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Après qu'il lui a expliqué un grand nombre de remarques très particulières sur le livre de ce peuple, il lui fait encore considérer que c'est le seul qui ait parlé dignement de l'Être souverain, et qui ait donné l'idée d'une véritable religion. Il lui en fait concevoir les marques les plus sensibles qu'il applique à celles que ce livre a enseignées ; et il lui fait faire une attention particulière sur ce qu'elle fait consister l'essence de son culte dans l'amour du Dieu qu'elle adore : ce qui est un caractère tout singulier, et qui la distingue visiblement de toutes les autres religions, dont la fausseté paroît par le défaut de cette marque si essentielle.

Enfin il lui fait jeter les yeux sur le peuple juif, | encore qu'il trouvera dans ce même livre de quoi se et il lui en fait observer des circonstances si extraor- consoler. Et en effet, il lui fait remarquer qu'il y est dinaires, qu'il attire facilement son attention. Après dit que le remède est entre les mains de Dieu; que lui avoir représenté tout ce que ce peuple a de sin- c'est à lui que nous devons recourir pour avoir les gulier, il s'arrête particulièrement à lui faire remar- forces qui nous manquent; qu'il se laissera fléchir, quer un livre unique par lequel il se gouverne, et et qu'il enverra même aux hommes un libérateur, qui comprend tout ensemble son histoire, sa loi et qui satisfera pour eux, et qui suppléera à leur imsa religion. A peine a-t-il ouvert ce livre, qu'il lui puissance. apprend que le monde est l'ouvrage d'un Dieu, et que c'est ce même Dieu qui a créé l'homme à son image, et qui l'a doué de tous les avantages du corps et de l'esprit qui convenoient à cet état. Quoiqu'il n'ait rien encore qui le convainque de cette vérité, elle ne laisse pas de lui plaire ; et la raison seule suffit pour lui faire trouver plus de vraisemblance dans cette supposition, qu'un Dieu est l'auteur des hommes et de tout ce qu'il y a dans l'univers, que dans tout ce que ces mêmes hommes se sont imaginé par leurs propres lumières. Ce qui l'arrête en cet endroit, est de voir, par la peinture qu'on lui a faite de l'homme, qu'il est bien éloigné de posséder tous ces avantages qu'il a dû avoir lorsqu'il est sorti des mains de son auteur; mais il ne demeure pas long-temps dans ce doute: car, dès qu'il poursuit la lecture de ce même livre, il y trouve qu'après que l'homme eut été créé de Dieu dans l'état d'innocence, et avec toute sorte de perfections, sa première action fut de se révolter contre son créateur, et d'employer à l'offenser tous les avantages qu'il en avoit reçus.

Pascal lui fait alors comprendre que ce crime ayant été le plus grand de tous les crimes en toutes ses circonstances, il avoit été puni non seulement dans ce premier homme, qui, étant déchu par-là de son état, tomba tout d'un coup dans la misère, dans la foiblesse, dans l'erreur et dans l'aveuglement, mais encore dans tous ses descendants, à qui ce même homme a communiqué et communiquera encore sa corruption dans toute la suite des temps.

Il lui montre ensuite divers endroits de ce livre où il a découvert cette vérité. Il lui fait prendre garde qu'il n'y est plus parlé de l'homme que par rapport à cet état de foiblesse et de désordre; qu'il y est dit souvent que toute chair est corrompue, que les hommes sont abandonnés à leurs sens, et qu'ils ont une pente au mal dès leur naissance. Il lui fait voir encore que cette première chute est la source, non seulement de tout ce qu'il y a de plus incompréhensible dans la nature de l'homme, mais aussi d'une infinité d'effets qui sont hors de lui, et dont la cause lui est inconnue. Enfin il lui représente l'homme si bien dépeint dans tout ce livre, qu'il ne lui paroit plus différent de la première image qu'il lui en a tracée.

