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chements, on occupoit un cœur qui ne devoit être | grand éloignement pour ce péché-là, que pour assassiner le monde ou pour voler sur les grands chemins; et qu'enfin il n'y avoit rien qui fût plus contraire à son naturel, et sur quoi il fût moins tenté.

qu'à Dieu seul : que c'étoit lui faire un larcin de la chose du monde qui lui étoit la plus précieuse. Nous avons bien vu ensuite que ce principe étoit bien avant dans son cœur; car pour l'avoir toujours présent, il l'avoit écrit de sa main sur un petit papier séparé où il y avoit ces mots : « Il est injuste qu'on « s'attache, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volon<< tairement : je tromperois ceux en qui je ferois a naître ce desir, car je ne suis la fin de personne, « et n'ai de quoi le satisfaire. Ne suis-je pas prêt à « mourir? et ainsi l'objet de leur attachement mourra << donc ? Comme je serois coupable de faire croire « une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, « qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela on me fit « plaisir de même je suis coupable si je me fais « aimer, et si j'attire les gens à s'attacher à moi, je « dois avertir ceux qui seroient prêts à consentir au « mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire, quelque « avantage qu'il m'en revienne, et de même qu'ils « ne doivent pas s'attacher à moi, car il faut qu'ils a passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu et « à le chercher. »

Voilà de quelle manière il s'instruisoit lui-même, et comme il pratiquoit si bien ses instructions, que j'y avois été trompée moi-même. Par ces marques que nous avons de ses pratiques, qui ne sont venues à notre connoissance que par hasard, on peut voir une partie des lumières que Dieu lui donnoit pour la perfection de la vie chrétienne.

Il avoit un si grand zèle pour la gloire de Dieu, qu'il ne pouvoit souffrir qu'elle fût violée en quoi que ce soit; c'est ce qui le rendoit si ardent pour le service du roi, qu'il résistoit à tout le monde lors des troubles de Paris, et toujours depuis il appeloit des prétextes, toutes les raisons qu'on donnoit pour excuser cette rebellion; et il disoit que dans un état établi en république comme Venise, c'étoit un grand mal de contribuer à y mettre un roi, et opprimer la liberté des peuples à qui Dieu l'a donnée; mais que dans un état où la puissance royale est établie, on ne pouvoit violer le respect qu'on lui doit, que par une espèce de sacrilege; puisque c'est nonseulement une image de la puissance de Dieu, mais une participation de cette même puissance, à laquelle on ne pouvoit s'opposer sans résister visiblement à l'ordre de Dieu; et qu'ainsi l'on ne pouvoit assez exagérer la grandeur de cette faute, outre qu'elle est toujours accompagnée de la guerre civile, qui est le plus grand péché que l'on puisse commettre contre la charité du prochain. Et il observoit cette maxime si sincèrement, qu'il a refusé dans ce tempslà des avantages très considérables pour n'y pas manquer. I disoit ordinairement qu'il avoit un aussi

Ce sont là les sentiments où il étoit pour le service du roi : aussi étoit-il irréconciliable avec ceux qui s'y opposoient; et ce qui faisoit voir que ce n'étoit pas par tempérament ou par attachement à ses sentiments, c'est qu'il avoit une douceur admirable pour ceux qui l'offensoient en particulier. En sorte qu'il n'a jamais fait de différence de ceux-là d'avec les autres, et il oublioit si absolument ce qui ne regardoit que sa personne, qu'on avoit peine à l'en faire souvenir, et il falloit pour cela circonstancier les choses. Et comme on admiroit quelquefois cela, il disoit: Ne vous en étonnez pas, ce n'est pas par vertu, c'est par oubli réel, je ne m'en souviens point du tout. Cependant il est certain qu'on voit par là que les offenses qui ne regardoient que sa personne ne lui faisoient pas de grandes impressions, puisqu'il les oublioit si facilement; car il avoit une mémoire si excellente, qu'il disoit souvent qu'il n'avoit jamais rien oublié des choses qu'il avoit voulu retenir.

