Page images
PDF
EPUB
[merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small]

Chef, je le savais, et j'y aurais péri; le sacrifice de ma vie était fait; grâce à vous, maintenant je sais que j'en sortirai, et ma reconnaissance...

Laissons cela. Je vous l'ai dit, j'ai une dette à payer à votre nation.

J'accepte, mais mon frère séminole n'obligera pas un ingrat.

Hé! que pouvez-vous pour nous?

--Beaucoup moins que je ne voudrais, mais beaucoup plus que vous n'avez l'air de croire, chef. Oskéola et ses frères manquent de bien des choses ici... qui pourra m'empêcher de les leur offrir? Nul, pas même Oskéola... On refuse d'un ennemi, on accepte d'un frère... D'ailleurs, mon frère est un homme sage; la poudre s'use chaque jour, je puis lui en envoyer; les rifles sont rares, j'en ai quelques-uns dans mon wigwham... Mon frère les emploiera contre les Yankees... le sang est entre eux et moi, comme entre eux et lui... Le chef toucha le bras de Julien et, le regardant dans les yeux, lui dit lentement:

Mon jeune frère fera cela?

Votre jeune frère fera ce qu'il dit.

C'est bien, les Français sont un grand peuple. Un Français n'a qu'une parole et sa langue n'est pas fourchue.

- C'est bien. Mon frère fera vivre le dernier des Séminoles quelques heures de plus, et son peuple à l'agonie sera moins malheureux...

Oskéola, debout devant la tente, entouré de sa même phalange de guerriers, avait l'air grave d'un souverain pénétré de ses devoirs. Il se tourna vers sa tribu et lui transmit en langue creeke ce que Julien venait de lui promettre, ajoutant:

- Les Français ne sont pas les Yankees! Mes frères auront ce que leur promet le chef blanc, dès qu'il aura regagné son foyer.. Mes frères l'aideront dans son voyage et le guideront dans le sentier; il ne nous tra

[blocks in formation]

les coqs à fraise, les canards, les sarcelles et les provisions sèches.

Ainsi s'avançaient nos amis, de ce pas léger et rapide, particulier aux Indiens américains, chacun marchant derrière son camarade, le pas dans ses pas. Plus ils avançaient, plus les terres devenaient mouvantes, plus les sentiers serpentaient au milieu des fondrières; la condition de placer les pas dans les pas précédents n'était pas toujours suffisante pour empêcher nos amis d'enfoncer profondément dans les vasières... StyxNoir semblait démoralisé, et s'il eût été seul, il n'eût su ni avancer ni reculer. Chacun des Mianis, au contraire, sautait avec une adresse incroyable par-dessus les pas perfides, par-dessus les molières sans fond, avec une sûreté qui prouvait leur habitude extrême de ce triste pays. Tout à coup chacun bondissait au pied d'un cyprès implanté comme par miracle au milieu de cette vase liquide et trouvait un point d'appui suffisant sur une ravine pour y prendre un peu de repos.

Chaque soir, Oskéola savait trouver au milieu des marais, des terrains inondés et des bayons, certaines places qui ne dépassaient pas toujours de dix centimètres la surface des eaux d'alentour et sur lesquelles la petite troupe campait. Quelquefois même ces endroits semblaient des amas de sable et de pierres, comme si quelque marais gigantesque était venu déposer là, en les roulant, les débris d'une longue grève. Encore fallait-il le flair d'un Séminole pour deviner ces endroits habitables...

Pendant les premiers jours ce fut la besogne continuelle de chaque homme, de ramasser, durant la marche, quelques branches un peu sèches et de les apporter jusqu'au campement du soir pour entretenir le feu qui éloignait les caïmans, les alligators et les serpents dangereux. Mais bientôt le bois lui-même manqua, les pins et les cyprès étaient clair-semés et plantés dans la boue, les buissons flottaient presque dans l'eau; aueune branche ne pouvait être coupée ou cassée par nos voyageurs. Alors, toute la nuit, chaque homme à tour de rôle marchait autour du campement armé d'un bâton ployant pour chasser les reptiles venimeux qui rampaient sournoisement vers les dormeurs.

Le coucher n'était compliqué ni pour les Mianis, ni pour leurs compagnons. Julien s'étendait sur son manteau de caoutchouc, les sauvages se roulaient dans leurs couvertures; la rosée tombait souvent dru comme de la pluie ailleurs, mais tous ces hommes supportaient ces inconvénients sans maugréer...

