Page images
PDF
EPUB

et si je n'en avois vu depuis peu les marques dans cette admirable lettre qu'il a écrite sur ce sujet, et qui ne fait pas la moindre richesse des deux derniers trésors qu'il nous a donnés1. Or comme tout ce qui part de sa plume regarde toute la postérité, maintenant que mon nom est assuré de passer jusqu'à elle dans cette lettre incomparable, il me seroit honteux qu'il y passât avec cette tache, et qu'on pût à jamais me reprocher d'avoir compromis de ma réputation. C'est une chose qui jusqu'à présent est sans exemple; et de tous ceux qui ont été attaqués comme moi, aucun que je sache n'a eu assez de foiblesse pour convenir d'arbitres avec ses censeurs; et s'ils ont laissé tout le monde dans la liberté publique d'en juger, ainsi que j'ai fait, ç'a été sans s'obliger, non plus que moi, à en croire personne; outre que dans la conjoncture où étoient lors les affaires du Cid, il ne falloit pas être grand devin pour prévoir ce que nous en avons vu arriver. A moins que d'être tout à fait stupide, on ne pouvoit pas ignorer que comme les questions de cette nature ne concernent ni la religion ni l'État, on en peut décider par les règles de la prudence humaine, aussi bien que par celles du théâtre, et tourner sans scrupule le sens du bon Aristote du côté de la politique 2. Ce n'est pas que je sache si ceux qui ont jugé du Cid en ont jugé suivant leur sentiment ou non, ni même que je veuille dire qu'ils en ayent bien ou mal jugé, mais seulement que ce n'a ja

1. Allusion aux Lettres choisies du Sieur de Balzac. Paris, Augustin Courbé, 1647, in-8o, 2 parties. La lettre à Scudéry figure à la p. 394 de la Ire partie. Il faut se souvenir que cet Avertissement a paru pour la première fois dans l'édition de 1648: voyez ci-dessus, p. 79, note 1.

2. « Tourner sans scrupule le sens du bon Aristote du côté de la politique » paraît signifier, d'après l'ensemble du passage, « tourner le sens d'Aristote du côté de la politique de celui qui l'interprète, de ses opinions, de ses intérêts, de ses passions. »

mais été de mon consentement qu'ils en ont jugé, et que peut-être je l'aurois justifié sans beaucoup de peine, si la même raison qui les a fait parler ne m'avoit obligé à me taire. Aristote ne s'est pas expliqué si clairement dans sa Poétique, que nous n'en puissions faire ainsi que les philosophes, qui le tirent chacun à leur parti dans leurs opinions contraires; et comme c'est un pays inconnu pour beaucoup de monde, les plus zélés partisans du Cid en ont cru ses censeurs sur leur parole, et se sont imaginé avoir pleinement satisfait à toutes leurs objections, quand ils ont soutenu qu'il importoit peu qu'il fut selon les règles d'Aristote, et qu'Aristote en avoit fait pour son siècle et pour des Grecs, et non pas pour le nôtre et pour des François.

2

1

Cette seconde erreur, que mon silence a affermie, n'est pas moins injurieuse à Aristote qu'à moi. Ce grand homme a traité la poétique avec tant d'adresse et de jugement, que les préceptes qu'il nous en a laissés 1 sont de tous les temps et de tous les peuples; et bien loin de s'amuser au détail des bienséances et des agréments, qui peuvent être divers selon que ces deux circonstances sont diverses, il a été droit aux mouvements de l'âme, dont la nature ne change point. Il a montré quelles passions la tragédie doit exciter dans celles de ses auditeurs; il a cherché quelles conditions sont nécessaires, et aux personnes qu'on introduit, et aux événements qu'on représente, pour les y faire naître; il en a laissé des moyens qui auroient produit leur effet partout dès la création du monde, et qui seront capables de le produire encore partout, tant qu'il y aura des théâtres et des acteurs; et pour

1. VAR. (édit. de 1654 et de 1656): les préceptes qu'il nous en a donnés.

2. VAR. (édit. de 1654 et de 1656) et bien loin de s'amuser au travail des bienséances.

le reste, que les lieux et les temps peuvent changer, il l'a négligé, et n'a pas même prescrit le nombre des actes, qui n'a été réglé que par Horace beaucoup après lui'.

