Page images
PDF
EPUB
[merged small][merged small][graphic][merged small][subsumed][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][ocr errors][merged small][merged small][ocr errors]

Il agitait la soutane et le tricorne vides; le prétendu prêtre s'était servi de son bâton comme d'un portemanteau que couronnait sa cléricale coiffure; quant à lui, il avait disparu.

Le lieutenant tempêta, octroya libéralement huit jours d'arrêt au sergent mystifié, et tous les soldats se mirent en chasse dans le petit bois voisin; mais, au moment où ils y entraient d'un côté, de l'autre sortait un hardi fermier kentuckien, les jambes nerveuses enserrées dans de hautes guêtres de cuir et le front couvert d'une toque de loutre. Il paraissait sans souci, sans crainte, et fredonnait les refrains les plus à la mode dans l'armée fédérale. Il passa à côté de bien des soldats, se mêlant à eux, leur lançant des plaisanteries, mais marchant toujours à grands pas comme un homme qui a hâte de regagner son gîte.

Tant qu'il chemina au centre des campements fédéraux et tant que l'heure peu avancée de la nuit put expliquer sa présence, les choses pour lui se passèrent assez bien; mais, plus il avançait vers la circonférence du camp, plus il rencontrait des consignes sévères; tantôt il se donnait pour un frère venant visiter son frère, tantôt, suivant les circonstances, pour un fournisseur qui s'en allait après avoir réglé ses comptes, tant et tant est qu'il tomba dans une patrouille moins crédule, entre les mains d'un officier plus clairvoyant, plus tenace; qu'il fut bien pris, bien gardé cette fois, et envoyé, sous bonne escorte, les mains liées, au quartier général. Nous savons le reste. La nouvelle de la capture de d'Aiglemont se répandit rapidement; elle devint l'objet de toutes les conversations, tandis que le prisonnier était conduit dans une maison d'arrêt où il devait attendre un de ces jugements sommaires qui, aux armées, prononcent si vite des arrêts de mort. Or, tel était le sort inévitable qui attendait le hardi partisan. Il ne pouvait se bercer d'aucune illusion. Il avait fait trop de mal aux fédéraux pour être épargné. Henri et Moritz Hunter le sentaient bien; aussi que l'on juge de leur désespoir! Ils aimaient d'Aiglemont, et qu'allait devenir sa femme si elle n'était pas tombée sous les coups des nègres qui avaient égorgé la nourrice de la petite Eva si miraculeusement sauvée?

Dès qu'il était rentré dans sa hutte, Moritz s'était hâté d'appeler la vivandière de son régiment, la bonne mère Bloch. A la vue de la mignonne et souriante créature, la bonne femme, à la voix un peu rude, poussa toutes sortes d'exclamations et jura au colonel qu'Eva serait soignée, dorlotée, comme si elle était la fille du président Lincoln ou du général Grant; elle ne pouvait rien dire de plus, Grant et Lincoln étant pour elle des demi-dieux.

Ce premier soin rempli, Moritz, d'accord avec Henri, courut à l'administration du télégraphe, et, quoiqu'il ne fût pas destiné à la correspondance privée, il obtint l'autorisation de faire passer une dépêche à Baltimore. En deux mots il annonçait à Dinnah qu'Eva était dans ses mains et il la conjurait de venir la chercher en toute håte en prenant le chemin de fer qui relie Baltimore à Gordonsville, celui qui suit de cette ville le cours du North-Anna et s'embranche sur la voie ferrée de Fredericksburg à Richmond. Le colonel indiquait à sa sœur la petite station où elle devait s'arrêter, elle y trouverait un planton de son régiment qui l'attendrait jour et nuit. Cette longue dépêche ne contenait pas un mot sur d'Aiglemont ni sur les circonstances terribles dans lesquelles avait été trouvé l'enfant. Moritz

ne pouvait pas tout dire, il ne le devait pas; pourquoi porter le désespoir dans le cœur de son père et de sa malheureuse mère? La teneur même de l'étrange nouvelle qu'il leur donnait, son cri d'appel, ne suffisaientils pas d'ailleurs à leur faire pressentir une effroyable catastrophe?

