'était pas venue. Nous passâmes toute la journée accroupis près des chaloupes. Quand cessa de tomber une neige épaisse et fine, nous reconnûmes que notre radeau n'avait plus que cent cinquante pieds de diamètre! mais il avait gardé sou épaisseur. Vers le soir, quelques fragments de glace se soudèrent à celle qui nous portait; nous rentrâmes un peu tranquillisés. Notre cuisinier nous attendait avec du café chaud. Allez, monsieur, il faut être fièrement brave pour préparer du café à ses camarades dans un tel moment. Mais nous n'en avions pas fini avec cette journée maudite. Dans la nuit, le cri effrayant : « Debout! debout! » retentit encore. Cette fois c'est un iceberg colossal qui s'avance, il va certainement nous couler; il se détourne, passe et disparaît comme un fantôme.

Le 14 janvier fut encore plus affreux que n'avait été le 11. A dix heures du soir : « Alerte! » La glace se fend avec un bruit terrible à côté de notre maison. Comment, pour sortir, ne nous sommes-nous pas étouffés, écrasés les uns les autres? Nous courons à nos chaloupes; pour les sauver, il n'y a pas une seconde à perdre, il faut les tirer d'où elles se trouvent, sans cela elles vont tomber dans une crevasse; elles sont chargées de neige, nous les balayons; elles sont trop lourdes, nous les déchargeons; nous nous attelons, nous les poussons; le vent nous coupe les mains qui saignent, le visage, la respiration; nous les traînons en lieu plus sûr; nous les rechargeons. Exténués, mourants de froid, nous passâmes, accroupis auprès d'elles, les longues heures d'une nuit qui ne voulait pas finir. Le matin, en rentrant dans la malheureuse maison, le cuisinier nous attendait encore ses tasses à la main. La tempête sévissait toujours, et d'une minute à l'autre notre construction pouvait disparaître. Toute la journée, morfondus de froid, percés par la neige, - 10 degrés, nous restâmes accroupis autour de nos barques. Même misère pendant la nuit du 15 au 16. Le temps étant devenu meilleur, nous amenâmes la grosse chaloupe restée de l'autre côté de la crevasse ; on la recouvrit de toile à voiles, de planches, et six hommes pouvaient s'y coucher, personne n'ayant envie de dormir dans la maison à moitié démolie. Mais nous souffrions trop de camper ainsi; nous voilà faisant une construction nouvelle, plus petite que la première elle n'était capable de contenir que six personnes; tour à tour on y allait coucher et se reposer.

avec

Toujours dérivant, au cap Dan nous rencontrâmes des flottes d'icebergs. Le 23 fut un jour béni; nous eûmes la visite d'un faucon et d'un corbeau; nous les saluâmes comme des messagers de bonheur. Le 1er février un morceau de glace se détacha encore de notre ile; hélas! elle devenait bien petite! Mais, pour raf

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