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La Grande Cyprière. Dessin de A. de Bar, gravure de Langeval.

LE SAINT-JOHN.

Hélas! lorsque les chers habitants du Buena-Vista, bercés par les chants de mille oiseaux charmants, ouvrirent les yeux aux clartés du soleil, la petite goëlette était déjà bien loin! Dès le soir même Segris avait mis l'hélice en mouvement, et le rivage fuyait, aux clairs rayons de la lune, comme un décor fantastique se déroulant autour de nos voyageurs. A partir de Pilatka d'ailleurs, le fleuve semblait passer au travers d'une branche du lac Nunns, tant il était devenu large et tant son courant rapide s'était alangui au milieu de cette immensité d'eau morte. Malheureusement le lit du fleuve était devenu très-difficile à démêler au milieu des prairies flottantes qui obstruaient toute la surface

(1) Voir, pour la première partie, la livraison précédente. JUILLET. 1876.

du lac. Force fut de stoper pour ne pas briser la machine de l'hélice au milieu des obstacles.

Le jour trouva donc la Confiance dans cette situation, et il fallut au capitaine Segris beaucoup de précautions et d'adresse pour traverser ces nappes de plantes et de débris qui couvraient des espaces énormes. On y travailla tout le jour. La goëlette sortit donc, au soir, de ce lac, et le lit du fleuve se rétrécit plus qu'il ne l'avait jamais été. La forêt vierge des rives sembla se pencher de chaque côté sur les eaux pour les couvrir et essayer d'arrêter le petit bateau au passage...

Le lendemain matin, comme Julien s'éveillait, il lui sembla entendre une douce voix de femme murmurer des prières ou des remercîments à son oreille. Au même moment, une bouche s'appuya sur sa main, qui pendait hors de sa couchette de marin...

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Quelle est cette femme, Toby?

C'est ma sœur Sarah, monsieur.

Et que veut-elle ?

Elle vous implore, et j'en fais autant, monsieur, pour que vous ne la livriez point à Mayer, son maitre... - Mais, je ne connais pas ce Mayer, moi!

- Sans doute, monsieur... Sarah a échappé aux obsessions de ce Mayer, elle a fui, mais il va la poursuivre... Il va chercher à la rattraper par tous les moyens possibles! même... il la fera chasser par ses chiens, qui la déchireront si elle tombe sous leurs pattes!! Elle est perdue, monsieur, si elle rentre dans la forêt! Eh bien, Toby?...

Et, jetant les yeux sur la pauvre esclave toujours agenouillée, Julien la vit entortillée dans de pauvres loques déchirées, à travers lesquelles on apercevait ses membres blessés, déchirés, ensanglantés par les rudes atteintes des buissons épineux de la forêt... Ses pieds, enflés par la fatigue, étaient à peine enveloppés de guenilles pleines de boue...

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Depuis douze jours, monsieur. Elle était chez Mayer, près de Jacksonville...

- Et elle vient de si loin?...

-Oui, monsieur. Elle avait à peine la force de se tenir debout, ce matin, pour nous faire des signaux de la rive, quand je l'ai reconnue et j'ai prié M. Segris de me prêter le canot pour la sauver.

-Et, qu'en faire à présent?

-Cachez-la quelques jours à bord, monsieur; nous vous en prious tous, et elle sera sauvée... Que risquezvous? vous vous éloignez des villes!... D'ailleurs, elle ne vous coûtera rien. J'aime mieux prélever sa nourriture sur mes gages, si monsieur le permet...

Maître, dit la jeune esclave, ayez pitié de moi! Je suis bien malheureuse! Sauvez-moi... je me cacherai au fond du navire... Oh! pour Dieu, ne me livrez pas... les chiens sont làchés!!!

Et la pauvre fille tremblait de tous ses membres !!! -Toby, je permets que Sarah reste à bord quelque temps. Habillez-la en homme, elle passera pour notre mousse... Demandez à M. Segris ce qui sera nécessaire...

Sarah, toujours à genoux, baisa encore la main du jeune homme, et se relevant les yeux au ciel :

Dieu soit loué! maître, il vous bénira!... Sarah n'est pas forte, mais elle connaît la vie des bois... elle peut vous être utile, laissez-la vous suivre à l'Okeechobee!..

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Soit! à la grâce de Dieu! Elle me portera peutêtre bonheur!

La transformation s'exécuta, et la Confiance continua sa marche. Les jours suivants, la pauvre Sarah devint joyeuse comme un oiseau qui a échappé à l'épervier, mais de cette joie tranquille propre aux gens de sa race elle rendait mille petits services à l'équipage, car les rudes habits des coureurs de bois ont cependant besoin quelquefois des doigts de femme. Et le bateau remontait toujours!...

