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de l'estime qu'il avait dès lors conçue pour cet immortel poète, dont il est devenu depuis l'un des amis les plus intimes. On a peine à comprendre par quelle fatalité le nom du fabuliste, si honorablement cité en divers endroits des œuvres de Boileau, a été oublié dans l'Art poétique. Mais, de tous les ouvrages en prose que le satirique a laissés, le mieux écrit, le plus plein de traits piquants et de saillies ingénieuses, c'est le Dialogue des héros de romans, publié en 1664. Il s'en faut qu'on doive les mêmes éloges à un Discours sur la satire, composé quatre ans plus tard, non plus qu'à d'autres préfaces qui portent des dates encore moins anciennes. L'Arrêt burlesque de 1671, production en soi légère, se recommande par l'intention qui l'a dicté, et demeure mémorable par l'effet qu'il a produit. La philosophie de Descartes, alors la plus raisonnable, était menacée d'une proscription solennelle; Despréaux eut le bonheur d'empêcher l'Université et le Parlement, déjà coupables de tant de sottises, d'en commettre une de plus.

A l'époque de la plus glorieuse activité de son génie poétique, en 1674, Boileau fit paraître, avec ses deux plus grands ouvrages, la traduction d'un traité grec sur le sublime. Elle était, quoi qu'on en ait dit, constamment fidèle, mais rarement élégante; le style en est presque partout faible, décoloré, traînant et pénible; il n'y a d'excellent, dans cette traduction en prose, que les vers. Le rhéteur Longin n'est interprété que par un helléniste; Homère et Sapho, quand Longin les cite, sont traduits par un poète qui sait reproduire les couleurs et les beautés de leurs vers, les

formes et les tours figurés que l'auteur du traité y fait remarquer. Despréaux a imposé le nom de Réflexions sur Longin à des dissertations polémiques qu'il a composées long-temps après cette traduction, et dans lesquelles il ne s'agit réellement ni de Longin ni de son traité; seulement des textes de ce rhéteur grec se lisent à la tête de ces Réflexions, et y servent de points de départ pour arriver à d'autres sujets. Les neuf premières, imprimées en 1693, sont des réponses très-judicieuses aux détracteurs des grands écrivains de l'antiquité, particulièrement d'Homère; Ch. Perrault y est durement convaincu d'ignorance et de mauvais goût. Les trois dernières, écrites par Boileau dans la soixante-quatorzième année de sa vie, et publiées après sa mort, concernent un verset célèbre du premier chapitre de la Genèse, et quelques vers de la Phèdre et de l'Athalie de Racine. Entre les autres opuscules en prose du poète satirique, il ne resterait guère à distinguer que son Remercîment épigrammatique à l'Académie française, en 1683, et ses lettres depuis 1672 jusqu'en 1710.

S'il est entré fort tard à l'Académie, c'est surtout à lui qu'il faut s'en prendre : il attendit un ordre exprès de Louis XIV pour se juger digne de succéder à M. de Bezons. Ses succès dans cette compagnie n'ont pas été fort éclatants: il y perdait presque toutes les causes qu'il s'avisait de soutenir, contredisait inutilement le décisif Charpentier, et résistait sans prudence à l'admission des gens de cour amateurs d'honneurs littéraires; il s'abstint de coopérer à l'exclusion de Furctière; on assure même qu'il

s'y opposa, et qu'il porta d'ailleurs la témérité jusqu'à proposer à l'Académie un plan de travail, comme ont fait depuis tout aussi vainement Fénélon, l'abbé de SaintPierre et Voltaire.

