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Elle seule la brave; elle seule aux procès
De ses paisibles murs veut défendre l'accès.

La Discorde, à l'aspect d'un calme qui l'offense,
Fait siffler ses serpents, s'excite à la vengeance :
Sa bouche se remplit d'un poison odieux,
Et de longs traits de feu lui sortent par les yeux.

Quoi! dit-elle d'un ton qui fit trembler les vitres,
J'aurai pu jusqu'ici brouiller tous les chapitres,
Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins;
J'aurai fait soutenir un siége aux Augustins;
Et cette église seule, à mes ordres rebelle,
Nourrira dans son sein une paix éternelle!
Suis-je donc la Discorde? et, parmi les mortels,
Qui voudra désormais encenser mes autels?

A ces mots, d'un bonnet couvrant sa tête énorme, Elle prend d'un vieux chantre et la taille et la forme : Elle peint de bourgeons son visage guerrier,

Et s'en va de ce pas trouver le trésorier.

Dans le réduit obscur d'une alcove enfoncée
S'élève un lit de plume à grands frais amassée :
Quatre rideaux pompeux, par un double contour,
En défendent l'entrée à la clarté du jour.
Là, parmi les douceurs d'un tranquille silence,
Règne sur le duvet une heureuse indolence :
C'est là que le prélat, muni d'un déjeuner,
Dormant d'un léger somme, attendoit le dîner.
La jeunesse en sa fleur brille sur son visage :
Son menton sur son sein descend à double étage;
Et son corps ramassé dans sa courte grosseur
Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.

La déesse en entrant, qui voit la nappe mise,
Admire un si bel ordre, et reconnoît l'Église ;
Et, marchant à grands pas vers le lieu du repos,
Au prélat sommeillant elle adresse ces mots :

Tu dors, prélat, tu dors, et là-haut à ta place
Le chantre aux yeux du chœur étale son audace,
Chante les Oremus, fait des processions,

Et répand à grands flots les bénédictions !

Tu dors! Attends-tu donc que, sans bulle et sans titre,

Il te ravisse encor le rochet et la mitre?

Sors de ce lit oiseux qui te tient attaché,
Et renonce au repos, ou bien à l'évêché.

Elle dit, et, du vent de sa bouche profane,
Lui souffle avec ces mots l'ardeur de la chicane.
Le prélat se réveille, et, plein d'émotion,
Lui donne toutefois la bénédiction.

Tel qu'on voit un taureau qu'une guêpe en furie
A piqué dans les flancs aux dépens de sa vie;
Le superbe animal, agité de tourments,
Exhale sa douleur en longs mugissements :
Tel le fougueux prélat, que ce songe épouvante,
Querelle en se levant et laquais et servante;
Et, d'un juste courroux rallumant sa vigueur,
Même avant le dîner, parle d'aller au chœur.
Le prudent Gilotin, son aumônier fidèle,
En vain par ses conseils sagement le rappelle;
Lui montre le péril; que midi va sonner;
Qu'il va faire, s'il sort, refroidir le dîner.

Quelle fureur, dit-il, quel aveugle caprice,
Quand le dîner est prêt, vous appelle à l'office?

De votre dignité soutenez mieux l'éclat :
Est-ce pour travailler que vous êtes prélat?
A quoi bon ce dégoût et ce zèle inutile?
Est-il donc pour jeûner quatre-temps ou vigile?
Reprenez vos esprits, et souvenez-vous bien

Qu'un dîner réchauffé ne valut jamais rien.
Ainsi dit Gilotin et ce ministre sage

Sur table, au même instant, fait servir le potage.
Le prélat voit la soupe, et, plein d'un saint respect,
Demeure quelque temps muet à cet aspect.

