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L'admirable rôle de Pauline a toujours excité l'émulation et trop souvent le découragement de nos meilleures tragédiennes1; mais elle n'a été pour aucune d'elles l'occasion d'un triomphe aussi prématuré que pour Adrienne le Couvreur.

« En 1705, âgée d'environ quinze ans, elle fit partie avec quelques jeunes gens de jouer la tragédie de Polyeucte et la petite comédie du Deuil. Les répétitions qu'ils en firent chez un épicier, au bas de la rue Férou, faubourg Saint-Germain, firent du bruit; plusieurs personnes de considération y vinrent voir la jeune le Couvreur, qui était chargée du rôle de Pauline. La présidente le Jay leur préta pour la représentation la belle cour de son hôtel, rue Garancière. La cour, la ville, la comédie y accoururent; la porte, qui étoit gardée par huit suisses, fut forcée. On joua à la françoise, parce que notre actrice et quelques autres de ses camarades ne se trouvèrent pas en état de louer des habits à la romaine. Elle avoit emprunté un habit de la femme de chambre de Mme la présidente le Jay, dans lequel elle ne parut pas avantageusement; mais elle charma tout le monde par une façon de réciter toute nouvelle, mais si naturelle et si vraie, qu'on disoit d'une voix unanime qu'elle n'avoit plus qu'un pas à faire pour devenir la plus grande comédienne qui eût jamais été sur le Théâtre-François. Elle ne fut pas la seule qui méritât des applaudissements. Un jeune homme nommé Minou, qui par la suite est devenu un trèsgrand comédien dans les pays étrangers, joua le rôle de Sévère avec un feu, un pathétique et une intelligence parfaite; il entra même tellement dans l'esprit de son rôle, qu'il tomba en défaillance en disant à Fabian, son confident : « Soutiens-moi, ce coup « de foudre est grand. » Il fallut lui ouvrir les veines; on ne court plus de ces risques sur le Théâtre-François. Minou se remit et finit son rôle. La tragédie étoit à peine achevée, qu'apparemment sur les plaintes des comédiens, M. d'Argenson envoya des archers pour arrêter la petite troupe, qui se crut perdue; mais

1. Voyez, dans les Mémoires d'Hippolyte Clairon (p. 110 et suivantes), une Étude de Pauline dans Polyeucte, et dans les Mémoires pour Marie-Françoise Dumesnil en réponse aux Mémoires d'Hippolyte Clairon (p. 168 et suivantes), une critique très-vive, mais fort juste, de cette Étude.

elle en fut quitte pour l'alarme. Mme la présidente le Jay envoya chez ce magistrat, qui révoqua à l'instant son ordre, à condition que ces représentations cesseroient1. »

Le gouvernement révolutionnaire, qui avait proscrit le Crd parce qu'on y voyait un roi, devait redouter l'expression des sentiments religieux qui éclatent dans Polycucte avec tant de vivacité et d'élévation à la fois; aussi la représentation en futelle interdite, comme le remarque M. Hallays-Dabot dans son Histoire de la censure. Toutefois cette interdiction ne dura pas aussi longtemps qu'il le croit, et il s'est trompé lorsqu'il a dit que Polyeucte ne fut pas remis au théâtre avant l'époque du Consulat la reprise réelle est du 13 floréal de l'an 11*. Depuis lors Polyeucte n'a plus disparu du répertoire courant; mais trop souvent, il faut le reconnaître, le manque d'interprètes dignes d'une si grande œuvre en a interrompu pendant fort longtemps les représentations.

1. Lettre à Mylord *** sur Baron et Mlle Lecouvreur, p. 23-25. 2. Histoire du Théatre françois, par C. G. Étienne et B. Martainville, tome III, p. 56 et note.

3. Page 215.

4. Le 1er mai 1794. Lemazurier, tome I,

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p.

555.

A LA REINE RÉGENTE1.

MADAME,

Quelque connoissance que j'aye de ma foiblesse, quelque profond respect' qu'imprime VOTRE MAJESTÉ dans les àmes de ceux qui l'approchent, j'avoue que je me jette à ses pieds sans timidité et sans défiance, et que je me tiens assuré de lui plaire, parce que je suis assuré de lui parler de ce qu'elle aime le mieux. Ce n'est qu'une pièce de théâtre que je lui présente, mais qui' l'entretiendra de Dieu : la dignité de la matière est si haute, que l'impuissance de l'artisan ne la peut ravaler; et votre