Henri et Moritz obtinrent facilement l'autorisation de visiter quand bon leur semblerait leur beau-frère. On l'avait enfermé dans une maison construite en troncs d'arbres; elle était située non loin du terrain occupé par le régiment de Moritz, au bord de la rivière Chikahominy, qui coulait derrière, et dont elle ne se trouvait séparée que par une rive haute et escarpée. Cette hutte grossière n'avait point d'étage, mais elle était solide et l'on avait eu soin d'enlever au prisonnier son couteau, même son briquet, et une sentinelle, avec une sévère consigne, montait la garde à sa porte. Traité en homme d'importance, il habitait seul une prison où, d'après l'opinion générale, il devait faire un court séjour. C'est dans cette antichambre de la mort que Moritz et Henri allèrent trouver leur beaufrère. Ce que furent leurs premiers embrassements, on peut le deviner; le moins troublé était assurément d'Aiglemont, il ne paraissait pas occupé de sa tragique situation; il ne songeait qu'à Mary. Après s'être fait raconter bien en détail les circonstances dans lesquelles Moritz avait eu le bonheur de recueillir Eva: Ecoutez-moi, dit-il à ses beaux-frères.

Il leur apprit d'abord comment Lee avait eu la bonté de lui amener Jupiter, puis il continua:

Je n'ai pas eu le temps de savoir tout ce que ma pauvre femme a eu à souffrir, continua-t-il; mais, fuyant l'insurrection féroce des nègres de Bel-Air, elle s'est sauvée emportant sa petite fille. Elle n'était accompagnée que de la nourrice Nana, de Jupiter, mari de Nana, et de Saturne, son père, braves gens s'il en fut jamais au monde. Pour essayer de me rejoindre, à travers quels périls Mary franchitelle trois cents lieues? C'est ce qu'elle dira un jour, si, hélas! elle vit encore... Ce fut avec des peines inouïes qu'elle parvint à traverser le Tennessee, la Caroline du Nord, ces Etats étant à chaque instant parcourus par la cavalerie de Sherman; enfin, prenant le tronçon de Morgan-Jonction, elle arriva, malade, épuisée, à Welsville, à quelques lieues de Petersburg. Là, n'osant avancer de crainte de tomber dans un de vos corps de partisans qui rôdent continuellement autour de Stony-Creek, elle eut l'idée de m'expédier Jupiter pour me prier ou de lui envoyer un guide, ou de venir moi-même la chercher. Elle ne confia pas une ligne écrite à l'esclave de peur de le compromettre. A présent, comment se fait-il, mon cher Moritz, que vous ayez trouvé sur le bord de l'Appomatox les cadavres de Saturne, de Nana, et notre chère Eva miraculeusement sauvée? Je me perds à le chercher. Qu'est devenue Mary? Mon Dieu! où est-elle ? Les infâmes nègres, vos amis, l'ont-ils massacrée ? ou pis encore lui est-il arrivé?... Oh! Mary! ma bien-aimée Mary!... D'Aiglemont se tordait les mains et pleurait à chaudes larmes.

[blocks in formation]
[blocks in formation]

Le devoir..., murmura Henri.

Le devoir avant tout, je le sais, et je sais aussi que vous m'aimez bien. Soyez homme, Henri, et pas de larmes. Voulez-vous tous deux me rendre un immense service? Si vous le pouvez, retardez mon jugement, c'est-à-dire ma mort, de quelques heures, afin que je puisse savoir ce qu'est devenue Mary. Si elle vit, je mourrai tranquille; si elle est morte, je serai heureux d'aller la rejoindre... Envoyez-moi Eva le plus souvent que vous pourrez...

J'ai écrit à Dinnah de venir la chercher, dit Moritz.

[blocks in formation]

- Ah! Hunter! Hunter! Que vous êtes tous de nobles cœurs! Vous direz bien à notre père et à notre mère... mais ne nous attristons pas. Depuis longtemps toutes mes affaires sont en règle. Je vous ai laissé quelques souvenirs, mes amis, afin que vous pensiez quelquefois à moi... Mais la corde n'est pas encore autour du cou... Allons, partez, et à demain, si vous en avez le temps. En tous cas, je veux Eva.

Les deux Hunter le quittèrent. En sortant de la prison, le colonel remarqua deux hommes ne portant pas l'habit militaire; autour d'eux étaient réunis quelques soldats. Il appela le lieutenant qui commandait le poste de la prison:

Quels sont ces hommes? lui demanda-t-il.

Ce sont des savetiers qui rendent un fier service à nos cavaliers; ils réparent leurs bottes et sont trèsadroits. Ils bavardent et amusent les soldats. Du reste, ils ont des permis réguliers et en règle.