Ce n'est pas assez d'avoir fait connoître à cet homme son état plein de misère; Pascal lui apprend

Quoique Pascal, après avoir conduit si avant cet homme qu'il s'étoit proposé de persuader insensiblement, ne lui ait encore rien dit qui le puisse convaincre des vérités qu'il lui a fait découvrir, il l'a mis néanmoins dans la disposition de les recevoir avec plaisir, pourvu qu'on puisse lui faire voir qu'il doit s'y rendre, et de souhaiter même de tout son cœur qu'elles soient solides et bien fondées, puisqu'il y trouve de si grands avantages pour son repos et pour l'éclaircissement de ses doutes. C'est aussi l'état où devroit être tout homme raisonnable, s'il étoit une fois bien entré dans la suite de toutes les choses que Pascal vient de représenter: il y a sujet de croire qu'après cela il se rendroit facilement à toutes les preuves que l'auteur apportera ensuite pour confirmer la certitude et l'évidence de toutes ces vérités importantes dont il avoit parlé, et qui font le fondement de la religion chrétienne, qu'il avoit dessein de persuader.

Pour dire en peu de mots quelque chose de ces preuves, après qu'il eut montré en général que les vérités dont il s'agissoit étoient contenues dans un livre de la certitude duquel tout homme de bon sens ne pouvoit douter, il s'arrêta principalement au livre de Moïse, où ces vérités sont particulièrement répandues, et il fit voir, par un très grand nombre de circonstances indubitables, qu'il étoit également impossible que Moïse eût laissé par écrit des choses fausses, ou que le peuple à qui il les avoit laissées s'y fût laissé tromper, quand même Moïse auroit été capable d'être fourbe.

Il parla aussi des grands miracles qui sont rapportés dans ce livre; et comme ils sont d'une grande

tant d'effets différents, qui concourent tous également à prouver d'une manière invincible la religion qu'il est venu lui-même établir parmi les hommes. Voilà en substance les principales choses dont il

conséquence pour la religion qui y est enseignée, il prouva qu'il n'étoit pas possible qu'ils ne fussent vrais, non seulement par l'autorité du livre où ils sont contenus, mais encore par toutes les circonstances qui les accompagnent et qui les rendent indubi-entreprit de parler dans tout ce discours, qu'il ne tables.

Il fit voir encore de quelle manière toute la loi de Moise étoit figurative; que tout ce qui étoit arrivé aux Juifs n'avoit été que la figure des vérités accomplies à la venue du Messie, et que, le voile qui couvroit ces figures ayant été levé, il étoit aisé d'en voir l'accomplissement et la consommation parfaite en faveur de ceux qui ont reçu Jésus-Christ.

Il entreprit ensuite de prouver la vérité de la religion par les prophéties; et ce fut sur ce sujet qu'il s'étendit beaucoup plus que sur les autres. Comme il avoit beaucoup travaillé là-dessus, et qu'il y avoit des vues qui lui étoient toutes particulières, il les expliqua d'une manière fort intelligible : il en fit voir le sens et la suite avec une facilité merveilleuse, et il les mit dans tout leur jour et dans toute leur force.

Enfin, après avoir parcouru les livres de l'ancien Testament, et fait encore plusieurs observations convaincantes pour servir de fondements et de preuves à la vérité de la religion, il entreprit encore de parler du nouveau Testament, et de tirer ses preuves de la vérité même de l'Evangile.

proposa à ceux qui l'entendirent que comme l'abrégé du grand ouvrage qu'il méditoit; et c'est par le moyen d'un de ceux qui y furent présents qu'on a su depuis le peu que je viens d'en rapporter.

Parmi les fragments que l'on donne au public, on verra quelque chose de ce grand dessein: mais on y en verra bien peu; et les choses mêmes que l'on y trouvera sont si imparfaites, si peu étendues, et si peu digérées, qu'elles ne peuvent donner qu'une idée très grossière de la manière dont il se proposoit de les traiter.