Il a pratiqué cette douceur dans la pratique des choses désobligeantes jusqu'à la fin, car peu de temps avant sa mort, ayant été offensé dans une partie qui lui étoit fort sensible, par une personne qui lui avoit de grandes obligations, et ayant en même temps reçu un service de cette personne, il la remercia avec tant de compliments et de civilités, qu'il en étoit excessif: cependant ce n'étoit pas par oubli, puisque c'étoit dans le même temps; mais c'est qu'en effet il n'avoit point de ressentiment pour les offenses qui ne regardoient que sa personne.

Toutes ces inclinations dont j'ai remarqué les particularités se verront mieux en abrégé par une peinture qu'il a faite de lui-même dans un petit papier écrit de sa main en cette manière :

« J'aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l'a « aimée. J'aime les biens, parce qu'ils donnent « moyen d'en assister les misérables. Je garde la fidé<< lité à tout le monde. Je ne rends pas le mal à ceux « qui m'en font, mais je leur souhaite une condition « pareille à la mienne, où l'on ne reçoit pas le mal « ni le bien de la plupart des hommes. J'essaie « d'être toujours véritable, sincère, et fidèle à tous « les hommes, et j'ai une tendresse de cœur pour « ceux que Dieu m'a unis plus étroitement; et soit « que je sois seul ou à la vue des hommes, j'ai en « toutes mes actions la vue de Dieu qui les doit ju« ger, et à qui je les ai toutes consacrées. Voilà « quels sont mes sentiments, et je bénis tous les « jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en « moi, et qui d'un homme plein de foiblesse, de

« tion, a fait un homme exempt de tous ces maux << par la force de la grace à laquelle tout en est dû, << n'ayant de moi que la misère et l'horreur. >>

« misère, de concupiscence, d'orgueil et d'ambi- | soumis comme un enfant. C'est par cette même simplicité qu'on avoit une liberté tout entière pour l'avertir de ses défauts, et il se rendoit aux avis qu'on lui donnoit, sans résistance. L'extrême vivacité de son esprit le rendoit quelquefois si impatient, qu'on avoit peine à le satisfaire; mais quand on l'avertissoit, ou qu'il s'apercevoit qu'il avoit fâché quelqu'un dans ses impatiences, il réparoit incontinent cela par des traitements si doux et par tant de bienfaits, que jamais il n'a perdu l'amitié de personne par là. Je tâche tant que je puis d'abréger, sans cela j'aurois bien des particularités à dire sur chacune des choses que j'ai marquées; mais comme je ne veux pas m'étendre, je viens à sa dernière maladie.

Il s'étoit ainsi dépeint lui-même, afin qu'ayant continuellement devant les yeux la voie par laquelle Dieu le conduisoit, il ne pût jamais s'en détourner. Les lumières extraordinaires, jointes à la grandeur de son esprit, n'empêchoient pas une simplicité merveilleuse qui paroissoit dans toute la suite de sa vie, et qui le rendoit exact à toutes les pratiques qui regardoient la religion. Il avoit un amour sensible pour tout l'office divin, mais surtout pour les petites heures, parce qu'elles sont composées du psaume 148, dans lequel il trouvoit tant de choses admirables, qu'il sentoit de la délectation à le réciter. Quand il s'entretenoit avec ses amis de la beauté de ce psaume, il se transportoit en sorte qu'il paroissoit hors de luimême ; et cette méditation l'avoit rendu si sensible à toutes les choses par lesquelles on tâche d'honorer Dieu, qu'il n'en négligeoit pas une. Lorsqu'on lui envoyoit des billets tous les mois, comme on fait en beaucoup de lieux, il les recevoit avec un respect admirable; il en récitoit tous les jours la sentence; et dans les quatre dernières années de sa vie, comme il ne pouvoit travailler, son principal divertissement étoit d'aller visiter les églises où il y avoit des reliques exposées, ou quelque solennité ; et il avoit pour cela un almanach spirituel qui l'instruisoit des lieux où il y avoit des dévotions particulières; et il faisoit tout cela si dévotement et si simplement, que ceux qui le voyoient en étoient surpris : ce qui a donné lieu à cette belle parole d'une personne très vertueuse et très éclairée : Que la grace de Dieu se fait connoître dans les grands esprits par les petites choses, et dans les esprits communs par les grandes.

