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PENSÉES DE PASCAL.

VIE DE B. PASCAL,

ÉCRITE

PAR Mme PÉRIER, SA SOEUR.

Mon frère naquit à Clermont, le 19 juin de l'année 1623. Mon père s'appeloit Etienne Pascal, président en la Cour des Aides, et ma mère Antoinette Begon. Dès que mon frère fut en âge qu'on lui pût parler, il donna des marques d'un esprit extraordinaire par les petites reparties qu'il faisoit fort à propos, mais encore plus par les questions qu'il faisoit sur la nature des choses, qui surprenoient tout le monde. Ce commencement, qui donnoit de belles espérances, ne se démentit jamais; car à mesure qu'il croissoit il augmentoit toujours en force de raisonnement, en sorte qu'il étoit toujours beaucoup au-dessus de son âge.

Cependant ma mère étant morte dès l'année 1626, que mon frère n'avoit que trois ans, mon père se voyant seul s'appliqua plus fortement au soin de sa famille, et comme il n'avoit point d'autres fils que celui-là, cette qualité de fils unique et les grandes marques d'esprit qu'il reconnut dans cet enfant lui donnèrent une si grande affection pour lui, qu'il ne put se résoudre à commettre son éducation à un autre, et se résolut dès-lors à l'instruire lui-même, comme il a fait; mon frère n'ayant jamais entré dans aucun collége et n'ayant jamais eu d'autre maître que mon père.

En l'année 1631, mon père se retira à Paris, nous y mena tous, et y établit sa demeure. Mon frère, qui n'avoit que huit ans, reçut un grand avantage de cette retraite, dans le dessein que mon père avoit de l'élever; car il est sans doute qu'il n'auroit pas pu en prendre le même soin dans la province, où l'exercice de sa charge et les compagnies continuelles qui abordoient chez lui l'auroient beaucoup détourné: mais il étoit à Paris dans une entière liberté; il s'y ❘ appliqua tout entier, et il eut tout le succès que purent avoir les soins d'un père aussi intelligent et aussi affectionné qu'on le puisse être.

Sa principale maxime dans cette éducation étoit de tenir toujours cet enfant au-dessus de son ouvrage, et ce fut par cette raison qu'il ne voulut point commencer à lui apprendre le latin qu'il n'eût douze ans, afin qu'il le fit avec plus de facilité.

Pendant cet intervalle, il ne le laissoit pas inutile, car il l'entretenoit de toutes les choses dont il le voyoit capable. Il lui faisoit voir en général ce que c'étoit que les langues; il lui montroit comme on les avoit réduites en grammaires sous de certaines règles; que ces règles avoient encore des exceptions qu'on avoit eu soin de remarquer; et qu'ainsi l'on avoit trouvé le moyen par là de rendre toutes les langues communicables d'un pays en un autre.

Cette idée générale lui débrouilloit l'esprit et lui faisoit voir la raison des règles de la grammaire, de sorte que, quand il vint à l'apprendre, il savoit pourquoi il le faisoit, et il s'appliquoit précisément aux choses à quoi il falloit le plus d'application.

Après ces connoissances, mon père lui en donna d'autres; il lui parloit souvent des effets extraordinaires de la nature, comme de la poudre à canon, et d'autres choses qui surprennent quand on les considère. Mon frère prenoit grand plaisir à cet entretien, mais il vouloit savoir la raison de toutes choses; et comme elles ne sont pas toutes connues, lorsque mon père ne les disoit pas, ou qu'il disoit celles qu'on allègue d'ordinaire, qui ne sont proprement que des défaites, cela ne le contentoit pas : car il a toujours eu une netteté d'esprit admirable pour discerner le faux; et on peut dire que toujours et en toutes choses la vérité a été le seul objet de son esprit, puisque jamais rien ne l'a pu satisfaire que sa connoissance. Ainsi dès son enfance il ne pouvoit se rendre qu'à ce qui lui paroissoit vrai évidemment; de sorte que, quand on ne lui disoit pas de bonnes raisons, il en cherchoit lui-même, et quand il s'étoit attaché à quelque chose, il ne la quittoit point qu'il n'en eût trouvé quelqu'une qui le pût satisfaire. Une fois entre autres quelqu'un ayant frappé à table un plat de faïence avec un couteau, il prit garde que cela rendoit un grand son, mais qu'aussitôt qu'on eut mis la main dessus, cela l'arrêta. Il voulut en même temps en savoir la cause, et cette expérience le porta