Moritz s'éloigna et se rendit chez le grand-prévôt. Il lui raconta en toute franchise la situation de d'Aiglemont.

- Je vous plains et le plains de tout mon cœur, mon cher colonel! Si le prisonnier était un homme ordinaire, je pourrais bien essayer quelque chose; mais d'Aiglemont nous a fait tant de mal! Enfin, je comprends ses derniers vœux, je ne le traduirai pas avant deux ou trois jours devant la cour martiale. C'est tout ce qu'il est possible de lui accorder.

Trois jours, c'est bien peu.

- C'est énorme, vous le savez, pour la justice militaire... Tenez, mon pauvre colonel, mettons une semaine, je ne puis rien faire de plus, et encore devrai-je porter à la connaissance du général Grant les motifs de cette lenteur.

Il vous approuvera; mon frère lui parlera et, comme il est bien dans son estime, il aura pitié de nous. - Allez sans crainte; d'ici à huit jours, d'Aiglemont ne sera pas jugé, quoiqu'il y ait au camp bien des gens qui soient payés pour désirer sa mort, car il nous a tué et fait tuer beaucoup de monde.

Mais, pendant que la famille Hunter se débattait dans une situation si épouvantable, les opérations de la guerre continuaient toujours. Grant tous les jours accentuait son mouvement vers le sud de Petersburg, son objectif étant les chemins de fer du Midi, par où Lee recevait les rares approvisionnements qui lui permettaient de soutenir une lutte si inégale. Il avait tout au plus trente-deux mille soldats, héroïques, il est vrai, fortement retranchés, mais dénués de tout, sans vêtements, sans souliers, vivant de quelques onces de mauvais pain fait avec de la farine de maïs, tandis que Grant était à la tête d'une superbe armée de cent cinquante mille hommes admirablement équipés, nageant dans l'abondance, et ravitaillés chaque jour par le chemin de fer de City-Point, sur le James-River, où les steamers, venant de Monroe, déchargeaient leurs abondantes cargaisons. Ce qui accroissait encore le péril de Lee était l'approche de deux armées fédérales, l'une accourant de l'Ouest, sous les ordres de Sheridan, et l'autre du Midi, conduite par le victorieux Sherman. Cette jonction opérée, toutes les défenses de Richmond tombaient, et Lee ne pouvait plus se retirer par le Southside-Railroad vers la Caroline du Nord. L'armée confédérée se trouvait enveloppée. Dans ces circonstances, et pour délivrer la malheureuse population de Richmond, que les maladies et la famine dévoraient, Lee résolut de tenter un suprême effort, de prendre hardiment l'offensive, de détourner les masses fédérales qui, d'heure en heure, la pioche et le fusil à la main, débordaient son aile droite et menaçaient Southside-Railroad, sa dernière voie de salut. « L'oncle Robert » conçut le projet de couper en deux l'armée de Grant; s'il y parvenait, il tombait comme la foudre sur City-Point, sur les pares et les magasins immenses qui s'y trouvaient, en faisait refluer le plus qu'il pourrait à Richmond, incendiait le reste, enclouait les canons, faisait sauter ou inondait les poudrières, et se jetait à corps perdu sur l'une ou l'autre des ailes de son adversaire, ainsi pris en flanc et à revers.

L'armée confédérée était commandée, à gauche, par Longstreet; à droite, par P. Hill; au centre, par Gordon. Ce fut donc cet officier général qui se trouva chargé de cette attaque avec ses trois petites divisions. La position qu'il devait enlever s'élevait sur Hase's-Hill, à moins de deux cents mètres des lignes confédérées. L'intervalle était garni d'abatis, de tranchées, de chevaux de frise, de trous de loup.

Avant l'aube du 25 mars, tout était prêt. La colonne d'attaque se composait de trois à quatre mille hommes, sous le général Gordon. Débris presque sacrés de vingt combats glorieux, ils se sont massés en silence et attendent, la crosse au pied, que le signal leur soit donné. Amaigris, le visage pâli par des privations de toutes sortes, les yeux chargés de misère, ils restent immobiles, n'échangent pas une parole, évitant le bruit que peuvent faire le maniement et le froissement des armes. Enfin, aux premières lueurs du jour, Gordon se met à leur tête et lève son épée; la colonne d'attaque s'élance hors de ses retranchements; elle traverse silencieusement la courte distance qui la sépare du fort Steadman, l'ouvrage le plus avancé des fédéraux; arrachant palissades, chevaux de frise, d'un élan furieux, les confédérés se portent sur les paroj 215, ils les escaladent sans que l'ennemi, surpris, al le temps de les défendre. Les voilà dans le fort, ac

plissant leur sanglante besogne; ils sont vainqueurs : dix-sept bouches à feu, cinq cents hommes, un général tombent dans leurs mains :