Cette grande simplicité paroissoit lorsqu'on lui parloit de Dieu, ou de lui-même; de sorte que la veille de sa mort, un ecclésiastique qui est un homme d'une très grande science, et d'une très grande vertu, l'étant venu voir, comme il l'avoit souhaité, et ayant demeuré une heure avec lui, il en sortit si édifié, qu'il me dit: Allez, consolez-vous; si Dieu l'appelle, vous avez bien sujet de le louer des graces qu'il lui fait; j'avois toujours admiré beaucoup de grandes choses en lui, mais je n'y avois jamais remarqué la grande simplicité que je viens de voir: cela est incomparable dans un esprit tel que le sien, je voudrois de tout mon cœur être en sa place.

Monsieur le curé de Saint-Etienne * qui l'a vu dans sa maladie, y voyoit la même chose, et disoit à toute heure: C'est un enfant: il est humble, il est

* C'étoit le père Beurrier, depuis abbé de Sainte-Geneviève.

Elle commença par un dégoût étrange qui lui prit deux mois avant sa mort : son médecin lui conseilla de s'abstenir de manger du solide, et de se purger; pendant qu'il étoit en cet état, il fit une action de charité bien remarquable. Il avoit chez lui un bonhomme avec sa femme et tout son ménage, à qui il avoit donné une chambre, et à qui il fournissoit du bois, tout cela par charité; car il n'en tiroit point d'autre service que de n'être point seul dans sa maison. Ce bonhomme avoit un fils, qui étant tombé malade, en ce temps-là, de la petite-vérole, mon frère, qui avoit besoin de mes assistances, eut peur que je n'eusse de l'appréhension d'aller chez lui à cause de mes enfants. Cela l'obligea à penser de se séparer de ce malade; mais comme il craignoit qu'il ne fût en danger si on le transportoit en cet état hors de sa maison, il aima mieux en sortir lui-même, quoiqu'il fût déja fort mal, disant : Il y a moins de danger pour moi dans ce changement de demeure, c'est pourquoi il faut que ce soit moi qui quitte. Ainsi il sortit de sa maison le 29 juin, pour venir chez nous, et il n'y rentra jamais; car trois jours après il commença d'être attaqué d'une colique très violente qui lui ôtoit absolument le sommeil. Mais comme il avoit une grande force d'esprit et un grand courage, il enduroit ses douleurs avec une patience admirable. Il ne laissoit pas de se lever tous les jours et de prendre luimême ses remèdes, sans vouloir souffrir qu'on lui rendît le moindre service. Les médecins qui le traitoient voyoient que ses douleurs étoient considérables; mais parce qu'il avoit le pouls fort bon, sans aucune altération ni apparence de fièvre, ils assuroient qu'il n'y avoit aucun péril, se servant même de ces mots : Il n'y a pas la moindre ombre de danger. Nonobstant ce discours, voyant que la continuation de ses douleurs et de ses grandes veilles l'affoiblissoit, dès le quatrième jour de sa colique, et avant même que d'être alité il envoya querir M. le curé et se confessa. Cela fit du bruit parmi ses amis, et on obligea quelques uns de le venir voir, tout épouvantés d'appré