Il cède, il dine enfin : mais toujours plus farouche,
Les morceaux trop hâtés se pressent dans sa bouche.
Gilotin en gémit, et, sortant de fureur,

Chez tous ses partisans va semer la terreur.
On voit courir chez lui leurs troupes éperdues,
Comme l'on voit marcher les bataillons de grues,
Quand le Pygmée altier, redoublant ses efforts,
De l'Ebre ou du Strymon vient d'occuper les bords.
A l'aspect imprévu de leur foule agréable,

Le prélat radouci veut se lever de table :

La couleur lui renaît sa voix change de ton;
Il fait par Gilotin rapporter un jambon.
Lui-même le premier, pour honorer la troupe,
D'un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe;
Il l'avale d'un trait et, chacun l'imitant,
La cruche au large ventre est vide en un instant.
Sitôt que du nectar la troupe est abreuvée,
On dessert; et soudain, la nappe étant levée,
Le prélat, d'une voix conforme à son malheur,
Leur confie en ces mots sa trop juste douleur :

Illustres compagnons de mes longues fatigues,
Qui m'avez soutenu par vos pieuses ligues,

Et par qui, maître enfin d'un chapitre insensé,
Seul à Magnificat je me vois encensé ;

Souffrirez-vous toujours qu'un orgueilleux m'outrage;
Que le chantre à vos yeux détruise votre ouvrage,
Usurpe tous mes droits, et, s'égalant à moi,
Donne à votre lutrin et le ton et la loi ?

Ce matin même encor, ce n'est point un mensonge,
Une divinité me l'a fait voir en songe;

L'insolent, s'emparant du fruit de mes travaux,
A prononcé pour moi le Benedicat vos!

Oui, pour mieux m'égorger, il prend mes propres armes.
Le prélat à ces mots verse un torrent de larmes.
Il veut, mais vainement, poursuivre son discours;
Ses sanglots redoublés en arrêtent le cours.
Le zélé Gilotin, qui prend part à sa gloire,
Pour lui rendre la voix fait apporter à boire :
Quand Sidrac1, à qui l'âge allonge le chemin,
Arrive dans la chambre un bâton à la main.

Ce vieillard dans le chœur a déjà vu quatre âges:
Il sait de tous les temps les différents usages :

Et son rare savoir, de simple marguillier

L'éleva par degrés au rang de chevecier.

2

A l'aspect du prélat qui tombe en défaillance,

Il devine son mal, il se ride, il s'avance;

1 «Sidrac est le vrai nom d'un vieux chapelain-clerc de la Sainte-Chapelle, c'est» à-dire un chantre-musicien dont la voix étoit une taille fort belle son person>>nage n'est point feint.» Lettre de l'abbé Boileau à Brossette, 12 février 1703. 2 C'est celui qui a soin des reliques. BOILEAU.

3 C'est celui qui a soin des chapes et de la cire. BOILEAU.

Et d'un ton paternel réprimant ses douleurs:

Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs, Prélat; et, pour sauver tes droits et ton empire, Écoute seulement ce que le ciel m'inspire.

Vers cet endroit du chœur où le chantre orgueilleux
Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux,
Sur ce rang d'ais serrés qui forment sa clôture,
Fut jadis un lutrin d'inégale structure,
Dont les flancs élargis de leur vaste contour
Ombrageoient pleinement tous les lieux d'alentour
Derrière ce lutrin, ainsi qu'au fond d'un antre,
A peine sur son banc on discernoit le chantre :
Tandis qu'à l'autre banc le prélat radieux,
Découvert au grand jour, attiroit tous les yeux.
Mais un démon, fatal à cette ample machine,
Soit qu'une main la nuit eût hâté sa ruine,
Soit qu'ainsi de tout temps l'ordonnât le destin,
Fit tomber à nos yeux le pupitre un matin.
J'eus beau prendre le ciel et le chantre à partie,
Il fallut l'emporter dans notre sacristie,
Où depuis trente hivers, sans gloire enseveli,
Il languit tout poudreux dans un honteux oubli.
Entends-moi donc, prélat. Dès que l'ombre tranquille
Viendra d'un crêpe noir envelopper la ville,

Il faut que trois de nous, sans tumulte et sans bruit,
Partent à la faveur de la naissante nuit,

Et, du lutrin rompu réunissant la masse,

Aillent d'un zèle adroit le remettre en sa place.

Si le chantre demain ose le renverser,

Alors de cent arrêts tu le peux terrasser.

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