Un soir, le crépuscule se faisait, les hiboux et les chouettes perchés sur les maigres branches des cyprès chauves perdus dans les boues jetaient à la brise leur note lugubre. Le temps était lourd, orageux; quelques corbeaux lointains s'endormaient en crɔassant... la petite troupe était ramassée sur une sorte de hummock isolé, dans une plaine de boue noire et nauséabonde... cette pauvre éminence de pierre avait l'air de s'animer avec la nuit; dans tous les interstices du sol on entendait des bruissements suspects : les hôtes de la terre s'agitaient, les crapauds hideux, les scorpions, les araignées noires se préparaient à leur chasse

nocturne.

Julien trouve une grosse pierre carrée quelle chance! elle lui servira de traversin: il étend son manteau et se couche. Mais à peine a-t-il appuyé sa tête, qu'une odeur forte et nauséabonde, semblant sortir de la pierre même où repose sa tête, frappe son

[blocks in formation]

C'est un copper head!

Un copper head! reprit Julien en frissonnant. La tête de cuivre!

Il venait de dormir sur un trigonocéphale, dont la morsure tue en quelques minutes l'homme le plus vigoureux! C'était la chaleur de son corps qui avait éveillé le terrible reptile.

Sarah poussa un sifflement continu qui réveilla son frère; un mot le mit au courant et elle se plaça près de la pierre, son long bâton ployant à la main. Toby Hall, approchant à pas de loup, se plaça en face d'elle et tous deux demeurèrent immobiles... C'était un singulier spectacle sous les rayons de la lune, passant par intermittence entre les nuages orageux que le vent roulait au ciel.

Je vais rouler la pierre, dit Julien.

- N'y touchez pas, maître, vous seriez infailliblement mordu! Maintenant qu'il vous a senti et qu'il est éveillé, il viendra bien tout seul.

Ce fut assez long. L'animal, extrêmement défiant, avait sans doute entendu le bruit des voix et des pas. Cependant, il montra enfin sa tête plate, d'une splendide couleur métallique dorée... il fut assommé. Il avait 1,50 de long, et de ses crochets saillants un venin épais et jaunâtre coulait goutte à goutte...

Tels étaient les dangers qui chaque jour, chaque nuit, entouraient nos voyageurs. Quand ce n'était pas le copper head, c'était le black snake, le trigonocéphale noir, autre espèce dont la morsure n'est pas moins mortelle : c'était le makassin snake, c'étaient dix autres, vingt, cent autres qui pullulent dans ces affreuses solitudes, c'étaient toutes les vermines imaginables qui savent ramper, voler, mordre, piquer... — Mon frère nous fait changer de direction? demanda Julien à Oskéola.

Comment mon frère le sait-il?

La boussole me le dit, répliqua le jeune homme en montrant cet instrument au sauvage et lui explicuant sommairement son emploi.

Oach! dit le chef, mon frère est bien heureux. Julien se souviendra que son frère rouge désire une boussole. Où le chef rouge nous conduit-il ?

[blocks in formation]

Votre frère blanc veut ce que vous voulez, chef. Nous nous embarquerons.

Le fond de l'Okeechobee, au sud, se découpe en trois ou quatre baies profondes, mais où l'eau et la terre se mélangent en une boue liquide. Nous autres les traversons à la nage; mais ce trajet est long, fatigant, dangereux, et nos frères souvent y périssent; ces bateaux nous aideront, si mon frère le veut.

Les volontés du chef sont les miennes.

Le lendemain, la petite troupe traversa peu à peu, deux personnes dans chaque coracle, ces lacs de boue où fourmillaient des reptiles monstrueux et arriva réunie au pied du bouquet de Cachimans (1). C'était une traversée de plus de dix milles seize kilomètres et, malgré quelques difficultés, les petits bateaux s'en tirèrent à merveille.

On tua quelque gibier dans le bois. Des anhingas furent abattus par nos amis afin que les pauvres Mianis économisassent leurs munitions. Des ibis blancs et roses, des chevaliers, des bécassines, des pluviers, abondaient partout et fournirent leur contingent à la nourriture de tous, au grand contentement des compagnons d'Oskéola.

Parmi les branches on tua le vautour aura (2`, le vautour noir, le caracara, la buse à épaule rouge: c'était comme un rendez-vous de rapaces sur ce terrain solide. Les Mianis dévoraient tous ces oiseaux médiocres, même les corbeaux piscivores (3) à la chair noire, et l'orfraie, leur voisine.