hension. Les médecins mêmes en furent si surpris, | devroit toujours être, dans la souffrance des maux, qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner, disant dans la privation de tous les biens et de tous les plaique c'étoit une marque d'appréhension à quoi ils ne sirs des sens, exempt de toutes les passions qui tras'attendoient pas de sa part. Mon frère voyant l'émo- vaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, tion que cela avoit causé, en fut fâché et me dit: sans avarice, dans l'attente continuelle de la mort. J'eusse voulu communier; mais puisque je vois qu'on N'est-ce pas ainsi que les chrétiens devroient passer est surpris de ma confession, j'aurois peur qu'on ne la vie? Et n'est-ce pas un grand bonheur quand on le fût davantage; c'est pourquoi il vaut mieux diffé- se trouve par nécessité dans l'état où l'on est obligé rer. M. le curé ayant été de cet avis, il ne communia d'être, et qu'on n'a autre chose à faire qu'à se soupas. Cependant son mal continuoit, et comme M. le mettre humblement et paisiblement ? C'est pourquoi curé le venoit voir de temps en temps par visite, il je ne demande autre chose que de prier Dieu qu'il ne perdoit pas une de ces occasions pour se confes- me fasse cette grace. Voilà dans quel esprit il enduser, et n'en disoit rien, de peur d'effrayer le monde, roit tous ses maux. parce que les médecins assuroient toujours qu'il n'y avoit nul danger à sa maladie; et en effet il y eut quelque diminution en ses douleurs, ensorte qu'il se levoit quelquefois dans sa chambre. Elles ne le quittèrent jamais néanmoins tout-à-fait, et même elles revenoient quelquefois, et il maigrissoit aussi beaucoup, ce qui n'effrayoit pas beaucoup les médecins : mais, quoi qu'ils pussent dire, il dit toujours qu'il étoit en danger, et ne manqua pas de se confesser toutes les fois que M. le curé le venoit voir. Il fit même son testament durant ce temps-là, où les pauvres ne furent pas oubliés, et il se fit violence pour ne leur pas donner davantage, car il me dit que si M. Périer eût été à Paris, et qu'il y eût consenti, il auroit disposé de tout son bien en faveur des pauvres; et enfin il n'avoit rien dans l'esprit et dans le cœur que les pauvres, et il me disoit quelquefois : D'où vient que je n'ai jamais rien fait pour les pauvres, quoique j'aie toujours eu un si grand amour pour eux? Je lui dis : C'est que vous n'avez jamais eu assez de bien pour leur donner de grandes assistances. Et il me répondit : Puisque je n'avois pas de bien pour leur en donner, je devois leur avoir donné mon temps et ma peine; c'est à quoi j'ai failli; et si les médecins disent vrai, et si Dieu permet que je me relève de cette maladie, je suis résolu de n'avoir point d'autre emploi ni point d'autre occupation tout le reste de ma vie que le service des pauvres. Ce sont les sentiments dans lesquels Dieu l'a pris.

Il joignoit à cette ardente charité pendant sa maladie une patience si admirable, qu'il édifioit et surprenoit toutes les personnes qui étoient autour de Jui, et il disoit à ceux qui lui témoignoient avoir de la peine de voir l'état où il étoit, que, pour lui, il n'en avoit pas, et qu'il appréhendoit même de guérir; et quand on lui en demandoit la raison, il disoit : C'est que je connois les dangers de la santé et les avantages de la maladie. Il disoit encore au plus fort de ses douleurs, quand on s'affligeoit de les lui voir souffrir: Ne me plaignez point, la maladie est l'état naturel des chrétiens, parcequ'on est par là, comme on

