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CHRONIQUE.

HISTOIRE DU MOIS.

Pendant le mois qui finit, le fait qui a le plus agité le pays est le départ des réservistes. Si, pour remplir le devoir militaire que la patrie impose, ils quittaient leur famille avec l'œil un peu triste, au premier tour de roue il n'y paraissait plus. J'en puis parler en toute connaissance, ayant voyagé avec eux. Le train qui nous emportait n'a cessé de retentir de chants joyeux, de cris de bonne humeur; on ne pouvait pas aller plus gaiement où le devoir appelle, et ce devoir, d'après le dire des généraux qui les ont commandés, a été parfaitement rempli par les réservistes. D'autre part, les élections communales se sont passées sans tumulte et sans bruit : tout va donc le mieux du monde. Courage, la France se relève comme elle s'est naguère relevée de tant d'autres désastres, et, une fois la paix rétablie entre la Turquie et la Serbie, notre horizon sera débarrassé de tout nuage, nous pourrons tranquillement vaquer à nos travaux, et, pour nous reposer, prendre part à des plaisirs et à des fêtes.

Celles de Dijon, inaugurant la statue de Rameau, ont été très-brillantes. Fils d'un organiste de cette ville, il naquit en 1683. De très-bonne heure se développa chez lui le goût et le sentiment de la musique; mais, pour parvenir, il eut bien des obstacles à franchir, car sa famille était pauvre. A dix-huit ans, il alla en Italie pour étudier les maîtres de ce pays; il revint après un court séjour, traversa Dijon, et se rendit à Paris, où le célèbre organiste Marchand, par secrète jalousie, l'empêcha d'obtenir les orgues de Saint-Paul. Il alla à Lille tenir celles de Saint-Etienne. Puis, avec le même emploi, il habita Clermont, en Auvergne, où il acheva son Traité de l'harmonie.

Il avait contracté avec le chapitre de la cathédrale de cette ville un engagement à long terme, et il voulait venir à Paris pour y faire imprimer son ouvrage. A plusieurs reprises il avait demandé à qui de droit la résiliation de son contrat; le chapitre, ravi de son talent, ne voulait rien entendre et prétendait le garder. L'artiste, qui s'obstinait avec raison à gagner le seul théâtre où il pouvait trouver la fortune et la gloire, pria, supplia; peines perdues. Mais il était homme d'esprit notre Rameau. Un beau dimanche, voici la nesse qui commence; il est à son poste, et la pieuse assistance attend les chants mélodieux et puissants qu'il a l'habitude de lui prodiguer. Ce ne sont pas des harmonies qui éclatent; l'instrument mugit, siffle, souffle, tonne et détonne; c'est un véritable charivari. On se bouche les oreilles; la messe finit comme elle put.

Ainsi qu'on le pense, après l'office, Rameau est appelé à la sacristie; on lui demande s'il est devenu fou? il répond qu'il est fort content de lui, qu'il n'a jamais mieux joué. On croit à une lubie passagère, et on le renvoie bien chapitré.

A quelques jours de là, la cathédrale est remplie de fleurs; il s'agit de célébrer un grand mariage; monseigneur doit officier, et celui qu'un enfant appelait «<le polichinelle du bon Dieu », le suisse, a revêtu ses plus flamboyants habits. La grande porte s'ouvre, les jeunes

époux s'avancent, et l'orgue va sans doute exécuter la marche triomphale de l'hyménée. Comptez là-dessus! Rameau a ouvert tous les registres du gigantesque instrument jeu de flûte, jeu de basson, etc., crient, hurlent dans une cacophonie effroyable. On court aux orgues; mais Rameau s'est fermé, et, père de la tempête, il redouble, la verse à flots sous les voûtes mugissantes, et ne s'arrête que lorsque, parvenant enfin jusqu'à lui, on l'arrache de son siége tonitruant.