à en faire beaucoup d'autres sur les sons. Il y remarqua tant de choses qu'il en fit un traité à l'âge de douze ans, qui fut trouvé tout à fait bien raisonné. Son génie pour la géométrie commença à paroître lorsqu'il n'avoit encore que douze ans, par une rencontre si extraordinaire, qu'il me semble qu'elle mérite bien d'être déduite en particulier.

Mon père étoit homme savant dans les mathématiques, et avoit habitude par là avec tous les habiles gens en cette science, qui étoient souvent chez lui; mais comme il avoit dessein d'instruire mon frère dans les langues, et qu'il savoit que la mathématique est une science qui remplit et qui satisfait beaucoup l'esprit, il ne voulut point que mon frère en eût aucune connoissance, de peur que cela ne le rendit négligent pour la latine et les autres langues dans lesquelles il vouloit le perfectionner. Par cette raison il avoit serré tous les livres qui en traitent, et il s'abstenoit d'en parler avec ses amis en sa présence; mais cette précaution n'empêchoit pas que la curiosité de cet enfant ne fût excitée, de sorte qu'il prioit souvent mon père de lui apprendre la mathématique; mais il le lui refusoit, lui promettant cela comme une récompense. Il lui promettoit qu'aussitôt qu'il sauroit le latin et le grec, il la lui apprendroit. Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un jour ce que c'étoit que cette science et de quoi on y traitoit; mon père lui dit en général que c'étoit le moyen de faire des figures justes, et de trouver les proportions qu'elles avoient entre elles, et en même temps lui défendit d'en parler davantage et d'y penser jamais. Mais cet esprit qui ne pouvoit demeurer | dans ces bornes, dès qu'il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnoit des moyens de faire des figures infailliblement justes, il se mit lui-même à rêver sur cela à ses heures de récréation; et étant seul dans une salle où il avoit accoutumé de se divertir, il prenoit du charbon et faisoit des figures sur des carreaux, cherchant les moyens de faire, par exemple, un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, et les autres choses semblables. Il trouvoit tout cela lui seul; ensuite il cherchoit les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avoit été si grand de lui cacher toutes ces choses, il n'en savoit pas même les noms. Il fut contraint de se faire luimême des définitions; il appeloit un cercle un rond, une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces définitions il se fit des axiomes, et enfin il fit des démonstrations parfaites; et comme l'on va de l'un à l'autre dans ces choses, il poussa ses recherches si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Comme il en étoit là-dessus, mon père entra dans le lieu où il

étoit, sans que mon frère l'entendît; il le trouva si fort appliqué, qu'il fut long-temps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris, ou le fils de voir son père, à cause de la défense expresse qu'il lui en avoit faite, ou du père de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande, lorsque lui ayant demandé ce qu'il faisoit, il lui dit qu'il cherchoit telle chose qui étoit la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Mon père lui demanda ce qui l'avoit fait penser à chercher cela : il dit que c'étoit qu'il avoit trouvé telle autre chose; et sur cela lui ayant fait encore la même question, il lui dit encore quelques démonstrations qu'il avoit faites; et enfin en rétrogradant et s'expliquant toujours par les noms de rond et de barre, il en vint à ses définitions et à ses axiomes.

Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissance de ce génie, que sans lui dire mot il le quitta et alla chez M. Le Pailleur, qui étoit son ami intime, et qui étoit aussi très-savant. Lorsqu'il y fut arrivé, il y demeura immobile comme un homme transporté. M. Le Pailleur voyant cela, et voyant même qu'il versoit quelques larmes, fut épouvanté, et le pria de ne lui pas céler plus long-temps la cause de son déplaisir. Mon père lui répondit : « Je ne pleure pas d'affliction, mais de joie; vous savez les soins que j'ai pris pour ôter à mon fils la connoissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études: cependant voici ce qu'il a fait.»> Sur cela il lui montra tout ce qu'il avoit trouvé, par où l'on pouvoit dire en quelque façon qu'il avoit inventé les mathématiques. M. Le Pailleur ne fut pas moins surpris que mon père l'avoit été, et il lui dit qu'il ne trouvoit pas juste de captiver plus long-temps cet esprit, et de lui cacher encore cette connoissance; qu'il falloit lui laisser voir les livres sans le retenir davantage.

Mon père, ayant trouvé cela à propos, lui donna les Éléments d'Euclide pour les lire à ses heures de récréation. Il les vit et les entendit tout seul sans avoir jamais eu besoin d'aucune explication; et pendant qu'il les voyoit, il composoit, et alloit si avant, qu'il se trouvoit régulièrement aux conférences qui se faisoient toutes les semaines, où tous les habiles gens de Paris s'assembloient pour porter leurs ouvrages, ou pour examiner ceux des autres. Mon frère y tenoit fort bien son rang, tant pour l'examen que pour la production; car il étoit de ceux qui y

Cette société, dont l'amitié et le goût pour les sciences formoient le double lien, se composoit du père Mersenne, de Ro

berval, Mydorge, Carcavi, Le Pailleur, et de plusieurs autres savants distingués. Elle fut le berceau de l'Académie royale des Sciences, dont l'autorité souveraine sanctionna l'existence en 1666. (AIMÉ-MARTIN.)

Cet ouvrage a été considéré comme une chose nouvelle dans la nature d'avoir réduit en machine une science qui réside tout entière dans l'esprit, et d'avoir trouvé le moyen d'en faire toutes les opérations avec une entière certitude, sans avoir besoin de raisonnement. Ce travail le fatigua beaucoup, non pas pour la pensée ou pour le mouvement qu'il trouva sans peine, mais pour faire comprendre aux ou

à le mettre dans cette perfection où il est à présent '.

Mais cette fatigue et la délicatesse où se trouvoit sa santé depuis quelques années, le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont plus quitté; de sorte qu'il nous disoit quelquefois que depuis l'âge de dix-huit ans il n'avoit pas passé un jour sans douleur. Ces incommodités néanmoins n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avoit un peu de relâche, son esprit se portoit incontinent à chercher quelque chose de nouveau.

Ce fut dans ce temps-là et à l'âge de vingt-trois ans qu'ayant vu l'expérience de Toricelli, il inventa ensuite et exécuta les autres expériences qu'on nomme ses expériences; celle du vide, qui prouvoit si clairement que tous les effets qu'on avoit attribués