Il souhaitoit beaucoup de communier; mais les médecins s'y opposoient, disant qu'il ne le pouvoit faire à jeun, à moins que ce ne fût la nuit : ce qu'il ne trouvoit pas à propos de faire sans nécessité, et que pour communier en viatique il falloit être en danger de mort ; ce qui ne se trouvant pas en lui, ils ne pouvoient pas lui donner ce conseil. Cette résistance le fâchoit; mais il étoit contraint d'y céder. Cependant sa colique continuant toujours, on lui ordonna de boire des eaux, qui en effet le soulagèrent beaucoup : mais au sixième d'août il sentit un grand étourdissement avec une grande douleur de tête; et quoique les médecins ne s'étonnassent pas de cela, et qu'ils l'assurassent que ce n'étoit que la vapeur des eaux, il ne laissa pas de se confesser, et il demanda avec des instances incroyables qu'on le fit communier, et qu'au nom de Dieu on trouvât moyen de remédier à tous les inconvénients qu'on lui avoit allégués jusqu'alors; et il pressa tant pour cela, qu'une personne qui se trouva présente lui reprocha qu'il avoit de l'inquiétude, et qu'il devoit se rendre au sentiment de ses amis; qu'il se portoit mieux, et qu'il n'avoit presque plus de colique ; et que ne lui restant plus qu'une vapeur d'eau, il n'étoit pas juste qu'il se fit porter le saintsacrement; qu'il valoit mieux différer, pour faire cette action à l'église. Il répondit à cela : On ne sent pas mon mal, et on y sera trompé; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire. Néanmoins voyant une si grande opposition à son desir, il n'osa plus en parler; mais il dit : Puisqu'on ne me veut pas accorder cette grâce, j'y voudrois bien suppléer par quelque bonne œuvre, et ne pouvant pas communier dans le chef,je voudrois bien communier dans les membres, et pour cela j'ai pensé d'avoir céans un pauvre malade à qui on rende les mêmes services comme à moi, qu'on prenne une garde exprès, et enfin qu'il n'y ait aucune différence de lui à moi, afin que j'aie cette consolation de savoir qu'il y a un pauvre aussi bien traité que moi, dans la confusion que je souffre de me voir dans la grande abondance de toutes choses où je me vois. Car quand je pense qu'au même temps

que je suis si bien, il y a une infinité de pauvres qui | lui donner la communion, il fit un effort, et il se sont plus malades que moi, et qui manquent des choses les plus nécessaires, cela me fait une peine que je ne puis supporter, et ainsi je vous prie de demander un malade à monsieur le curé pour le dessein que j'ai.

J'envoyai à monsieur le curé à l'heure même, qui manda qu'il n'y en avoit point qui fût en état d'être transporté; mais qu'il lui donneroit, aussitôt qu'il seroit guéri, un moyen d'exercer sa charité, en se chargeant d'un vieux homme dont il prendroit soin le reste de sa vie : car monsieur le curé ne doutoit pas alors qu'il ne dût guérir.

Comme il vit qu'il ne pouvoit pas avoir un pauvre en sa maison avec lui, il me pria donc de lui faire cette grace de le faire porter aux Incurables, parce qu'il avoit grand desir de mourir en la compagnie des pauvres. Je lui dis que les médecins ne trouvoient pas à propos de le transporter en l'état où il étoit ce qui le facha beaucoup; il me fit promettre que s'il avoit un peu de relâche, je lui donnerois cette satisfaction.

Cependant cette douleur de tête augmentant, il la souffroit toujours comme tous les autres maux, c'est-à-dire sans se plaindre; et une fois, dans le plus fort de sa douleur, le dix-septième d'août, il me pria de faire une consultation; mais il entra en même temps en scrupule, et me dit : Je crains qu'il n'y ait trop de recherche dans cette demande. Je ne laissai pourtant pas de la faire; et les médecins lui ordonnèrent de boire du petit-lait, lui assurant toujours qu'il n'y avoit nul danger, et que ce n'étoit que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux. Néanmoins, quoi qu'ils pussent dire, il ne les crut jamais, et me pria d'avoir un ecclésiastique pour passer la nuit auprès de lui, et moi-même je le trouvai si mal, que je donnai ordre, sans en rien dire, d'apporter des cierges et tout ce qu'il falloit pour le faire communier le lendemain matin.

Ces apprêts ne furent pas inutiles; mais ils servirent plus tôt que nous n'avions pensé : car environ minuit, il lui prit une convulsion si violente, que, quand elle fut passée, nous crûmes qu'il étoit mort, et nous avions cet extrême déplaisir avec tous les autres, de le voir mourir sans le saint-sacrement, après l'avoir demandé si souvent avec tant d'instance. Mais Dieu, qui vouloit récompenser un desir si fervent et si juste, suspendit comme par un miracle cette convulsion, et lui rendit son jugement entier, comme dans sa parfaite santé; en sorte que monsieur le curé entrant dans sa chambre avec le saint-sacrement, lui cria: Voici celui que vous avez tant desiré. Ces paroles achevèrent de le réveiller; et comme monsieur le curé approcha pour