XX. LA BERGE SABLEUSE.

Cependant, ce n'était pas impunément que Julien vivait au milieu des effluves pestilentielles des marécages: déjà ses yeux se creusaient, son teint prenait une couleur plombée, la fièvre secouait chaque soir ses membres amaigris. Styx-Noir ne sentait aucune atteinte les nègres ne sont, pas plus que les Indiens, accessibles à cet empoisonnement miasmatique.

Au contraire, les forces de notre ami déclinaient peu à peu. Il fallut recommencer une nouvelle traversée du bouquet des Cachimans à la Berge sableuse; cette traversée, plus longue que la première, mesurait douze milles et coupait trois lagunes aussi dangereuses que celles que l'on avait déjà parcourues.

Il était temps d'arriver! Pauvre Julien, il gisait enveloppé dans son manteau, sur quelques couvertures que ses compagnons avaient étendues sur le sol nu et humide. La fièvre tordait ses membres, faisait claquer ses dents.

C'est alors que Oskéola, s'adressant à Sarah, lui donna des ordres en langue séminole. La jeune créole se couvrit de sa couverture et, se jetant à la nage dans la vase liquide, s'éloigna sans tourner la tête, dirigeant sa course vers le sud... elle revint deux jours après, apportant à Julien des plantes qu'elle écrasa sur une pierre et dont elle lui fit prendre le jus et la pulpe. Qu'était-ce? Les Mianis le savent seuls.

Le lendemain, notre ami était sur pied, serrait les mains du chef et lui témoignait toute sa reconnaissance. Ce fut une joie pour tous les guerriers que de voir le chef blanc reprendre sa gaieté si communicative et cette bienveillance qui le faisait aimer de tous.

(1) Anona muricata (Lin.). (2) Corvus oscifraga. (3) Catharthes aura (Bp.).

Joyeux, car il savait que les Everglades étaient désormais traversées, et que les dangers étaient à l'ouest du lac de même nature qu'à l'est, Julien recouvra ses forces rapidement et se mit à visiter les environs de la bonne plage. Cette plage sableuse formait comme l'extrémité d'un banc résistant considérable qui allait s'élargissant au milieu du pays, inondé tout autour. C'était comme une sorte d'île solide placée dans le marais.

Il reconnut bien vite qu'avec le terrain solide la forêt reprenait son empire, mais il constata aussi qu'elle offrait aux voyageurs la ressource de ses aliments. Julien résolut d'en profiter pour renouveler un peu les provisions de ses compagnons creeks et relever leur cuisine, réduite aux plus maigres proportions dans les solitudes désertes qu'ils avaient traversées ensemble durant plusieurs semaines. Suivi de Toby Hall et de Styx-Noir, tous trois se mirent à fusiller des canards qui, en troupes nombreuses, couvraient un grand bayon longeant la berge sableuse. Ce fut un carnage. Mais plusieurs d'entre ces oiseaux prirent une seconde fois leur volée et allèrent se cacher plus avant dans le bois. Que faire? Les poursuivre; nos amis allèrent

à eux.

Devant Julien s'étendait, sous bois, un ravin qui au loin se perdait sous les buissons et parmi de grands arbres. Une véritable obscurité régnait dans ce réduit. Les arbres qui le bornaient, ceux qui y poussaient et dont les têtes se touchaient dans les airs, étaient enlacés, recouverts, dominés par d'immenses aristoloches aux feuilles énormes, qui formaient, en s'entrelaçant, une voûte absolument impénétrable à la lumière du jour. Dans cette cave avaient poussé des champignons de toutes formes et de toutes grandeurs. Il y en avait là des amas de microscopiques, qui ressemblaient à une mousse mamelonnée, à un tissu granulé, recouvrant des arbres tombés sur le sol; plus loin, poussaient dans la terre même des espèces aussi grosses que les troncs d'arbres gisants à côté d'elles.

Il fallut descendre avec précaution dans cette excavation où la moisissure régnait en souveraine. Une insupportable odeur de pourri, de bêtes mortes, arrêta un instant Julien, mais ses deux compagnons, moins impressionnables, avançaient toujours; il les suivit...