Après un tel scandale, réputé fou, il obtint sa liberté, et put enfin venir à Paris, où il prit bientôt rang parmi les meilleurs organistes et les plus habiles compositeurs. Dès qu'il eut obtenu les paroles d'un poème, il en écrivit la partition, apportant dans la musique dramatique des méthodes, des harmonies et un degré de force que l'on ne connaissait pas avant lui. C'est de sa tragédie d'Hippolyte, donnée en 1733, que date réellement l'orchestre célèbre de l'Opéra. Après Hippolyte, vinrent les Indes galantes, les Incas, etc., etc., et le maître fut unanimement considéré comme le plus savant et le plus pathétique des compositeurs français. Ce titre, en tenant compte des temps, les musiciens le lui donnent encore, et, néanmoins, j'en ai interrogé un grand nombre, et des plus distingués, pas un seul d'entre eux n'avait retenu de mémoire et n'a pu me fredonner un morceau, un air, un passage de Rameau. Cela tient sans doute aux détestables livrets qu'il eut à interpréter; il ne s'en inquiétait guère du reste, car il disait : « Que l'on me donne la Gazette de Hollande, je la mettrai en musique. »

Célèbre par son traité d'harmonie, qui accomplit une véritable révolution, célèbre par sa musique sacrée et ses opéras, nommé compositeur du cabinet du roi, créé chevalier de Saint-Michel, anobli, exempté par la ville de Dijon, à perpétuité, lui et sa famille, de toute taille, Rameau mourut octogénaire le 12 septembre 1764.

Il n'est pas parvenu à cet âge, le pauvre Félicien David, que nous venons de perdre. Il était à Cadenet (Vaucluse) en 1810, et, comme je me souviens de loin, je me rappelle l'avoir vu en costume de saint-simonien, portant en grandes lettres son nom inscrit sur sa poitrine. Il ne possédait point une figure très-belle, mais elle était douce, intelligente et fort originale. Il avait eu beaucoup de peine à vivre, et à cultiver l'art pour lequel, dès son enfance, il manifesta le goût le plus prononcé; car, bien jeune, il s'était trouvé orphelin et sans ressources; plus d'une fois le pain quotidien lui manqua. Cependant, vers 1830, croyons-nous, il put venir au Conservatoire de musique, où il conquit rapidement l'estime si difficile à mériter de Cherubini, et l'amitié de ses maîtres frappés de ses rares dispositions. Devenu disciple de la religion saint-simonienne, il composa de très-beaux chants pour ses frères, et suivit ceux d'entre eux qui allèrent en Egypte et en Turquie. Son génie gagna beaucoup dans ce pénible voyage, et si, en 1835, il rentra à Paris sans un sou vaillant, ill rapportait d'adorables mélodies, petits chefs-d'œu d'une grâce pénétrante, qu'il vendait, quand il t vait à les vendre, à cinquante francs la pièce. Il

ainsi une vie malheureuse jusqu'en 1844, où l'orchestre du Conservatoire, le premier orchestre du monde, consentit à exécuter son admirable symphonie le Désert, qu'une voix unanime a placée à côté des œuvres les plus célèbres des grands maîtres de l'Allemagne.

Dès ce jour, Félicien David fut célèbre; les éditeurs, les orchestres s'arrachèrent ses moindres productions, les théâtres lui demandèrent des partitions, et sa vie si gênée devint facile. Il jouit simplement, modestement de ses succès; rêveur et un peu mélancolique, il avait cependant des heures d'aimables gaietés; c'est pendant une de ces heures-là que nous lui avons entendu raconter fort spirituellement la drôlerie suivante : En ce temps, il y avait à l'Opéra une jeune fille belle comme un ange et sotte comme un panier; un de ses admirateurs lui dit : « Mademoiselle Palmyre, vous êtes adorable! vous avez une tête de Greuze. >>

A quelques soirs de là, notre danseuse rencontre au foyer M. Romieu, de facétieuse mémoire; elle l'aborde, reçoit ses compliments, et reprend :

- Monsieur Romieu, on m'assure que j'ai une tête de Greuze. Qu'est-ce que c'est qu'un Greuze?