1. Anne d'Autriche, fille aînée de Philippe III, roi d'Espagne, mariée à Louis XIII le 25 décembre 1615, devint régente du royaume quatre jours après la mort du Roi, le 18 mai 1643, c'est-à-dire entre l'époque où Corneille obtint le privilége de Polyeucte et celle où cette pièce fut imprimée (voyez plus haut, p. 468). On trouve ici l'expression fort naturelle de la reconnaissance de Corneille envers la Reine, qui s'était montrée très-favorable au Cid et à son auteur (voyez ci-dessus, p. 15 et 16). C'était d'abord à Louis XIII que cette dédicace devait être adressée. On lit dans l'Historiette que lui a consacrée Tallemant des Réaux (tome II, p. 248): « Depuis la mort du Cardinal, M. de Schomberg lui dit que Corneille vouloit lui dédier la tragédie de Polyeucte. Cela lui fit peur, parce que Montauron avoit donné deux cents pistoles à Corneille pour Cinna. « Il a n'est pas nécessaire, dit-il. - Ah! Sire, reprit M. de Schomberg, « ce n'est point par intérêt. Bien donc, dit-il, il me fera plaisir. Ce fut à la Reine qu'on la dédia, car le Roi mourut entre deux. » — Cette épître et l'Abrégé du martyre, qui la suit, se trouvent dans les éditions antérieures à 1660 et dans une édition in-12 de 1664 que possède la Bibliothèque impériale.

D

2. VAR. (édit. de 1648-1656 et de 1664 in-12): et quelque respect.

3. VAR. (édit. de 1648-1656 et de 1664 in-12): mais une pièce de théâtre qui....

àme royale se plaît trop à cette sorte d'entretien pour s'offenser des défauts d'un ouvrage où elle rencontrera les délices de son cœur. C'est par là, MADAME, que j'espère obtenir de VOTRE MAJESTÉ le pardon du long temps que j'ai attendu à lui rendre cette sorte d'hommages'. Toutes les fois que j'ai mis sur notre scène des vertus morales ou politiques, j'en ai toujours cru les tableaux trop peu dignes de paroître devant Elle, quand j'ai considéré qu'avec quelque soin que je les pusse choisir dans l'histoire, et quelques ornements dont l'artifice les put enrichir, elle en voyoit de plus grands exemples dans elle-même. Pour rendre les choses proportionnées, il falloit aller à la plus haute espèce, et n'entreprendre pas de rien offrir de cette nature à une reine très-chrétienne, et qui l'est beaucoup plus encore par ses actions que par son titre, à moins que de lui offrir un portrait des vertus chrétiennes dont l'amour et la gloire de Dieu formassent les plus beaux traits, et qui rendît les plaisirs qu'elle y pourra prendre aussi propres à exercer sa piété qu'à délasser son esprit. C'est à cette extraordinaire et admirable piété, MADAME, que la France est redevable des bénédictions qu'elle voit tomber sur les premières armes de son roi; les heureux succès qu'elles ont obtenus en sont les rétributions éclatantes, et des coups du ciel, qui répand abondamment sur tout le royaume les récompenses et les grâces que VOTRE MAJESTÉ a méritées. Notre perte sembloit infaillible après celle de notre grand monarque; toute l'Europe avoit déjà pitié de nous, et s'imaginoit que nous nous allions précipiter dans un extrême désordre, parce qu'elle nous voyoit dans une extrême désolation: cependant la prudence et les soins de VOTRE MAJESTÉ, les bons conseils qu'elle a

1. Les éditions de 1648-1655 portent : « hommage,» au singulier.

pris, les grands courages qu'elle a choisis pour les exécuter, ont agi si puissamment dans tous les besoins de l'État, que cette première année de sa régence a nonseulement égalé les plus glorieuses de l'autre règne, mais a même effacé, par la prise de Thionville', le souvenir du malheur qui, devant ses murs, avoit interrompu une si longue suite de victoires. Permettez que je me laisse emporter au ravissement que me donne cette pensée, et que je m'écrie dans ce transport :

Que vos soins, grande REINE, enfantent de miracles!
Bruxelles et Madrid en sont tous interdits;

Et si notre Apollon me les avoit prédits,
J'aurois moi-même osé douter de ses oracles.

Sous vos commandements on force tous obstacles;
On porte l'épouvante aux cœurs les plus hardis,
Et par des coups d'essai vos États agrandis
Des drapeaux ennemis font d'illustres spectacles.

La victoire elle-même accourant à mon roi,
Et mettant à ses pieds Thionville et Rocroi,

Fait retentir ces vers sur les bords de la Seine:

«

France, attends tout d'un règne ouvert en triomphant, Puisque tu vois dejà les ordres de ta reine

Faire un foudre en tes mains des armes d'un enfant. »

Il ne faut point douter que des commencements si merveilleux ne soient soutenus par des progrès encore plus étonnants. Dieu ne laisse point ses ouvrages imparfaits il les achèvera, MADAME, et rendra non-seulement la régence de VOTRE MAJESTÉ, mais encore toute sa vie, un enchaînement continuel de prospérités. Ce sont les vœux

1. Le 18 août 1643.

2. VAR. (édit. de 1648-1656 et de 1664 in-12): sur le bord.

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