« Mais, après ce premier succès (1), soit que la vue des formidables ouvrages qu'il leur reste à affronter les eût découragés, soit que la fatigue les eût épuisés, soit encore à cause du retard que mirent les réserves à leur arrivée, les soldats de Gordon hésitèrent à continuer. La colonne qui devait attaquer le fort Haskell le fit si mollement, que le résultat fut nul. Les fédéraux, revenus de leur surprise, ouvrirent un feu écrasant sur le fort Steadman. Resté seul, avec ses soldats démoralisés, le général Gordon eut toutes les peines du monde à en ramener le quart. Le fort Steadman retomba aux mains des fédéraux. Les Suidstes avaient perdu deux mille hommes. »>

Les lignes ennemies étaient intactes et l'opération de Lee manquée. Il consola Gordon de son échec, et garda, au fond de son cœur, la douloureuse pensée que le dernier jour de Richmond approchait.

Il proposa au gouvernement d'abandonner cette ville pendant qu'une voie de salut restait encore ouverte ; mais Davis, président de la confédération, refusa. Abandonner Richmond était s'avouer vaincu, et jeter partout un mortel découragement. Ces objections, graves et motivées, prévalurent; Lee s'y soumit; toutefois, n'eût-il pas mieux valu quitter une ville que l'on ne pouvait plus défendre que de s'exposer à la voir prise d'assaut, ou que d'être forcés à une triste capitulation? Lee le pensait. Si on le laissait libre d'agir comme il l'entendait, trompant Grant, il espérait, avec ses héroïques compagnons, qui l'eussent suivi au bout du monde, pouvoir se couler entre les armées de Sherman et de Sheridan, s'établir dans la Caroline du Nord ou dans les monts Alleghany.

Grant avait, du reste, adopté un système vraiment terrible, et le suivait avec une ténacité meurtrière. Il comparait sa puissante armée à un marteau, et, comme cet outil de la forge, il frappait toujours. Dans sa marche sur Richmond, il avait perdu soixante mille hommes, mais les pertes des confédérés s'étaient élevées à quinze mille; or, ses soldats morts, à lui Grant, Lincoln aussitôt les remplaçait, tandis que les vides faits dans les rangs de la petite troupe confédérée ne se comblaient plus. Ainsi, il avait toujours avancé, souvent défait, mais toujours marchant en avant; de la sorte, il amena son adversaire à se réfugier dans les lignes qui couvraient Richmond et Petersburg, où la faim et le marteau toujours levé, toujours frappant, l'achevaient. Les soldats de Lee étaient en effet des ombres; sa cavalerie, que naguère Stuart, un brillant sabreur, jetait si intrépidement dans la mêlée, ne possédait presque plus de chevaux, et le Murat de l'armée du Sud était tombé dans une charge glorieuse. Ce fut une grande perte pour Lee que celle de ce général qui allait au feu comme à une fête, suivi de son nègre couvert d'un éclatant vêtement et jouant un air sur son binjo, tandis que lui-même, empanaché, le sabre à la main, la chanson et le rire aux lèvres, entraînait ses solides escadrons.

Avec le système de guerre adopté par Grant, on comprend que ses troupes se tinssent toujours sous les armes, les fantassins dans leurs ouvrages, les cavaliers tantôt ici, tantôt là, poussant surtout à gauche

1) Edward Lee Childe

[blocks in formation]

Puis, appelant le soldat qui tenait encore la bride de son cheval:

Courez, et allez dire à Mme Bloch d'amener la petite fille. Qu'elle quitte tout pour venir!...

Oh oui ! qu'elle vienne vite la bonne dame ! s'écria Dinnah!... Enfin, Moritz, qu'y a-t-il ? Où est Mary? Comment Eva se trouve-t-elle ici sans sa mère?