Les dernières plantations d'indigo, de sucre, de maïs, de coton avaient depuis longtemps disparu... La Confiance filait au milieu des massifs impénétrables de bois qui s'étendaient en masses profondes à droite et à gauche; elle avait traversé deux lacs, le Tullé et le Nawaka, quand un coude brusque du Saint-John, se dirigeant vers l'est, l'amena en face de New-Smyrna, la dernière ville bâtie au bord de l'Atlantique.

Plus ils avancent en remontant le fleuve, plus les lagunes se multiplient, plus le Saint-John se rapproche d'elles, au milieu de terrains bas, couverts de roseaux et de buissons nains. Bientôt se fait remarquer une autre grande lagune appelée le Hillboro-river. Mais, peu à peu, le fleuve que suivent nos amis, est devenu rivière, il n'est presque plus qu'un ruisseau que l'on ne remonte qu'en sondant à chaque coude nouveau. Déjà on aperçoit, au midi, les collines d'où il sort. Il faut aborder et continuer la route par terre!..

Ce fut une cruelle séparation que celle des deux camarades d'enfance. La Confiance manquait d'eau, elle était presque échouée...

C'était le matin; les chevaux, enchantés de se sentir sur la terre ferme et hors de leurs box, piaffaient tenus en main par le brave Styx-Noir et Toby. Sarah était déjà installée sur le cheval des bagages. Minecawa, planté sur le sien comme un paladin du moyen âge, maintenait la monture de Julien.

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Pour qui ne connaît pas le curieux végétal que l'on appelle le cyprès de la Floride, l'aspect de la Grande Cyprière est étrange. Que l'on se figure une forêt dans l'eau, mais une forêt à triple étage. En haut, à quarante mètres d'élévation, une couche de verdure, soutenue par des milliers de colonnes d'un bois rouge, plein, odoriférant; au bas de ces colonnes, un enche

trement inexprimable de racines énormes, semblales à de gigantesques serpents. C'est ce que les gens du pays appellent les genoux de cyprès; avec les années, ces énormes racines, qui s'enfoncent fort loin dans l'eau, se couvrent de bosses, de gales, d'exostoses, qui prennent des proportions démesurées et des formes fantastiques. Au-dessous, se produisent de véritables cavernes entre les piliers que forment ces racines bizarres, qui procurent aux arbres une assiette suffisante dans un terrain aussi mouvant.

Les troncs des cyprès ne portent pas une branche; en haut, tout en haut, une série de brindilles s'étalent comme les baleines d'un parasol et portent un feuillage mince, délicat, fin, d'un vert tendre, contrastant avec la sombre couleur du marais qui étend ses cloaques à l'autre extrémité de l'arbre. Ce feuillage s'étale à une telle hauteur et présente une telle délicatesse, qu'il ne porte point d'ombre; c'est un voile qui amortit à peine les rayons d'un soleil torride. Aussi, parmi les racines, dans ces molières et ces cloaques infects, règne-t-il une chaleur énervante, étouffante, et des senteurs étranges dont rien ne saurait donner une idée.

A l'odeur de bois pourri se joint celle de phosphore, produite par les détritus animaux qui, depuis des milliers d'années, s'accumulent au fond des eaux entre les racines creuses. Sur le vieux bois des cyprès s'étendent des lichens noirâtres, des champignons mousseux d'un beau violet teignant les eaux où ils tombent d'une splendide couleur pourpre. Aussi les eaux paraissentelles lourdes et épaisses comme une purée de détritus d'animaux.

Du haut des cyprès pendent, ea longues guirlandes déguenillées, d'énormes mousses argentées, formant tantôt des festons et des girandoles du plus gracieux effet, tantôt figurant les mailles énormes d'une gigantesque toile d'araignée. Puis, plus bas, des orchidées, telles que l'arpophylle épineuse, viennent joindre leur puranteur cadavéreuse à celle du marais, en approchant de vos marines leurs fleurs livides, semblables à de petites têtes de mort.

Au pied d'un cyprès gigantesque, sur un monceau de sable solide, quatre hommes et une femme étaient réunis.

Assis sur la selle qu'il vient d'enlever à son cheval, après avoir attaché celui-ci à une racine de cyprès, nous reconnaissons notre ami Julien du Merril. Sa belle figure austère n'a pas changé; un léger cercle bistré, qui s'étend autour de ses yeux, indique la trace d'un peu de fatigue; mais ses regards brillent toujours de leur feu sombre, l'énergie se lit sur toute sa figure, et l'élasticité de ses mouvements prouve que le terrible climat de ce pays n'a pas prise sur lui.