Au fond du ravin des mares stagnantes d'eau filtrée à travers les terres s'étendaient, couvertes d'une huile croupie, verdâtre, sous les seules trépidations causées par les pas des chasseurs, s'irisaient de violet, comme de l'essence de térébenthine répandue en couches minces. Le sol lui-même était enduit d'une efflorescence farineuse qui se collait aux pieds et rendait la marche difficile et glissante. Aucun végétal, autre que des champignons et des mousses, n'aurait pu vivre dans ce milieu infect et dépourvu d'air, où la chaleur humide était étouffante.

Les vieux troncs d'arbres centenaires, brisés par leur chute, corrodés par l'humidité, gisaient en travers et en long, décharnés comme des squelettes et n'ayant plus d'autre usage que de nourrir ces champignons qui poussaient à loisir sous cette pourriture végétale. Il y avait là des apiospores, grosses masses gélatineuses et transparentes qui se collent aux parois des roches quand elles en trouvent, mais qui sortaient des bûches comme des exostoses informes, suintant goutte à goutte un liquide jaunâtre et empesté.

Hall montra à Jullien du Merril des philocies. Il n'en

connaissait pas le nom, mais il savait par son expérience de demi-sauvage que ces champignons, qui rappellent des morceaux de charbons agglomérés, sont si vénéneux, qu'il est dangereux d'en approcher seulement la main. A côté, poussaient des lentiums d'un blanc éclatant, ressemblant à des perles montées sur un pédoncule d'azur.

Au pied des arbres encore debout, s'étalaient des républiques nombreuses d'ustalées oranges, marbrées de blanc, épanouissant leur chapeau chinois et paraissant des naines à côté des lycoperdacées géantes de ces régions. Il y avait là des représentants de cette famille, aussi hauts que des enfants, et déployant des chapeaux de deux mètres de diamètre. Quelques-uns étaient roses et ressemblaient à d'immenses parapluies. Le plus grand nombre appartenait aux pézizes et avait une tout autre forme ils rappelaient parfaitement de grandes marmites en bois...

Frappé, malgré lui, par la bizarrerie de cette végétation quasi souterraine, Hall marchait lentement et avec précaution, jetant des regards méfiants et soupçonneux à droite et à gauche. Julien suivait, muet de surprise; Styx-Noir fermait la marche, mais affolé et voulant toucher à tout, comme un grand enfant qui a peur. Tout à coup, il s'approche d'un des plus gros champignons, qui avait à peu près la forme d'une citrouille, et il veut le saisir; mais le champignon fait explosion entre ses bras avec un bruit plus grave, mais aussi fort que celui d'un coup de fusil.

Un nuage de spores rouges entoure le pauvre StyxNoir, l'aveugle et l'étouffe. Il recule... mais au même moment le ravin tout entier retentit de détonations... C'est une vraie petite guerre qui va en s'accroissant à chaque instant et couvre nos trois amis de cette poussière qui les aveugle et les fait tousser et éternuer... Styx-Noir était déjà loin; bondissant comme un cerf blessé, il était revenu sur ses pas, heurtant les gros pezizes à droite et à gauche dans sa fuite précipitée et redoublant le bruit et les nuages infects.

Il fallut les suivre à la hâte; Julien et Hall perdaient la respiration...

Une fois au jour, tous trois se regardèrent avec étonnement... Déjà leurs figures et leurs mains se couvraient de pustules, leur respiration devenait de plus en plus pénible. Ils durent, sur le conseil d'Oskéola, chercher un peu d'eau claire et s'y plonger pour se débarrasser du contact corrosif de ces spores empoisonnés.

De la berge sableuse, le chef séminole fit voir à Julien l'île Observation, qui se dessinait vaguement à l'horizon, non par ses terres qui émergent à peine du lac, mais par les buissons de palmettos dont elle est couverte.

[blocks in formation]
[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][graphic][merged small]

Vers le milieu du jour, le chef appela deux de ses guerriers et leur fit observer au loin un bouquet de cyprès chauves isolé au bord de l'Okeechobee; tous les trois discutèrent longtemps avec animation, puis Oskéola, s'approchant de Julien, lui dit :

- Mon frère blanc va s'arrêter avec nous ici. Oskéola veut envoyer deux grands guerriers pour reconnaître des signes douteux à l'horizon.

- Mon frère Oskéola est un grand chef.

Et toute la troupe fit halte. Deux guerriers partirent en avant, se dissimulant au milieu des buissons et des herbes hors du sentier.

[merged small][ocr errors][merged small]

Enfin on arriva, et un spectacle horrible s'offrit aux regards de notre ami.