portoient le plus souvent des choses nouvelles. On voyoit souvent aussi dans ces assemblées-là des propositions qui étoient envoyées d'Italie, d'Allemagne et d'autres pays étrangers, et l'on prenoit son avis sur tout avec autant de soin que de pas un des autres; car il avoit des lumières si vives, qu'il est arrivé quelquefois qu'il a découvert des fautes dont les autres ne s'étoient point aperçus. Cependant il n'employoit à cette étude de géométrie que ses heuvriers toutes ces choses. De sorte qu'il fut deux ans res de récréation; car il apprenoit le latin sur les règles que mon père lui avoit faites exprès. Mais comme il trouvoit dans cette science la vérité qu'il avoit si ardemment recherchée, il en étoit si satisfait, qu'il y mettoit son esprit tout entier; de sorte que, pour peu qu'il s'y appliquât, il y avançoit tellement, qu'à l'âge de seize ans il fit un Traité des Coriques qui passa pour être un si grand effort d'esprit, qu'on disoit que depuis Archimède on n'avoit rien vu de cette force. Les habiles gens étoient d'avis qu'on les imprimât dès-lors, parcequ'ils disoient qu'encore que ce fût un ouvrage qui seroit toujours admirable, néanmoins si on l'imprimoit dans le temps que celui qui l'avoit inventé n'avoit encore que seize ans, cette circonstance ajouteroit beaucoup à sa beauté : mais comme mon frère n'a jamais eu de passion pour la réputation, il ne fit pas de cas de cela; et ainsi cet ouvrage n'a jamais été imprimé '. Durant tous ces temps-là il continuoit toujours d'apprendre le latin et le grec; et outre cela, pendant et après le repas, mon père l'entretenoit tantôt de la logique, tantôt de la physique et des autres parties de la philosophie; et c'est tout ce qu'il en a appris, n'ayant jamais été au collége ni eu d'autres maîtres pour cela non plus que pour le reste. Mon père prenoit un plaisir tel qu'on le peut croire de ces grands progrès que mon frère faisoit dans toutes les sciences, mais il ne s'aperçut pas que les grandes et continuelles applications dans un âge si tendre pou-ployer, et lui accorda, peu de temps après, l'intendance de Rouen. voient beaucoup intéresser sa santé; et en effet elle commença d'être altérée dès qu'il eut atteint l'âge de dix-huit ans. Mais comme les incommodités qu'il ressentoit alors n'étoient pas encore dans une grande force, elles ne l'empêchèrent pas de continuer toujours dans ses occupations ordinaires, de sorte que ce fut en ce temps-là et à l'âge de dix-neuf ans qu'il inventa cette machine d'arithmétique par laquelle on fait non-seulement toutes sortes de supputations sans plume et sans jetons, mais on les fait même sans savoir aucune règle d'arithmétique, avec une sûreté infaillible.

1

et

Ce Traité des Sections coniques étonna Descartes luimême, et ce grand philosophe s'obstina à le regarder comme l'ouvrage des maitres de Pascal, ne pouvant croire qu'un enfant de seize ans en fût l'auteur. (A. M.)

La sœur de Pascal oublic ici une aventure singulière, et qui est cependant la préface indispensable de l'invention du jeune géomètre. En 4658, le gouvernement ayant ordonné des retranchements sur les rentes de l'Hôtel-de- Ville de Paris, Étienne Pascal prit parti contre cette mesure spoliatrice, et l'ordre fut donné par le cardinal de Richelieu de l'enfermer à la Bastille. Instruit à temps, il se déroba à la colère du ministre, et s'enfuit en Auvergne. Vers cette époque, la duchesse d'Aiguillon voulut faire représenter devant le cardinal une pièce de Scudéry, intitulée : l'Amour tyrannique, et jeta les yeux pour La pièce fut représentée le 3 avril 1639, et la jeune fille s'acquitta si bien de son rôle, que le cardinal de Richelieu lui accorda la grace de son père, qu'elle avoit osé lui demander dans une supplique en vers. Bien plus, le ministre voulut voir le coupable, et, frappé de ses vastes connoissances, il résolut de l'em

l'un des rôles sur Jacqueline Pascal, sœur cadette de Blaise.

Dans l'exercice de cet emploi, qu'il remplit pendant sept années, Étienne Pascal apprit à son fils les opérations de calcul,

et ce fut dans l'intention d'abréger ce travail que l'enfant inventa la machine arithmétique. La combinaison et l'exécution de cette machine, qui exécute mécaniquement tous les calculs sans autre secours que ceux des yeux et de la main, lui donnèrent des peines incroyables, et finirent par altérer sa santé. Étonné de cette découverte, le célèbre Leibnitz voulut encore

la perfectionner; mais de nos jours, en Angleterre, un célèbre mécanicien nommé Babbage, suivant toujours la même idée, est parvenu à composer une machine mathématique qui résout les problèmes les plus compliqués, et calcule, comme un géomètre, le mouvement des astres et le retour des éclipses. Ainsi l'invention de Pascal a été le point de départ de cette invention prodigieuse. Nous remarquerons que la plupart des découvertes de Pascal avoient un but d'utilité générale. Ainsi il inventa la brouette, autrement nommée vinaigrette, ou chaise roulante trainée à bras d'homme, et le haquet, ou charrette à longs brancards, qui est une heureuse combinaison du levier et du plan incliné. (A. M.)