leva seul à moitié, pour le recevoir avec plus de respect; et monsieur le curé l'ayant interrogé, suivant la coutume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit distinctement: Oui, monsieur, je crois tout cela de tout mon cœur. Ensuite il reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec des sentiments si tendres, qu'il en versoit des larmes. Il répondit à tout, remercia monsieur le curé; et lorsqu'il le bénit avec le saint ciboire, il dit : Que Dieu ne m'abandonne jamais. Ce qui fut comme ses dernières paroles; car après avoir fait son action de graces, un moment après ses convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus, et qui ne lui laissèrent pas un instant de liberté d'esprit : elles durèrent jusqu'à sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, le dix-neuvième d'août mil six cent soixante-deux, à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans deux mois.

PRÉFACE,

Où l'on fait voir de quelle manière ces Pensées ont été écrites et recueillies; ce qui en a fait retarder l'impression; quel étoit le dessein de l'auteur dans cet ouvrage, et comment il a passé les dernières années de sa vie.

Pascal, ayant quitté fort jeune l'étude des mathématiques, de la physique et des autres sciences profanes, dans lesquelles il avoit fait un si grand progrès, commença, vers la trentième année de son âge, à s'appliquer à des choses plus sérieuses et plus relevées, et à s'adonner uniquement, autant que sa santé le put permettre, à l'étude de l'Ecriture, des Pères, et de la morale chrétienne.

Mais quoiqu'il n'ait pas moins excellé dans ces sortes de sciences, comme il l'a bien fait paroître par des ouvrages qui passent pour assez achevés en leur genre, on peut dire néanmoins que, si Dieu eût permis qu'il eût travaillé quelque temps à celui qu'il avoit dessein de faire sur la religion, et auquel il vouloit employer tout le reste de sa vie, cet ouvrage eût beaucoup surpassé tous les autres qu'on a vus de lui; parcequ'en effet les vues qu'il avoit sur ce sujet étoient infiniment au-dessus de celles qu'il avoit sur toutes les autres choses.

Je crois qu'il n'y aura personne qui n'en soit facilement persuadé en voyant seulement le peu que l'on en donne à présent, quelque imparfait qu'il paroisse, et principalement sachant la manière dont il y a travaillé, et toute l'histoire du recueil qu'on en a fait. Voici comment tout cela s'est passé.

Pascal conçut le dessein de cet ouvrage plusieurs années avant sa mort; mais il ne faut pas néanmoins s'étonner s'il fut si long-temps sans en rien mettre par écrit : car il avoit toujours accoutumé de songer beaucoup aux choses, et de les disposer dans son esprit avant que de les produire au dehors, pour bien considérer et examiner avec soin celles qu'il falloit mettre les premières ou les dernières, et l'ordre qu'il leur devoit donner à toutes, afin qu'elles pussent faire l'effet qu'il desiroit. Et comme il avoit une mémoire excellente, et qu'on peut dire même prodigieuse, en sorte qu'il a souvent assuré qu'il n'avoit jamais rien oublié de ce qu'il avoit une fois bien imprimé dans son esprit; lorsqu'il s'étoit ainsi quelque temps appliqué à un sujet, il ne craignoit pas que les pensées qui lui étoient venues lui pussent jamais échapper; et c'est pourquoi il différoit assez souvent de les écrire, soit qu'il n'en eût pas le loisir, soit que sa santé, qui a presque toujours été languissante, ne fût pas assez forte pour lui permettre de travailler avec application.