Ma chère enfant, répond le farceur avec le plus magnifique sang-froid, c'est un oiseau très-beau, trèsrare, qui ne se trouve qu'en Italie. Et, en effet, à présent que j'y pense, je trouve que vous lui ressemblez beaucoup.

Voilà Palmyre heureuse d'être si bien renseignée. Au bout de quelques semaines, elle entend le prince P*** annoncer à un groupe de danseuses qu'il est à la veille de partir pour l'Italie; aussitôt Palmyre rompt le cercle, s'approche du voyageur et lui dit avec toutes ses grâces : « Monsieur, vous me feriez bien plaisir si vous vouliez me rapporter un Greuze ; je n'ose vous le demander vivant, ce serait une trop grande indiscrétion de ma part, je me contenterai d'un Greuze empaillé... » Tableau! Soyez donc un grand peintre pour qu'une grue vous prenne pour un oiseau!

En 1836, Félicien David fit jouer Moïse, plus tard Christophe Colomb, mais, quoique ces deux symphonies contiennent des beautés du premier ordre, elles n'obtinrent pas le succès éclatant du Désert. En 1851, il donna au théâtre la Perle du Brésil; en 1859, Herculanum; en 1862, une œuvre exquise, pleine de mélodie, Lalla-Roukh, que l'Opéra-Comique remonte et va jouer dans quelques jours pour les débuts de M. Brunet-Lafleur, une des voix les plus chaudes et les plus sympathiques que nous ayons jamais entendues. L'auteur des Dragons de Villars en était passionné. Encore un compositeur enlevé trop jeune.

En 1866, Félicien entreprit un voyage en Russie. L'empereur déploya pour lui les bonnes grâces fastueuses qu'il prodigue aux artistes qu'il veut honorer; mais il n'était guère courtisan l'auteur du Désert! A la réception la plus brillante, il préférait le petit coin de parterre où il cultivait ses roses bien-aimées. Toutefois, il ne dut pas être indifférent au véritable enthousiasme avec lequel sa musique et sa personne furent accueillies à Saint-Pétersbourg et à Moscou. N'ayant aucun charlatanisme, dédaignant l'art de se faire valoir et de se faire payer, il ne revint pas de Russie avec les décorations et l'or qui accablèrent Horace Vernet. Du reste, il avait déjà reçu une marque de distinction dont il pouvait légitimement se contenter, la croix d'officier de la Légion d'honneur.

En 1869, nommé bibliothécaire du Conservatoire

après la mort de Berlioz, qui remplissait ces fonctions, il le remplaça encore à l'Institut.

Il vivait heureux, retiré, tranquille, toujours travaillant, toujours soignant ses fleurs, entouré des soins les plus affectueux et des amitiés les plus honorables, lorsque la pàle mort vint frapper à son humble logis. Il s'est éteint, laissant un grand deuil dans l'art et dans le cœur de ceux qui avaient eu l'honneur de le connaître. Ses amis se sont unis pour lui élever un monument.

Mais laissons les choses fières et tristes. Savez-vous la grande conspiration qui fait trembler tous les sujets du Céleste Empire, les disciples de Confucius? Ils ne savent plus où se cacher; ils n'osent sortir. Le diable (je ne connais pas son nom en cette belle langue, qui compte vingt-cinq mille lettres) a déchaîné contre eux des bandits qui s'en vont à droite, à gauche, à la campagne, à la ville, dans les établissements à thé et à opium, sur les bateaux des fleuves Bleu et Jaune, commettant le forfait le plus abominable; ils coupent toutes les queues qu'ils rencontrent. Or, pas de queues, pas de Chinois. Mais pourquoi cette razzia de cheveux? Je m'imagine que, chez nous les cheveux devenant rares, grâce à la consommation qu'en font nos femmes, quelques spéculateurs ont résolu de dépouiller le cuir chevelu des Chinois. Voilà nos dames averties; si la mode continue ses ravages, nos élégantes courent grand risque d'orner leur tête avec les cheveux de quelques vieux mandarins ou de quelques mandarines au teint jaune.