et

jusque-là à l'horreur du vide, sont causés par la pesanteur de l'air'. Cette occupation fut la dernière où il appliqua son esprit pour les sciences humaines, quoiqu'il ait inventé la roulette après, cela ne contredit point à ce que je dis; car il la trouva sans y penser, et d'une manière qui fait bien voir qu'il n'y avoit pas d'application, comme je dirai dans son lieu. Immédiatement après cette expérience, et lorsqu'il n'avoit pas encore vingt-quatre ans, la providence de Dieu ayant fait naître une occasion qui l'obligea de lire des écrits de piété, Dieu l'éclaira de telle sorte par cette lecture, qu'il comprit parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour Dieu, et à n'avoir point d'autre objet que lui; et cette vérité lui parut si évidente, si nécessaire et si utile, qu'elle termina toutes ses recherches: de sorte que dès ce temps-là il renonça à toutes les autres connoissances pour s'appliquer uniquement à l'unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire.

Il avoit été jusqu'alors préservé par une protection de Dieu particulière de tous les vices de la jeu- | nesse; et ce qui est encore plus étrange à un esprit de cette trempe et de ce caractère, il ne s'étoit jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Il m'a dit plusieurs fois qu'il joignoit cette obligation à toutes les autres qu'il avoit à mon père, qui, ayant lui-même un très-grand respect pour la religion, le lui avoit inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maximes que tout ce qui est l'objet de la foi, ne le sauroit être de la raison, et beaucoup moins y être soumis. Ces maximes, qui lui étoient souvent réitérées par un père pour qui il avoit une très- | grande estime, et en qui il voyoit une grande science accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puissant, faisoient une si grande impression sur son esprit, que quelques discours qu'il entendit faire aux libertins, il n'en étoit nullement ému; et quoiqu'il fût fort jeune, il les regardoit comme des gens qui

La pesanteur de l'air fut démontrée par l'ingénieuse expérience du baromètre, sur le Puy-de-Dôme, expérience faite le 19 septembre 1648. Baillet accuse Pascal d'ingratitude envers Descartes, et même de plagiat, à propos de cette expérience; mais Baillet a tort, ce qui lui arrive assez souvent. Voici, en quelques mots, toute l'histoire de cette découverte. Galilée soupçonne la pesanteur de l'air, et le premier nie l'horreur du vide; Toricelli conjecture qu'elle produit la suspension de l'eau dans les pompes, à une élévation de trente-deux pieds; enfin Pascal convertit toutes les conjectures en démonstration, en

imaginant l'expérience du Puy-de-Dôme, moyen neuf et décisif, qui ne laissa plus aucun doute sur la pesanteur de l'air. Les deux traités de Pascal sur l'Équilibre des Liqueurs et sur la Pesanteur de la masse de l'Air furent achevés en l'année 1653; mais ils ne furent imprimés pour la première fois qu'en 4665, un an après la mort de l'auteur. (A. M.)

étoient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connoissent pas la nature de la foi; et ainsi cet esprit si grand, si vaste et si rempli de curiosités, qui cherchoit avec tant de soin la cause et la raison de tout, étoit en même temps soumis à toutes les choses de la religion comme un enfant; et cette simplicité a régné en lui toute sa vie : de sorte que depuis même qu'il se résolut de ne plus faire d'autre étude que celle de la religion, il ne s'est jamais appliqué aux questions curieuses de la théologie, et il a mis toute la force de son esprit à connoître et à pratiquer la perfection de la morale chrétienne, à laquelle il a consacré tous les talents que Dieu lui avoit donnés, n'ayant fait autre chose dans tout le reste de sa vie que méditer la loi de Dieu jour et nuit.