Au reste, il ne faut pas s'étonner si, dans le peu qu'on en donne, on n'a pas gardé son ordre et sa suite pour la distribution des matières. Comme on n'avoit presque rien qui se suivît, il eût été inutile de s'attacher à cet ordre; et l'on s'est contenté de les disposer à-peu-près en la manière qu'on a jugé être plus propre et plus convenable à ce que l'on en avoit. On espère même qu'il y aura peu de personnes qui, après avoir bien conçu une fois le dessein de l'auteur, ne suppléent d'eux-mêmes au défaut de cet ordre, et qui, en considérant avec attention les diverses maIl commença par Jésus-Christ; et quoiqu'il l'eût tières répandues dans ces fragments, ne jugent facidéja prouvé invinciblement par les prophéties et parlement où elles doivent être rapportées suivant l'idée toutes les figures de la loi, dont on voyoit en lui l'ac-de celui qui les avoit écrites. complissement parfait, il apporta encore beaucoup de preuves tirées de sa personne même, de ses miracles, de sa doctrine et des circonstances de sa vie.

Si l'on avoit seulement ce discours-là par écrit tout au long et en la manière qu'il fut prononcé, l'on auroit quelque sujet de se consoler de la perte de cet ouvrage, et l'on pourroit dire qu'on en auroit au moins un petit échantillon, quoique fort imparfait. Mais Dieu n'a pas permis qu'il nous ait laissé ni l'un ni l'autre; car peu de temps après il tomba malade

Il s'arrêta ensuite sur les apôtres; et pour faire voir la vérité de la foi qu'ils ont publiée hautement par-tout, après avoir établi qu'on ne pouvoit les accuser de fausseté, qu'en supposant, ou qu'ils avoient été des fourbes, ou qu'ils avoient été trompés eux-d'une maladie de langueur et de foiblesse qui dura mêmes, il fit voir clairement que l'une et l'autre de ces suppositions étoit également impossible.

Enfin il n'oublia rien de tout ce qui pouvoit servir à la vérité de l'histoire évangélique, faisant de très belles remarques sur l'Evangile même, sur le style des évangélistes, et sur leurs personnes; sur les apotres en particulier, et sur leurs écrits; sur le nombre prodigieux de miracles; sur les martyrs; sur les saints; en un mot, sur toutes les voies par lesquelles la religion chrétienne s'est entièrement établie. Et quoiqu'il n'eût pas le loisir, dans un simple discours, de traiter au long une si vaste matière, comme il avoit dessein de faire dans son ouvrage, il en dit néanmoins assez pour convaincre que tout cela ne pouvoit être l'ouvrage des hommes, et qu'il n'y avoit que Dieu seul qui eût pu conduire l'évènement de

les quatre dernières années de sa vie, et qui, quoiqu'elle parût fort peu au dehors, et qu'elle ne l'obligeât pas de garder le lit ni la chambre, ne laissoit pas de l'incommoder beaucoup, et de le rendre presque incapable de s'appliquer à quoi que ce fût : de sorte que le plus grand soin et la principale occupation de ceux qui étoient auprès de lui étoient de le détourner d'écrire, et même de parler de tout ce qui demandoit quelque contention d'esprit, et de ne l'entretenir que de choses indifférentes et incapables de le fatiguer,

C'est néanmoins pendant ces quatre dernières années de langueur et de maladie qu'il a fait et écrit tout ce que l'on a de lui de cet ouvrage qu'il méditoit, et tout ce que l'on en donne au public. Car, quoiqu'il attendit que sa santé fût entièrement rétablie pour y travailler tout de bon, et pour écrire les choses qu'il

avoit déjà digérées et disposées dans son esprit, cependant, lorsqu'il lui survenoit quelques nouvelles pensées, quelques vues, quelques idées, ou même quelque tour et quelques expressions qu'il prévoyoit lui pouvoir un jour servir pour son dessein, comme il n'étoit pas alors en état de s'y appliquer aussi fortement que lorsqu'il se portoit bien, ni de les imprimer dans son esprit et dans sa mémoire, il aimoit mieux en mettre quelque chose par écrit pour ne les pas oublier; et pour cela il prenoit le premier morceau de papier qu'il trouvoit sous sa main, sur lequel il mettoit sa pensée en peu de mots, et fort souvent même seulement à demi-mot : car il ne l'écrivoit que pour lui; et c'est pourquoi il se contentoit de le faire fort légèrement, pour ne pas se fatiguer l'esprit, et d'y mettre seulement les choses qui étoient nécessaires pour le faire ressouvenir des vues et des idées qu'il avoit.