Parmi les événements qui, ce mois-ci, ont agité le peuple de France, j'aurais bien dû compter l'ouverture de la chasse. Avec quelles espérances on partait, quelle provision de cartouches était faite! Lièvres, perdreaux, faisans n'avaient qu'à bien se tenir! Mais le ciel sc brouille, il pleut, le vent souffle en tempête, le gibier ne tient pas; Jean Lapin, qui craint de se mouiller les pattes, ne sort pas de son trou; grand désappointement pour nos veneurs; plus grand désappointement peut-être parmi les gourmets parisiens, attendant inutilement des bourriches qui ne viennent pas, et forcés d'acheter la venaison aux Halles, où plume et poil se tiennent à des prix très-élevés. Il ne faudrait cependant pas que les provinciaux nous plaignissent trop; si le frère de Vitellius voulait donner à diner à l'empereur, il trouverait encore ici les deux mille poissons et les sept mille volatiles dont il avait besoin pour une telle fête. Mais seraient-ils dignes par la qualité et par la rareté de l'appétit féroce de l'ignoble glouton engloutissant dans un plat gigantesque laites de lamproie, foies de carrelet, langues de flamant et cervelles de paon? C'est plus que douteux, Le ciel en soit loué, le temps est passé où un seul homme pouvait affamer le monde. Tacite qui consultait les archives impériales avec sa conscience et sa gravité implacables, nous apprend, qu'en huit mois de règne, la table de Vitellius coûta aux lâches Romains neuf cents millions de sesterces, environ cent quatre-vingts millions de notre monnaie, soit à peu près sept cent quatre-vingt-dix mille francs par jour. Voyez-vous quelles figures feraient nos députés, si le président de la république ou un prince quelconque venait leur présenter une telle carte à payer!

L'époque des folies est si bien passée que l'Europe a légèrement souri en voyant la pompe, mêlée de diamants et de vieilles défroques - luxe et misère

dont s'est entouré le sultan Abd-ul-Hamid II allant à la vieille mosquée recevoir l'investiture du sabre. Le nouveau chef des croyants est le second fils d'Abd-ulMedjid. Né le 22 septembre 1842, il succède à son frère hébété, sur lequel se sont à jamais refermées les portes du palais de Tchéragan. Il est dans la force de l'âge; on assure qu'il se montre plein de bon vouloir; mais quelle énergie ne devra-t-il pas déployer pour relever un Etat qui croule et un empire qui craque de tout côté? Il faut d'abord que, d'une main énergique, il punisse les misérables qui ont fait couler tant de sang en Bulgarie; qu'il traîne aux supplices les affreux

bandits qui ont promené la ruine et la mort dans cette malheureuse province. Ce n'est pas seulement l'Europe chrétienne qui le demande, c'est l'humanité, c'est la justice qui l'ordonnent. Mais le sultan le pourra-t-il? J'en doute; cependant, c'est pour lui une question de vie ou de mort.

En attendant que, s'il se peut, l'ordre se rétablisse en Turquie, la Chine nous envoie une grande ambassade de cinq mandarins ornés des plus célestes boutons; le bouton est l'épaulette de ce pays-là. Ils sont attendus de jour en jour, et leur logement est préparé sur le Cours de la Reine. Je serais fort étonné qu'ils

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fissent sensation. Les Parisiennes, qui ont peu de goût pour les gens qui mutilent les pieds des femmes et qui prétendent que, par ce seul fait, la civilisation ne marchera jamais dans l'empire du Milieu, trouvent les Chinois fort laids; je suis, je l'avoue, parfaitement de leur avis. Ajoutez qu'ils sont très-avares. Or, laideur et avarice n'ont jamais réussi à Paris; donc, on fera très-peu d'attention à l'ambassade. Je n'aime, pour mon compte, les mandarines qu'à l'état d'oranges, et les Chinois qu'à l'eau-de-vie. Quant aux autres, qu'on leur coupe ou qu'on ne leur coupe pas la queue, c'est le dernier de mes soucis, et des vôtres probablement.