Mais quoiqu'il n'eût pas fait une étude particulière de la scolastique, il n'ignoroit pourtant pas les décisions de l'Eglise contre les hérésies qui ont été inventées par la subtilité de l'esprit ; et c'est contre ces sortes de recherches qu'il étoit le plus animé, et Dieu lui donna dès ce temps-là une occasion de faire paroitre le zèle qu'il avoit pour la religion.

:

Il étoit alors à Rouen, où mon père étoit employé pour le service du roi, et il y avoit aussi en ce même temps un homme qui enseignoit une nouvelle philosophie qui attiroit tous les curieux. Mon frère, ayant été pressé d'y aller par deux jeunes hommes de ses amis, y fut avec eux mais ils furent bien surpris dans l'entretien qu'ils eurent avec cet homme, qu'en leur débitant les principes de sa philosophie, il en tiroit des conséquences sur des points de foi contraires aux décisions de l'Eglise. Il prouvoit par ses raisonnements que le corps de Jésus-Christ n'étoit pas formé du sang de la sainte Vierge, mais d'une autre matière créée exprès, et plusieurs autres choses semblables. Ils voulurent le contredire; mais il demeura ferme dans ce sentiment. De sorte qu'ayant considéré entre eux le danger qu'il y avoit de laisser la liberté d'instruire la jeunesse à un homme qui avoit des sentiments erronés, ils résolurent de l'avertir premièrement, et puis de le dénoncer s'il résistoit à l'avis qu'on lui donnoit. La chose arriva ainsi, car il méprisa cet avis: de sorte qu'ils crurent qu'il étoit de leur devoir de le dénoncer à M. du Bellay, qui faisoit pour lors les fonctions épiscopales dans le diocèse de Rouen, par commission de M. l'archevêque. M. du Bellay envoya querir cet homme, et, l'ayant interrogé, il fut trompé par une confession de foi équivoque qu'il lui écrivit et signa de sa main, faisant d'ailleurs peu de cas d'un avis de cette importance, qui lui étoit donné par trois jeunes hommes.

Cependant aussitôt qu'ils virent cette confession de foi, ils connurent ce défaut; ce qui les obligea d'aller

pouvoir rien avaler de liquide, à moins qu'il ne fût chaud; encore ne le pouvoit-il faire que goutte à goutte: mais comme il avoit outre cela une douleur de tète insupportable, une chaleur d'entrailles excessive et beaucoup d'autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l'un durant trois mois; de sorte qu'il fallut prendre toutes ces médecines, et pour cela les faire chauffer et les avaler goutte à goutte : ce qui étoit un véritable supplice, et qui faisoit mal au cœur à tous ceux qui étoient auprès de lui, sans qu'il s'en soit jamais plaint.

La continuation de ces remèdes, avec d'autres qu'on lui fit pratiquer, lui apportèrent quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite; de sorte que les médecins crurent que pour la rétablir entièrement il falloit qu'il quittât toute sorte d'application d'esprit, et qu'il cherchât autant qu'il pourroit les occasions de se divertir. Mon frère eut quelque peine à se rendre à ce conseil, parcequ'il y voyoit du danger mais enfin il le suivit, croyant être