D'un cheval de service chargé d'ustensiles de formes singulières descend doucement une jeune Indienne, facile à reconnaître à la couleur de ses traits, tandis qu'un grand mulâtre, immobile et silencieux sur sa selle, roule ses gros yeux autour de lui et semble absolument dépaysé. C'est M. Styx-Noir, le frère de lait de Julien. Styx-Noir est une de ces natures précieuses dans le désert, qui obéissent sans raison

nement.

Un peu en arrière de lui, droit sur son cheval, comme don Quichotte, avec lequel il ne manque pas de points de ressemblance, voici Minecawa, le gentilhomme scalpé dont nous avons fait connaissance à Saint-Augustin.

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- Vois! sois prudent et fais vite.

Ayez patience, maître.

Et il s'éloigna tranquillement, s'enfonçant dans le marais.

Minecawa descendit, Styx-Noir descendit; tous deux attachèrent leurs chevaux à des racines de cyprès; puis, venant s'asseoir, l'un rentra dans son flegme d'Indien, l'autre dans sa paresse de nègre, et ils demeurèrent silencieux... Pendant ce temps, les hôtes de la forêt avaient repris leur assurance et vaquaient à leurs affaires autour des voyageurs. Les rats congo étaient abondants dans cette partie et Julien, armant son fusil, attendit qu'ils se réunissent en groupe pour en tirer plusieurs à la fois, car ces animaux ont une chair excellente, et les provisions n'étaient pas abondantes...

Enfoncé dans ses réflexions, le gentilhomme scalp, immobile sous le mouchoir roulé qui cachait son crâne et retombait sur son œil unique, semblait ne rien voir; quand, tout à coup, il étendit la main, toucha légèrement le bras de Julien et lui montra du doigt un cyprès au-dessus des petits congos. Julien vit en l'air, pendu par sa queue prenante, un superbe kinkajou, carnassier aussi gros qu'un renard, qui guettait le même gibier que nos amis et attendait aussi que plusieurs rats se réunissent pour s'élancer au milieu du groupe et en prendre au moins deux.

Un coup de fusil le fit tomber. Minecawa alla le ramasser, et en un tour de main il fut vidé, écorché et attaché empaqueté sur la selle. Dans le lointain, un coup de feu répondit... Et Toby arrivait une demiheure après... Il avait retrouvé le chemin!...

En peu d'instants tout le monde fut à cheval; mais le terrain était difficile, les fondrières succédaient aux fondrières, les trous aux molières; les chevaux avançaient péniblement, ayant de l'eau jusqu'aux genoux. Enfin, on atteignit un sentier un peu plus solide, quoique défoncé par le pas des bêtes fauves et des bœufs sauvages de la prairie voisine. Encore quelques pas, et la caravane débouchait dans la savane sous les rayons d'un splendide soleil couchant.

Ils ne s'étaient pas aperçus que, de dessous les dernières souches creuses d'un cyprès, un serpent-fouet (1) était sorti doucement, entendant le pas des chevaux, et avait pris leur piste, glissant lentement et sans bruit. Telle est l'habitude de ce singulier reptile, qu'il semble attiré par les chevaux, qu'il ne peut plus quitter.

Dès que Julien sentit sous les pieds de son cheval un terrain plus solide, il pressa l'allure, afin d'avoir assez de temps avant la nuit pour chercher un gîte de campement. Les nuits précédentes avaient été pénibles!

M) Herpetodryas flagelliformis.

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Ce fut alors une panique indescriptible. Les pauvres bêtes reniflaient et se jetaient de côté, perdant la tête et prenant le mors aux dents... Malgré les efforts de Julien, son cheval, de beaucoup le meilleur, et celui que paraissait affectionner le serpent-fouet, celui qu'il poursuivait de sa tête grosse et plate, roulant ses gros yeux fascinants, son cheval s'élança au milieu des broussailles, où le reptile ne put le suivre...

Chacun des cavaliers se trouva de même séparé de ses compagnons, et bientôt Julien du Merril fut seul au milieu de la forêt...

Le soleil se couchait sans crépuscule.

IX. -TROIS YANKEES.

La Talahk-Chopko, ou rivière du Pois (Pea-River), coule de l'est à l'ouest et se jette dans le golfe du Mexique.