Et certes, je serois le premier qui condamnerois le Cid, s'il péchoit contre ces grandes et souveraines maximes que nous tenons de ce philosophe; mais bien loin d'en demeurer d'accord, j'ose dire que cet heureux poëme n'a si extraordinairement réussi que parce qu'on y voit les deux maîtresses conditions (permettez-moi cet2 épithète) que demande ce grand maître aux excellentes tragédies, et qui se trouvent si rarement assemblées dans un même ouvrage, qu'un des plus doctes commentateurs de ce divin traité qu'il en a fait, soutient que toute l'antiquité ne les a vues se rencontrer que dans le seul OEdipe'. La première est que celui qui souffre et est persécuté ne soit ni tout méchant ni tout vertueux, mais un homme plus vertueux que méchant, qui par quelque trait de foiblesse humaine qui ne soit pas un crime, tombe dans un malheur qu'il ne mérite pas; l'autre, que la persécution et le péril ne viennent point d'un ennemi, ni d'un indifférent, mais d'une personne qui doive aimer celui qui souffre et en être aimée'. Et voilà, pour en parler sainement, la véritable et seule cause de tout le succès du Cid, en qui l'on ne peut méconnoître ces deux conditions, sans s'aveugler soi-même pour lui faire injustice. J'achève donc en m'acquittant de ma parole; et après vous avoir dit en passant ces deux mots pour le

1. Voyez l'Art poétique d'Horace, vers 189 et 190.

2. Cet est au masculin dans les impressions de 1648-1656, c'està-dire dans toutes les éditions publiées par Corneille qui donnent cet Avertissement. Voyez ci-dessus, p. 22, ligne 5.

3. Corneille veut parler de Robortel qu'il nomme dans un passage du Discours de la tragédie où il a déjà exposé les idées sur lesquelles il revient ici. Voyez tome I, p. 59 et p. 33.

4. VAR. (édit. de 1654 et de 1656) : celui qui souffre en être aimé.

2

Cid du théâtre, je vous donne, en faveur de la Chimène de l'histoire, les deux romances que je vous ai promis1. J'oubliois à vous dire que quantité de mes amis ayant jugé à propos que je rendisse compte au public de ce que j'avois emprunté de l'auteur espagnol dans cet ouvrage, et m'ayant témoigné le souhaiter, j'ai bien voulu leur donner cette satisfaction. Vous trouverez donc tout ce que j'en ai traduit imprimé d'une autre lettre', avec un chiffre au commencement, qui servira de marque de renvoi pour trouver les vers espagnols au bas de la même page. Je garderai ce même ordre dans la Mort de Pompée, pour les vers de Lucain, ce qui n'empêchera pas que je ne continue aussi ce même changement de lettre toutes les fois que nos acteurs rapportent quelque chose qui s'est dit ailleurs que sur le théâtre, où vous n'imputerez rien qu'à moi si vous n'y voyez ce chiffre pour marque, et le texte d'un autre auteur au-dessous.

ROMANCE PRIMERO.

Delante el rey de Leon doña Ximena una tarde

se pone á pedir justicia

por la muerte de su padre.

1. Ces romances font partie tous deux du Romancero general. On les trouve dans le Romancero espagnol.... traduction complète par M. Damas-Hinard, 2 vol. in-18, tome II, p. 24 et 27.

2. Ce dernier alinéa a été supprimé dans les éditions de 1654 et de 1656, auxquelles il ne pouvait s'appliquer elles ne contiennent pas les extraits de Guillem de Castro dont parle ici Corneille, et que l'on trouvera dans notre édition à l'Appendice qui suit la pièce. 3. C'est-à-dire en lettres italiques.

4. Corneille, dans ses diverses éditions, et après lui son frère, dans celle de 1692, impriment en italiques les discours directs, les paroles

Para contra el Cid la pide,
don Rodrigo de Bivare,
que huerfana la dexó,
niña, y de muy poca edade.
Si tengo razon, ό non,
bien, Rey, lo alcanzas y sabes,
que los negocios de honra
no pueden disimularse.

Cada dia que amanece,
veo al lobo de mi sangre,
caballero en un caballo,
por darme mayor pesare.

Mandale, buen rey, pues puedes,

que no me ronde mi calle:

que no se venga en mugeres

el hombre que mucho vale.
Si mi padre afrentó al suyo,
bien ha vengado á su padre,
que si honras pagaron muertes,
para su disculpa basten.
Encomendada me tienes,

no consientas que me agravien,
que el que á mi se fiziere,
á tu corona se faze.

Calledes, doña Ximena,
que me dades pena grande,
que yo daré buen remedio
para todos vuestros males.

Al Cid no le he de ofender, que es hombre que mucho vale,

d'autrui rapportées par les acteurs, paroles qu'on met plus ordinairement aujourd'hui entre guillemets. Ainsi dans le Cid (acte V, scène 1) :

On dira seulement : Il adoroit Chimène,

Il n'a pas voulu vivre, etc.;

et dans la scène vi du même acte :

Ne crains rien, m'a-t-il dit, quand il m'a désarmé;
Je laisserois plutót, etc.

« PreviousContinue »