Une bonne histoire. Les Allemands ont, avec les ca

nons français, fondu à Cologne une cloche gigantesque, que l'on appelle la Grande Taciturne. Savez-vous pourquoi? C'est qu'elle ne veut pas sonner. On a beau la mettre en branle, en agiter le battant, pas de son, pas de son du tout. Voilà de l'airain patriotique, ou je ne m'y connais pas. La Grande Taciturne me plaît; cette aventure me sourit, j'aime ce fier métal qui se refuse aux joies bruyantes d'au-delà du Rhin. Il veut rester français, et ne pas célébrer de lugubres anniversaires. Je donne un bon point à la Grande Taciturne.

A. DE VILLENEUVE. Le directeur gérant: CH. WALLUT.

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brillaient encore d'une vive flamme, et sa chevelure, tombant en boucles argentées sur son cou, ajoutait à la majesté de son visage.

Il ne paraissait passouffrir de sa misère présente, ou du moins il la supportait d'une façon stoïque, et jamais une plainte ne passait sur ses lèvres. Elles ne prononçaient que des paroles de respect pour les grands, et de pitié pour les malheureux. Cependant Olaf avait été riche; pendant sa jeunesse, monté sur un de ces vaisseaux auxquels leur forme avait fait donner le nom de dragons, il livra de furieux combats contre les pirates, rapporta d'opulentes dépouilles, et acheta des terres qu'il entreprit de cultiver.

A partir de ce moment, il accrocha à la muraille de sa demeure son glaive à lame bleuâtre couverte des signes mystérieux de l'écriture runique; son bouclier surmonté d'un casque poli comme un miroir, des haches et des massues à pointes de fer formèrent une magnifique panoplie au-dessus de son chevet. Olaf garda cependant des habitudes de simplicité et de sobriété absolues; il couchait sur une fourrure d'ours noir tué par lui à la chasse, et ne vidait la coupe d'hydromel qu'en compagnie de ses amis. Ils étaient nombreux l'hospitalité d'Olaf le Viking n'était pas même surpassée par celle des jarls (1), presque aussi puissants que les rois de Norlandie.

La prospérité d'Olaf grandissait; si sa moisson sur les mers avait été fertile, ses champs lui rapportaient désormais autant que les vagues bleues. Il possédait plus de cent chevaux de pure race, à l'œil brillant, au poil doux et luisant, légers à la course, et doux à la main. Ses troupeaux de moutons peuplaient la vallée. Il entassait le grain dans ses greniers, l'or rouge dans ses coffres, l'hydromel dans ses celliers. Et plus Olaf devenait riche, plus le bonheur se multipliait autour de lui.

En le voyant si généreux, si doux et si simple dans ses mœurs, les hommes libres et les esclaves le comparaient à Balder, le dieu du bien dans la mythologie scandinave.

Un seul homme devint jaloux d'Olaf le Sage, et ce fut le plus puissant de la contrée, Eystein, roi d'Upsala. Le maître d'Upland envia la fortune si loyalement acquise d'Olaf le Brave, et une partie de ses terres furent confisquées par le monarque. Olaf ne se plaignit pas, ne maudit point l'injustice du roi ; il vendit une partie des troupeaux qu'il n'avait plus assez de pâturages pour nourrir, et continua à donner l'hospitalité et à secourir les infortunés comme au temps de sa splendeur.

Ce qui lui manquait en richesse, il tenta de le compenser par le savoir. Il s'absorba dans la lecture des livres sacrés de Volu-Spa, il apprit par cœur les sagas (légendes) sacrées, renfermant l'histoire des peuples, les merveilles de la création, l'origine des dieux. Il s'accompagnait souvent sur la harpe comme les scaldes (bardes scandinaves), mais surtout il se plaisait à redire aux hommes les préceptes de la sagesse et de la justice renfermés dans le chant suprême qui semble le code de l'antique morale scandinave.