Les bras liés derrière le dos pendaient aux branches d'un grand cyprès les corps immobiles et roidis de Tom Halley Smith et de Ralph Maynard, les deux compagnons de Saunderson Baines...

Celui-ci, les bras attachés derrière le corps, assis contre le tronc du grand cyprès où pendaient ses amis, avait la poitrine traversée d'une flèche qui le clouait à l'arbre...

Oskéola et Julien restèrent un instant immobiles devant le spectacle de cette exécution sauvage; puis, le chef séminole s'avança vers le cyprès et, se baissant, il regarda attentivement, mais sans la toucher, les ailes de plume de la flèche. Se relevant, il revint vers Julien en prononçant ces seuls mots :

Chitti-Jolo...

Le Chien enragé!

Oskéola connaît les marques de sa tribu.

Avec une indifférence vraiment digne de leur race, le Séminole et les guerriers mianis furent s'établir, sans un mot de plus, au pied d'un autre arbre, pour tenir conseil.

Julien demeura seul et pensif en face du calvaire de ses trois ennemis... Aucune arme ne restait auprès des trois Américains; tout avait été enlevé par les sauvages des armes sont chose trop précieuse pour qu'on les abandonne auprès de l'ennemi. Rifles, revolvers, bowni-knifes, cartouchières, poires à poudre et à plomb, tout était soigneusement enlevé; le reste des vêtements était intact. Qu'en pourraient faire les sauvages dans leurs marais? leurs couvertures et leurs peaux tannées sont préférables.

Toby Hall, Styx-Noir et vous, Minecawa, dit Julien en se retournant vers ses compagnons, ce mort était mon ennemi; ces hommes étaient ses compagnons, nes ennemis aussi. Ils ont trouvé la mort sur leur chemin; nous pouvons, nous aussi, la trouver demain sur le nôtre. Laisserons-nous ces malheureux sans sépulture?

Non, maître, dit Hall, nous les enterrerons. C'est bien, mes amis... A l'œuvre, et vite!... Puis, s'éloignant mélancoliquement, il ajouta à mivoix :

- Qui sait si l'on nous rendra jamais le même service!...

Julien et ses compagnons déposèrent leurs armes et leurs couvertures, puis notre ami revint vers le corps de Saunderson Baines.

La mort remontait à plusieurs jours; les yeux avaient été arrachés déjà par les oiseaux de proie, et leurs orbites rouges donnaient un air hagard et fantastique à la physionomie; les serpents mocassins, attirés par l'odeur de la proie, étaient venus baver sur les chairs du visage, dont les lambeaux pendaient déchirés... Ce spectacle était horrible. Les vêtements avaient préservé le corps, mais les fourmis ravisseuses étaient à l'œuvre, et bientôt, du Yankee, ne devaient rester visibles que les os.

Julien arracha la flèche avec précaution, puis, écartant les vêtements du mort, il chercha sur sa poitrine et trouva un cahier : c'était son journal, que les guerriers creeks avaient méprisé... Notre ami réunit quelques menus objets qu'il trouva dans les autres poches du mort, pensant, par un sentiment de pieuse sollicitude, qu'il pourrait un jour faire parvenir ces reliques

[blocks in formation]

...

Septembre, 21 au soir (de la main de Ralph).

. . . Nous avons fait bien peu de chemin dans ce pays maudit!... Malédiction! quand tout allait si bien; quelle fatalité nous poursuit donc de rencontrer ces insectes infernaux qui mettent mes pauvres amis en un si piteux état !...

Et moi-même, que vais-je devenir?

Allons! Ralph, mon ami, du courage! Que diable, vous n'êtes pas un enfant...

Non, mais la situation n'est pas gaie...

La nuit vient; seul debout dans ce marais à perte de vue, assourdi par le mugissement des millions de grenouilles-taureaux, qui clapotent lourdement en tous sens, je perçois encore, parmi ces bruits, les gloussements des crocodiles et le miaulement des congouars qui cherchent à souper... Et voir ses deux amis terrassés par la maladie, haletant sur la terre qui, sous leur poids, sue l'eau et devient de la boue!... Pauvre Baines! et vous, ami Halley...

Ils tremblent, leurs dents claquent, leurs membres sont secoués par des soubresauts terribles... Allons, encore une dose de sulfate de quinine.

Comme, sous les morsures de ces fourmis maudites, leurs membres sont devenus gonflés et livides!...

[blocks in formation]
« PreviousContinue »