Baines était trop familiarisé avec la géographie cependant encore bien incomplète - de la Floride pour ignorer cette circonstance; aussi tourna-t-il ses regards de ce côté, et prit-il la résolution de choisir cette rivière comme base d'évolutions. Quoique les cartes antérieures n'indiquassent bien que quelques sondages et quelques vagues reconnaissances à l'embouchure, le courant de la rivière venant de l'est, on pouvait tou-jours conclure avec certitude que, d'une manière générale au moins, la Talahk-Chopko venait des environs de l'Okeechobee et devait, s'ils en remontaient le cours, rapprocher des lacs les hardis voyageurs.

Malheureusement, toutes difficultés n'étaient pas levées pour eux, même en admettant cette circonstance favorable, parce que la navigation des côtes floridiennes, sur la mer du Mexique, est extrêmement difficile, et que les navigateurs fuient ces parages, au lieu de les rechercher. Ce ne sont que bancs de sable, que lits mouvants, entre lesquels aucun balisage, tout au plus quelques feux clair-semés ne peuvent beaucoup aider l'abordage. Au surplus, cette côte est à peu près déserte sur toute son étendue et peu habitable, en raison des marécages au milieu desquels coulent ses nombreuses rivières.

Baines espérait aller directement reconnaître TampaBay, sous le 28° degré de latitude; puis, de là, descendant au sud en suivant les côtes, chercher l'île des Pirs et jeter l'ancre, jusqu'au retour, derrière cette île, dans le havre de Charlotte.

Une fois le plan du voyage arrêté, notre membre américain de la Geographical Society se mit en quête de compagnons. Avec du monde on fait beaucoup de besogne, tel était son principe. Aussi, il eut bientôt trouvé parmi ses collègues deux hommes dont l'esprit,

ouvert aux aventures, saisit cette occasion. Ce fure, de M. Tom Halley Smith et M. Ralph Maynard; le premi commerçant, c'est-à-dire, en langage américain, faisant toute sorte d'affaires; le second, reporter d'une feuill bien pensante, c'est-à-dire ultra-yankee, du pays. C'et pourquoi le départ des trois voyageurs fut le suje de toutes les conversations trois semaines à l'avance.

Quelques bonnes langues même prétendaicat que Saunderson Baines et ses amis étaient des niais, que le Français, né farceur, était parti au diable, se moquant d'eux, et qu'on ne le reverrait jamais. Malheureusement pour ces braves gens, leurs perfides insinuations n'eurent aucune créance. On connaissait si bien la réputation d'honneur et de loyauté de la famille du Merril, que même les Américains ne voulurent pas un moment croire à une félonie.

Bien mieux, les grandes dames du quartier yankee s'en mêlèrent et ne dédaignèrent pas de venir ellesmêmes présider à l'aménagement du yacht de Halley Smith, qui devait servir à transporter les hardis champions sur le théâtre de la lutte. Elles voulurent même changer le très-bourgeois nom du yacht Star (l'Etoile) en celui plus significatif de Good Luck! (Bonne chance!) Il fallut en passer par là. Ce fut une fête complète, et, le lendemain, vous eussiez vu le yacht au pavillon étoilé descendant la rivière, comme notre ami Julien l'avait fait avec la Confiance trois semaines auparavant.

Baines ne pouvait, avec sa petite embarcation, tenir la haute mer; aussi, dès qu'il eut reconnu la baie des Apalaches, il vira vers le sud et commença la reconnaissance des côtes floridiennes, dont l'aspect bas, les sables coupés de cours d'eau rapprochés et toujours pareils, déroutent les malheureux voyageurs. C'est ainsi qu'il reconnut l'embouchure de la Waccasassa, puis celle de la Wethlecochee, du Chrystal, de la Homosessa, de la Chassahowitzska, de la Pithlochaskotee, de l'Anclote, et, enfin, arriva en face d'Edmund Key. Là s'ouvre, dans les terres, un fjord immense appelé Tampa-Bay, du nom d'un ancien petit bourg appelé Tampa, qui était assis sur la branche orientale de cette longue lagune.

En consultant les meilleures cartes du pays, une grande discussion s'était élevée entre les trois amis. Ralph Maynard surtout n'était pas partisan de la route par la Talahk-Chopko.

Messieurs, si cette rivière était bonne à quelque chose, tous ceux qui ont essayé d'arriver jusqu'à l'Okeechobee l'auraient prise; cela va de soi. On arriverait à si peu de distance par ce chemin!... Il y a autre chose que nous ne connaissons pas...

- Qu'est-ce que cela nous fait, Ralph? nous passerons quand même.

Hum! mon brave Halley, vous en parlez bien à votre aise. On peut avoir plus de mal, et il peut y avoir plus de danger à faire vingt lieues en ces chemins que cinquante en bon pays.

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