C'est ce qui a été cause que l'on a perdu à sa mort la plus grande partie de ce qu'il avoit déja conçu touchant son dessein; car il n'a presque rien écrit des principales raisons dont il vouloit se servir, des fondements sur lesquels il prétendoit appuyer son ouvrage, et de l'ordre qu'il vouloit y garder: ce qui étoit assurément très considérable. Tout cela étoit parfaitement bien gravé dans son esprit et dans sa mémoire; mais, ayant négligé de l'écrire lorsqu'il l'auroit peut-être pu faire, il se trouva, lorsqu'il l'auroit bien voulu, hors d'état d'y pouvoir du tout travailler.

force et la capacité; qui avoit accoutumé de travailler tellement tous ses ouvrages, qu'il ne se contentoit presque jamais de ses premières pensées, quelque bonnes qu'elles parussent aux autres, et qui a refait souvent, jusqu'à huit ou dix fois, des pièces que tout autre que lui trouvoit admirables dès la pre| mière.

Après qu'il leur eut fait voir quelles sont les preuves qui font le plus d'impression sur l'esprit des hommes, et qui sont les plus propres à les persuader, il entreprit de montrer que la religion chrétienne avoit autant de marques de certitude et d'évidence que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables.

Il commença d'abord par une peinture de l'homme, où il n'oublia rien de tout ce qui le pouvoit faire connoître et au dedans et au dehors de lui-même, et jusqu'aux plus secrets mouvements de son cœur. Il supposa ensuite un homme qui, ayant toujours vécu dans une ignorance générale, et dans l'indifférence à l'égard de toutes choses, et sur-tout à l'égard de soi-même, vient enfin à se considérer dans ce tableau, et à examiner ce qu'il est. Il est surpris d'y découvrir une infinité de choses auxquelles il n'a jamais pensé; et il ne sauroit remarquer, sans étonnement et sans admiration, tout ce que Pascal lui fait sentir de sa grandeur et de sa bassesse, de ses avantages et de ses foiblesses, du peu de lumières qui lui reste, et des ténèbres qui l'environnent presque de toutes parts, et enfin de toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans sa nature. Il ne peut plus après cela demeurer dans l'indifférence, s'il a tant soit peu de raison; et quelque insensible qu'il ait été jusques alors, il doit souhaiter, après avoir ainsi connu ce qu'il est, de connoître aussi d'où il vient et ce qu'il doit devenir.

lui avoir développé tout ce que les plus grands philosophes de toutes les sectes ont dit sur le sujet de l'homme, il lui fait observer tant de défauts, tant de foiblesses, tant de contradictions, et tant de faussetés dans tout ce qu'ils ont avancé, qu'il n'est pas difficile à cet homme de juger que ce n'est pas là où il doit s'en tenir.

Il se rencontra néanmoins une occasion, il y a environ dix ou douze ans, en laquelle on l'obligea, non pas d'écrire ce qu'il avoit dans l'esprit sur ce sujet-là, mais d'en dire quelque chose de vive voix. Pascal, l'ayant mis dans cette disposition de cherIl le fit donc en présence et à la prière de plusieurs cher à s'instruire sur un doute si important, l'adresse personnes très considérables de ses amis. Il leur dé-premièrement aux philosophes; et c'est là qu'après veloppa en peu de mots le plan de tout son ouvrage : il leur représenta ce qui en devoit faire le sujet et la matière: il leur en rapporta en abrégé les raisons et les principes, et il leur expliqua l'ordre et la suite des choses qu'il y vouloit traiter. Et ces personnes, qui sont aussi capables qu'on le puisse être de juger de ces sortes de choses, avouent qu'elles n'ont jamais rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus touchant, ni de plus convaincant; qu'elles en furent charmées; et que ce qu'elles virent de ce projet et de ce dessein dans un discours de deux ou trois heures fait ainsi sur-le-champ, et sans avoir été prémédité ni travaillé, leur fit juger ce que ce pourroit être un jour, s'il étoit jamais exécuté et conduit à sa perfection par une personne dont elles connoissoient la

Il lui fait ensuite parcourir tout l'univers et tous les âges, pour lui faire remarquer une infinité de religions qui s'y rencontrent; mais il lui fait voir en même temps, par des raisons si fortes et si convaincantes, que toutes ces religions ne sont remplies que de vanité, de folies, d'erreurs, d'égarements et d'extravagances, qu'il n'y trouve rien encore qui le puisse satisfaire.

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