C'est ainsi qu'il a fait la plupart des fragments qu'on trouvera dans ce recueil : de sorte qu'il ne faut pas s'étonner s'il y en a quelques uns qui semblent assez imparfaits, trop courts et trop peu expliqués, dans lesquels on peut même trouver des termes et des expressions moins propres et moins élégantes. Il arrivoit néanmoins quelquefois, qu'ayant la plume à la main, il ne pouvoit s'empêcher, en suivant son inclination, de pousser ses pensées, et de les étendre un peu davantage, quoique ce ne fût jamais avec la même force et la même application d'esprit que s'il eût été en parfaite santé. Et c'est pourquoi l'on en ❘ trouvera aussi quelques unes plus étendues et mieux écrites, et des chapitres plus suivis et plus parfaits que les autres.

enfilés en diverses liasses, mais sans aucun ordre, sans aucune suite, parceque, comme je l'ai déja remarqué, ce n'étoit que les premières expressions de ses pensées qu'il écrivoit sur de petits morceaux de papier à mesure qu'elles lui venoient dans l'esprit. Et tout cela étoit si imparfait et si mal écrit, qu'on a eu toutes les peines du monde à le déchiffrer.

La première chose que l'on fit fut de les faire copier tels qu'ils étoient, et dans la même confusion qu'on les avoit trouvés. Mais lorsqu'on les vit en cet état, et qu'on eut plus de facilité de les lire et de les examiner que dans les originaux, ils parurent d'abord si informes, si peu suivis, et la plupart si peu expliqués, qu'on fut fort long-temps sans penser du tout à les faire imprimer, quoique plusieurs personnes de très grande considération le demandassent souvent avec des instances et des sollicitations fort pressantes, parceque l'on jugeoit bien qu'en donnant ces écrits en l'état où ils étoient, on ne pouvoit pas remplir l'attente et l'idée que tout le monde avoit de cet ouvrage, dont on avoit déjà beaucoup entendu parler.

Mais enfin on fut obligé de céder à l'impatience et au grand desir que tout le monde témoignoit de les voir imprimés. Et l'on s'y porta d'autant plus aisément, que l'on crut que ceux qui les liroient seroient assez équitables pour faire le discernement d'un dessin ébauché d'avec une pièce achevée, et pour juger de l'ouvrage par l'échantillon, quelque imparfait qu'il fût. Et ainsi l'on se résolut de le donner au public. Mais comme il y avoit plusieurs manières de l'exécuter, l'on a été quelque temps à se déterminer sur celle que l'on devoit prendre.

La première qui vint dans l'esprit, et celle qui étoit sans doute la plus facile, étoit de les faire imprimer tout de suite dans le même état où on les avoit trouvés. Mais l'on jugea bientôt que, de le faire de cette sorte, c'eût été perdre presque tout le fruit qu'on en pouvoit espérer, parceque les pensées plus suivies, plus claires et plus étendues, étant mêlées

Voilà de quelle manière ont été écrites ces Pensées. Et je crois qu'il n'y aura personne qui ne juge facilement, par ces légers commencements et par ces foibles essais d'une personne malade, qu'il n'avoit écrits que pour lui seul, et pour se remettre dans l'esprit des pensées qu'il craignoit de perdre, qu'il n'a jamais revus ni retouchés, quel eût été l'ouvrage entier, s'il eût pu recouvrer sa parfaite santé et yet comme absorbées parmi tant d'autres à demi digémettre la dernière main, lui qui savoit disposer les choses dans un si beau jour et un si bel ordre, qui donnoit un tour si particulier, si noble et si relevé, à tout ce qu'il vouloit dire, qui avoit dessein de travailler cet ouvrage plus que tous ceux qu'il avoit jamais faits, qui y vouloit employer toute la force d'esprit et tous les talents que Dieu lui avoit donnés, et duquel il a dit souvent qu'il lui falloit dix ans de santé pour l'achever.