Chère sœur, c'est une épouvantable histoire; et, en vérité, le Seigneur est pour nous sans pitié ! Et, prenant les mains tremblantes de Dinnah entre les siennes, il lui raconta dans quelles circonstances, au milieu de quelle scène de carnage, il avait recueilli par miracle la petite abandonnée. Dinnah pleurait à chaudes larmes, et une désolation navrante s'était répandue sur son pâle visage. Moritz, pour ménager la pauvre fille, ne lui avait pas dit un mot de d'Aiglemont. Aussi, saisie par une espérance soudaine, Dinnah s'écria-t-elle :

Mais, mon frère, qu'est-ce qui prouve que cette petite abandonnée soit notre nièce ?

Moritz cherchait une réponse lorsque la vivandière parut sur le seuil de la hutte avec la petite Eva souriante sur les bras. Dinnah courut à l'enfant et la serra sur son cœur, oubliant, pour le moment, le doute qu'elle avait élevé.

- Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, mon colonel, dit la mère Bloch; j'avais porté mademoiselle dans la prison de son père.

D'Aiglemont en prison! Ah! Moritz, Moritz, tu ne m'as pas tout dit! Quel malheur encore fond sur nous? Et comme la petite fille promenait ses petites mains sur le visage désolé de sa tante - on aurait pu croire qu'elle voulait essuyer ses larmes elle la pressa sur son sein d'un mouvement convulsif en s'écriant : Ah! Eva! Eva! je vois bien que tu es tout ce qui nous reste!

[ocr errors]

Il ne faut pas vous désoler, belle demoiselle, murmura la bonne vivandière très-émue, il n'est pas sûr que le colonel d'Aiglemont soit condamné à mort; il ne le croit pas lui-même, car il a fait raccommoder une paire de bottes ; il est vrai qu'il a eu l'air bien étonné quand je les lui ai rapportées en lui servant son diner. Ce sont des cordonniers ambulants... Ah! mon Dieu, mademoiselle, qu'avez-vous?...

Dinnah était tombée évanouie dans les bras de son frère. La révélation lugubre de Mme Bloch, ces mots terribles de « condamnation à mort » avaient épuisé ses forces et son courage.

Quand, grâce aux soins de Moritz, de la vivandière, et aussi, il faut le dire, grâce aux cris de la petite Eva, Dinnah eut repris possession d'elle-même, il fallut bien tout lui avouer :

[blocks in formation]
[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small]

L'enfant, soit qu'elle fût attirée par le costume de Dinnah, soit qu'elle fût charmée par ses caresses moins rudes que celles de Mme Bloch, s'était attachée au cou de sa tante, qui la couvrait de baisers et de larmes. Elle bégayait des petits mots d'une voix plus douce que celle des oiseaux, et Dinnal l'écoutait dans une tristesse ravie.

Le colonel sortit, laissant ensemble les deux femmes et la petite fleur abandonnée. Quand il rentra, au bout d'une heure, il trouva sa sœur calme et forte.

- J'ai fait, dit-il, prévenir Henri de ton arrivée et d'Aiglemont de ta visite. Devant lui, ma Dinnah chérie, retiens tes pleurs, et laisse-lui toute énergie.

[graphic]

Sois tranquille, frère.

Éva, Dinnah et la mère Bloch. Dessin de F. Lix, gravure de Léveillé.

Ils partirent; ce que fut cette entrevue, on peut le deviner, mais la jeune fille se montra pleine de courage, et le prisonnier sembla oublier le sort douloureux et prochain qui l'attendait. Soit force d'âme ou illusion heureuse, il semblait s'être repris à espérer. « Moritz, dit-il en riant, voyez donc ces grandes bottes; la mère Bloch s'est trompée sans doute en me les donnant, elles appartiennent assurément à un de vos cavaliers; faites les donc rendre au savetier qui les a raccommodées. » Il s'enquit longuement de la santé de M. et de Mme Hunter, et parla presque de

l'avenir, comme s'il y avait un avenir pour lui. Oubliant sa position, la seule pensée qui bouleversait son esprit était celle de Mary; il s'exprimait cependant comme s'il avait eu la ferme espérance de la retrouver et de vivre encore avec elle sous les verdoyants ombrages de Bel-Air. Moritz admirait cette volonté d'un esprit qui se dominait pour ne pas déchirer le cœur d'une jeune fille.

La séparation fut cruelle, mais rendue moins pénible par la liberté d'âme du captif et par la certitude de se revoir. Au moment où Moritz franchissait le seuil de la prison, d'Aiglemont, lui tendant les bottes, lui dit :

« PreviousContinue »