On a recueilli un assez grand nombre de ses lettres : trente-cinq à diverses personnes, vingt à Racine, soixanteune à Brossette. Les plus remarquables, dans la première de ces trois séries, sont celles qu'il adresse à Vivonne au nom de Balzac et de Voiture, en contrefaisant le style de ces deux écrivains; au docteur Arnauld, pour le remercier d'avoir fait l'apologie de la satire des femmes; à Ch. Perrault, sur la littérature ancienne. Ce qu'on a conservé de sa correspondance avec Racine ne commence qu'en 1687: ces deux poètes ont continué, durant les onze années suivantes, de se consulter mutuellement sur leurs ouvrages. Ils étaient, et ils sont encore, les deux plus habiles écrivains en vers français; à ce titre ils pouvaient n'être que des rivaux : une amitié active et franche n'a pas cessé de les unir jusqu'au jour où l'auteur de Phèdre, reposant sur Boileau ses derniers regards, se félicita de mourir le premier. Depuis 1699 jusqu'en 1710, le principal correspondant de Boileau fut Brossette, son commentateur futur, qui lui était, à tous égards, trop inférieur pour que leur commerce épistolaire pût être d'un grand intérêt. Cependant les lettres de Despréaux, sans excepter celles de cette troisième série, sont encore aujourd'hui instructives: les unes expliquent certains endroits de ses poèmes, les autres tiennent à l'histoire litté raire de son siècle, plusieurs renferment d'excellents

conseils et d'utiles observations critiques; la plupart, enfin, donnent une très-bonne idée de son caractère et de ses mœurs. Sous d'autres rapports, il serait permis de les trouver peu dignes de ses ouvrages : il n'est point du petit nombre des auteurs épistolaires qui attirent et attachent les lecteurs par la finesse des pensées, par la vive expression des sentiments, par les grâces et l'abandon du style.

C'est par les écrits de Boileau, et surtout par ses lettres, que plusieurs détails de sa vie privée sont bien connus; mais on y a joint un plus grand nombre d'anecdotes puisées à des sources moins dignes de confiance. Pour nous borner aux faits avérés, nous dirons qu'il s'estimait heureux quand il pouvait réparer envers les hommes de lettres les injustices de la fortune et de la société. Il acheta la bibliothèque de Patru en lui en conservant la pleine jouissance. D'autres littérateurs, dignes comme celui-là de toute son estime, se sont honorés de son amitié généreuse et n'ont pas repoussé ses bienfaits; il éprouvait tellement le besoin d'en répandre, qu'il en jeta jusque sur l'ingrat Linière. Il n'osa point en offrir à Corneille quand la pension de ce poète, presque octogénaire, récompense trop faible et trop nécessaire de ses veilles immortelles, fut toutà-coup supprimée; mais, à cette nouvelle, Despréaux vole vers Louis XIV, il tonne contre cette spoliation barbare, il renonce à la pension dont il jouit lui-même, tant que la plus sacrée de toutes ne sera point acquittée, et l'on s'empresse de réparer une injustice qu'il menace de punir avec tant d'éclat. Jamais satirique ne fut moins haineux : il n'était cruel qu'en vers, a dit madame de Sévigné. Enclin

à pardonner les offenses qu'il avait reçues, et jusqu'à celles qu'il avait faites, il s'est réconcilié de bonne foi avec Boursault, avec Regnard, peu s'en faut même avec les frères Perrault. Admirateur de Pascal, ami des jansénistes plutôt que leur disciple, il savait aussi rendre hommage aux talents des Bourdaloue, des Bouhours, des Rapin et de quelques autres jésuites recommandables; mais les écrivains qu'il a le plus fréquentés et le plus chéris sont Racine, La Fontaine et Molière. C'est à pleines mains que, dans l'Épître à Racine, il a répandu des fleurs sur la tombe de Molière comme sur celle de la véritable comédie. Il révérait en lui le plus ingénieux censeur des folies humaines, l'appelait le contemplateur, le philosophe, et lui décernait le premier rang dans la littérature d'un si grand siècle, expiant par tant d'hommages huit vers moins équitables du troisième chant de l'Art poétique.

Despréaux porta dans toutes ses relations, et même à la cour, une franchise qui pouvait sembler souvent imprudente. Deux fois devant madame de Maintenon et son second époux, il couvrit d'opprobre les comédies du premier. Peu content de déclarer détestables les vers que prônaient les grands seigneurs, et surtout ceux qu'ils faisaient, il se mêlait de censurer la tyrannie comme le mauvais goût. On l'entendit blâmer hautement les persécuteurs de ces religieuses de Port-Royal, déjà si cruelles, disait-il, contre elles-mêmes. Apprenant que l'ordre d'arrêter Arnauld venait d'être signé, il s'écria : « Le roi est trop heureux pour le trouver. » Comment ne pas s'étonner des succès qu'obtint à la cour un si mauvais courtisan? I se

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