Comme l'on savoit le dessein qu'avoit Pascal de travailler sur la religion, l'on eut un très grand soin, après sa mort, de recueillir tous les écrits qu'il avoit faits sur cette matière. On les trouva tous ensemble

rées, et quelques unes mème presque inintelligibles à tout autre qu'à celui qui les avoit écrites, il y avoit tout sujet de croire que les unes feroient rebuter les autres, et que l'on ne considéreroit ce volume, grossi inutilement de tant de pensées imparfaites, que comme un amas confus, sans ordre, sans suite, et qui ne pouvoit servir à rien.

Il y avoit une autre manière de donner ces écrits au public, qui étoit d'y travailler auparavant, d'éclaircir les pensées obscures, d'achever celles qui étoient imparfaites, et, en prenant dans tous ces fragments le dessein de l'auteur, de suppléer en quelque sorte l'ouvrage qu'il vouloit faire. Cette voie

eût été assurément la meilleure; mais il étoit aussi très difficile de la bien exécuter. L'on s'y est néanmoins arrêté assez long-temps, et l'on avoit en effet commencé à y travailler. Mais enfin on s'est résolu de la rejeter aussi bien que la première, parceque l'on a considéré qu'il étoit presque impossible de bien entrer dans la pensée et dans le dessein d'un auteur, et sur-tout d'un auteur tel que Pascal, et que ce n'eût pas été donner son ouvrage, mais un ouvrage tout different.

sans

Ainsi, pour éviter les inconvénients qui se trouvoient dans l'une et l'autre de ces manières de faire paroître ces écrits, on en a choisi une entre deux, qui est celle que l'on a suivie dans ce recueil. On a pris seulement parmi ce grand nombre de pensées celles qui ont paru les plus claires et les plus achevées; et on les donne telles qu'on les a trouvées, y rien ajouter ni changer; si ce n'est qu'au lieu qu'elles étoient sans suite, sans liaison, et dispersées confusément de côté et d'autre, on les a mises dans quelque sorte d'ordre, et réduit sous les mêmes titres celles qui étoient sur les mêmes sujets; et l'on a supprimé toutes les autres qui étoient ou trop obscures, ou trop imparfaites.

Ce n'est pas qu'elles ne continssent aussi de très belles choses, et qu'elles ne fussent capables de donner de grandes vues à ceux qui les entendroient bien. Mais comme on ne vouloit pas travailler à les éclair cir et à les achever, elles eussent été entièrement inutiles en l'état où elles sont. Et afin que l'on en ait quelque idée, j'en rapporterai ici seulement une pour servir d'exemple, et par laquelle on pourra juger de toutes les autres que l'on a retranchées. Voici donc quelle est cette pensée, et en quel état on l'a trouvée parmi ces fragments : « Un artisan qui parle des ria chesses, un procureur qui parle de la guerre, de la a royauté, etc. Mais le riche parle bien des richesses, a le roi parle froidement d'un grand don qu'il vient « de faire, et Dieu parle bien de Dieu. »

Il y a dans ce fragment une fort belle pensée; mais il y a peu de personnes qui la puissent voir, parcequ'elle y est expliquée très imparfaitement et d'une manière fort obscure, fort courte et fort abrégée; en sorte que, si on ne lui avoit souvent ouï dire de bouche la même pensée, il seroit difficile de la reconnoître dans une expression si confuse et si embrouillée. Voici à-peu-près en quoi elle consiste.

Il avoit fait plusieurs remarques très particulières sur le style de l'Ecriture, et principalement de l'Evangile; et il y trouvoit des beautés que peut-être personne n'avoit remarquées avant lui. Il admiroit entre autres choses la naïveté, la simplicité, et, pour le dire ainsi, la froideur avec laquelle il semble que Jesus-Christ y parle des choses les plus grandes et

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les plus relevées, comme sont, par exemple, le royaume de Dieu, la gloire que possèderont les saints dans le ciel, les peines de l'enfer, sans s'y étendre, comme ont fait les pères et tous ceux qui ont écrit sur ces matières. Et il disoit que la véritable cause de cela étoit que ces choses, qui à la vérité sont infiniment grandes et relevées à notre égard, ne le sont pas de même à l'égard de Jésus-Christ, et qu'ainsi il ne faut pas trouver étrange qu'il en parle de cette sorte sans étonnement et sans admiration; comme l'on voit, sans comparaison, qu'un général d'armée parle tout simplement et sans s'émouvoir du siége d'une place importante, et du gain d'une grande bataille; et qu'un roi parle froidement d'une somme de quinze ou vingt millions, dont un particulier et un artisan ne parleroient qu'avec de grandes exagérations.