Le crédit d'Olaf grandit au lieu de décroître, et des courtisans ne manquèrent pas d'en informer le roi. Le farouche Eystein entra dans une violente colère, et jura par Loki, l'esprit du mal, qu'il saurait bien dé

(1) Ducs.

truire à jamais l'insolent bonheur de ce viking (pirate)

au repos.

Cette menace fut suivie d'un prompt effet. Un soir, on vint au nom du roi saisir les chevaux et les poulains d'Olaf; une grosse amende lui fut imposée, et pour la solder il sacrifia la meilleure part de ses richesses. Mais la seule parole qui sortit de ses lèvres fut celle-ci :

- J'ai vu les granges des enfants des riches pleines de provisions. Ceux qui les possédaient mendient à présent. La fortune est rapide comme l'éclair. C'est le plus mobile des amis.

Puis Olaf appela près de lui Sär, son chien fidèle, et le caressa doucement.

- Tu ne quitteras jamais ton maître, lui dit-il; que la nourriture soit abondante ou maigre, tu la partageras avec la même reconnaissance... Dans la riche demeure d'un viking ou la cabane d'un berger, tu dormiras à mes pieds sur la peau de l'ours noir que nous avons chassé ensemble... Ce jour-là, tu me sauvas la vie, te souvenant que je t'avais moi-même arraché à une mort certaine, quand de cruels esclaves voulaient te faire périr... Je ne me plaindrai point tant que tu me resteras... et les hommes de l'Upland me pourraient tous trahir, que tu me resterais fidèle.

Les amis d'Olaf ne l'abandonnèrent pas, et plusieurs payèrent même bien cher leur attachement à un homme que haïssait le roi. Eystein ne trouvait jamais assez d'or rouge dans ses coffres, de coussins bleus brodés de soie dans son palais, de colliers précieux au cou de la reine; il leva des impôts, s'empara des patrimoines, écrasa la nation, se répandit en inutiles dépenses, tenta d'humilier les jarls, presque aussi fiers que les descendants des Ases (1), et ne tarda pas à s'attirer la haine de tout un peuple. Bien qu'il ne respectât pas les dieux dont il prétendait descendre, il voua à Odin un grand nombre d'hommes estimés, aimés, afin de couvrir ses condamnations du prétexte de la piété; le sang humain rougit les autels du dieu terrible, et d'opulents héritages réjouirent, sans la satisfaire, la rapacité du roi.

Le mécontentement devint général. On se plaignit tout bas, d'abord dans le secret de la famille ; puis les hommes se réunirent dans la maison de l'un d'eux, et l'on maudit Eystein, plus pirate que les farouches rois de la mer. Lors de ces assemblées qui avaient lieu la nuit, les glaives frappaient sur les boucliers et des paroles menaçantes sortaient de toutes les lèvres. L'esprit de révolte contre le tyran couronné grandissait, pareil à un incendie. Les courtisans du monarque imitaient leur maître et commettaient des déprédations sans fin. Les mécontents résolurent de consulter Olaf.

Nul doute qu'il ne nous approuve, dirent-ils, car, de riche qu'il était, le voilà devenu presque pauvre. Ses troupeaux couvraient la colline et il ne possède plus que quelques brebis... Il avait une maison superbe construite en troncs de jeunes sapius; autour de la salle s'allongeait la table de chêne vert... les coupes de corne noire, cerclées d'argent, s'emplissaient d'hydromel à la mousse dorée... Le rôti de porc jaune fumait, aiguisant l'appétit, et Olaf nous contait ses batailles, quand, debout à la proue de son cheval à voiles, il surveillait du regard le viking qu'il voulait combattre... Maintenant, plus de serviteurs empressés,

(1) Les dieux.

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