trouver à Gaillon M. l'archevêque de Rouen, qui, | Il avoit entre autres incommodités celle de ne ayant examiné toutes ces choses, les trouva si importantes, qu'il écrivit une patente à son conseil, et donna un ordre exprès à M. du Bellay de faire rétracter cet homme sur tous les points dont il étoit accusé, et de ne recevoir rien de lui que par la communication de ceux qui l'avoient dénoncé. La chose fut exécutée ainsi, et il comparut dans le conseil de M. l'archevêque, et renonça à tous ses sentiments: et on peut dire que ce fut sincèrement; car il n'a jamais témoigné de fiel contre ceux qui lui avoient causé cette affaire : ce qui fait croire qu'il étoit luimême trompé par les fausses conclusions qu'il tiroit de ses faux principes. Aussi étoit-il bien certain qu'on n'avoit eu en cela aucun dessein de lui nuire, ni d'autre vue que de le détromper par lui-même, et l'empêcher de séduire les jeunes gens qui n'eussent pas été capables de discerner le vrai d'avec le faux dans des questions si subtiles. Ainsi cette affaire se termina doucement; et mon frère continuant de chercher de plus en plus le moyen de plaire à Dieu, cet amour de la profession chrétienne s'enflamma de telle sorte dès l'âge de vingt-quatre ans, qu'il se ré-obligé de faire tout ce qui lui seroit possible pour repandoit sur toute sa maison. Mon père même n'ayant pas de honte de se rendre aux enseignements de son fils, embrassa pour lors une manière de vie plus exacte par la pratique continuelle des vertus jusqu'à sa mort, qui a été tout-à-fait chrétienne; et ma sœur qui avoit des talents d'esprit tout extraordinaires, et qui étoit dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent, fut tellement touchée des discours de mon frère, qu'elle se résolut de renoncer à tous ces avantages qu'elle avoit tant aimés jusqu'alors, pour se consacrer à Dieu tout entière, comme elle a fait depuis, s'étant fait religieuse dans une maison très sainte et très austère, où elle a fait un si bon usage des perfections dont Dieu l'avoit ornée, qu'on l'a trouvée digne des emplois les plus difficiles, dont elle s'est toujours acquittée avec toute la fidélité imaginable, et où elle est morte saintement le 4 octobre 1664, âgée de trente-six ans.

Cependant mon frère, de qui Dieu se servoit pour opérer tous ces biens, étoit travaillé par des maladies continuelles et qui alloient toujours en augmentant. Mais comme alors il ne connoissoit pas d'autre science que la perfection, il trouvoit une grande différence entre celle-là et celle qui avoit occupé son esprit jusqu'alors; car au lieu que ses indispositions retardoient le progrès des autres, celle-ci au contraire le perfectionnoit dans ces mêmes indispositions par la patience admirable avec laquelle il les souffroit. Je me contenterai, pour le faire voir, d'en rapporter un exemple.

1 A Port-Royal.

I

mettre sa santé, et il s'imagina que les divertissements honnêtes ne pourroient pas lui nuire ; et ainsi il se mit dans le monde. Mais quoique par la miséricorde de Dieu il se soit toujours exempté des vices, néanmoins comme Dieu l'appeloit à une plus grande perfection, il ne voulut pas l'y laisser, et il se servit de ma sœur pour ce dessein; comme il s'étoit autrefois servi de mon frère lorsqu'il avoit voulu retirer ma sœur des engagements où elle étoit dans le monde.

Elle étoit alors religieuse, et elle menoit une vie si sainte, qu'elle édifioit toute la maison : étant en cet état, elle eut de la peine de voir que celui à qui elle étoit redevable, après Dieu, des graces dont elle jouissoit, ne fût pas dans la possession de ces graces; et comme mon frère la voyoit souvent, elle lui en parloit souvent aussi, et enfin elle le fit avec tant de force et de douceur, qu'elle lui persuada ce qu'il lui avoit persuadé le premier, de quitter absolument le monde; en sorte qu'il se résolut de quitter tout-àfait toutes les conversations du monde, et de retrancher toutes les inutilités de la vie au péril même de sa santé, parcequ'il crut que le salut étoit préférable à toutes choses.

Il avoit pour lors trente ans, et il étoit toujours infirme; et c'est depuis ce temps-là qu'il a embrassé la manière de vivre où il a été jusqu'à la mort '.

Il y a ici une assez longue lacune; Mme Périer ne parle ni des Provinciales, qui parurent trois ans plus tard, en 1636, ni des questions proposées à Pascal par Fermat, et discutées dans les lettres de ces deux grands géomètres, et qui avoient produit en 1654 le Traité du triangle arithmétique; ouvrage très

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