Voilà quelle est la pensée qui est contenue et renfermée sous le peu de paroles qui composent ce fragment; et dans l'esprit des personnes raisonnables, et qui agissent de bonne foi, cette considération, jointe à quantité d'autres semblables, pouvoit servir assurément de quelque preuve de la divinité de JésusChrist.

Je crois que ce seul exemple peut suffire, non seulement pour faire juger quels sont à-peu-près les autres fragments qu'on a retranchés, mais aussi pour faire voir le peu d'application et la négligence, pour ainsi dire, avec laquelle ils ont presque tous été écrits; ce qui doit bien convaincre de ce que j'ai dit, que Pascal ne les avoit écrits en effet que pour lui seul, et sans présumer aucunement qu'ils dussent jamais paroître en cet état. Et c'est aussi ce qui fait espérer que l'on sera assez porté à excuser les défauts qui s'y pourront rencontrer.

Que s'il se trouve encore dans ce recueil quelques pensées un peu obscures, je pense que, pour peu qu'on s'y veuille appliquer, on les comprendra néanmoins très facilement, et qu'on demeurera d'accord que ce ne sont pas les moins belles, et qu'on a mieux fait de les donner telles qu'elles sont, que de les éclaircir par un grand nombre de paroles qui n'auroient servi qu'à les rendre trainantes et languissantes, et qui en auroient ôté une des principales beautés, qui consiste à dire beaucoup de choses en peu de mots.

L'on en peut voir un exemple dans un des fragments du chapitre des Preuves de Jésus-Christ par les prophéties, qui est conçu en ces termes : « Les « prophètes sont mêlés de prophéties particulières, « et de celles du Messie: afin que les prophéties du « Messie ne fussent pas sans preuves, et que les pro« phéties particulières ne fussent pas sans fruit. » Il rapporte dans ce fragment la raison pour laquelle

les prophètes, qui n'avoient en vue que le Messie, et qui sembloient ne devoir prophétiser que de lui et de ce qui le regardoit, ont néanmoins souvent prédit des choses particulières qui paroissoient assez indifférentes et inutiles à leur dessein. Il dit que c'étoit afin que ces évènements particuliers s'accomplissant de jour en jour aux yeux de tout le monde, en la manière qu'ils les avoient prédits, ils fussent incontestablement reconnus pour prophètes, et qu'ainsi l'on ne pût douter de la vérité et de la certitude de toutes les choses qu'ils prophétisoient du Messie. De sorte que, par ce moyen, les prophéties du Messie tiroient, en quelque façon, leurs preuves et leur autorité de ces prophéties particulières vérifiées et accomplies; et ces prophéties particulières servant ainsi à prouver et à autoriser celles du Messie, elles n'étoient pas inutiles et infructueuses. Voilà le sens de ce fragment étendu et développé. Mais il n'y a sans doute per sonne qui ne prît bien plus de plaisir de le découvrir soi-même dans les seules paroles de l'auteur, que de le voir ainsi éclairci et expliqué.

Il est encore, ce me semble, assez à propos, pour détromper quelques personnes qui pourroient peutêtre s'attendre de trouver ici des preuves et des démonstrations géométriques de l'existence de Dieu, de l'immortalité de l'ame, et de plusieurs autres arti- | cles de la foi chrétienne, de les avertir que ce n'étoit pas là le dessein de Pascal. Il ne prétendoit point prouver toutes ces vérités de la religion par de telles démonstrations fondées sur des principes évidents, capables de convaincre l'obstination des plus endurcis, ni par des raisonnements métaphysiques, qui souvent égarent plus l'esprit qu'ils ne le persuadent, ni par des lieux communs tirés de divers effets de la nature, mais par des preuves morales qui vont plus au cœur qu'à l'esprit : c'est-à-dire qu'il vouloit plus travailler à toucher et à disposer le cœur, qu'à convaincre et à persuader l'esprit ; parcequ'il savoit que les passions et les attachements vicieux qui corrompent le cœur et la volonté, sont les plus grands obstacles et les principaux empêchements que nous ayons à la foi, et que, pourvu qu'on pût lever ces obstacles, il n'étoit pas difficile de faire recevoir à l'esprit les lumières et les raisons qui pouvoient le convaincre.

On sera facilement persuadé de tout cela en lisant ces écrits. Mais Pascal s'en est encore expliqué luimême dans un de ses fragments qui a été trouvé parmi les autres, et que l'on n'a point mis dans ce recueil. Voici ce qu'il dit dans ce fragment: « Je «< n'entreprendrai pas ici de prouver par des raisons « naturelles, ou l'existence de Dieu, ou la Trinité, << ou l'immortalité de l'ame, ni aucune des choses de <«< cette nature; non seulement parceque je ne me « sentirois pas assez fort pour trouver dans la nature

« de quoi convaincre des athées endurcis, mais en«< core parceque cette connoissance, sans Jésus-Christ, « est inutile et stérile. Quand un homme seroit per« suadé que les proportions des nombres sont des « vérités immatérielles, éternelles, et dépendantes « d'une première vérité en qui elles subsistent et << qu'on appelle Dieu, je ne le trouverois pas beau« coup avancé pour son salut. »

On s'étonnera peut-être aussi de trouver dans ce recueil une si grande diversité de pensées, dont il y en a même plusieurs qui semblent assez éloignées du sujet que Pascal avoit entrepris de traiter. Mais il faut considérer que son dessein étoit bien plus ample et plus étendu que l'on ne se l'imagine, et qu'il ne se bornoit pas seulement à réfuter les raisonnements des athées, et de ceux qui combattent quelques unes des vérités de la foi chrétienne. Le grand amour et l'estime singulière qu'il avoit pour la religion faisoit que non seulement il ne pouvoit souffrir qu'on la voulût détruire et anéantir tout-à-fait, mais même qu'on la blessât et qu'on la corrompît en la moindre chose. De sorte qu'il vouloit déclarer la guerre à tous ceux qui en attaquent ou la vérité ou la sainteté; c'est-à-dire non seulement aux athées, aux infidèles et aux hérétiques, qui refusent de soumettre les fausses lumières de leur raison à la foi, et de reconnoitre les vérités qu'elle nous enseigne; mais même aux chrétiens et aux catholiques qui, étant dans le corps de la véritable Église, ne vivent pas néanmoins selon la pureté des maximes de l'Evangile, qui nous y sont proposées comme le modèle sur lequel nous devons nous régler, et conformer toutes nos actions.

Voilà quel étoit son dessein; et ce dessein étoit assez vaste et assez grand pour pouvoir comprendre la plupart des choses qui sont répandues dans ce recueil. Il s'y en pourra néanmoins trouver quelques unes qui n'y ont nul rapport, et qui en effet n'y étoient pas destinées, comme, par exemple, la plupart de celles qui sont dans le chapitre des Pensées diverses, lesquelles on a aussi trouvées parmi les papiers de Pascal, et que l'on a jugé à propos de joindre aux autres; parceque l'on ne donne pas ce livre-ci simplement comme un ouvrage fait contre les athées ou sur la religion, mais comme un recueil de Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets. Je pense qu'il ne reste plus, pour achever cette préface, que de dire quelque chose de l'auteur après avoir parlé de son ouvrage. Je crois que non seulement cela sera assez à propos, mais que ce que j'ai dessein d'en écrire pourra même être très utile pour faire connoître comment Pascal est entré dans l'estime et dans les sentiments qu'il avoit pour la religion, qui lui firent concevoir le dessein d'entreprendre cet ouvrage.

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