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toute l'antiquité1. » Je voudrois que ce qu'il a dit de l'action se pût dire de la peinture que j'en ai faite, non pour en tirer plus de vanité, mais seulement pour vous offrir quelque chose un peu moins indigne de vous être offert. Le sujet étoit capable de plus de grâces, s'il eût été traité d'une main plus savante; mais du moins il a reçu de la mienne toutes celles qu'elle étoit capable de lui donner, et qu'on pouvoit raisonnablement attendre d'une muse de province', qui n'étant pas assez heureuse pour jouir souvent des regards de V. E., n'a pas les mêmes lumières à se conduire qu'ont celles qui en sont continuel lement éclairées. Et certes, MONSEIGNEUR, ce changement visible qu'on remarque en mes ouvrages depuis que j'ai l'honneur d'être à V. É., qu'est-ce autre chose qu'un effet des grandes idées qu'elle m'inspire, quand elle daigne souffrir que je lui rende mes devoirs? et à quoi peut-on attribuer ce qui s'y mêle de mauvais, qu'aux teintures grossières que je reprends quand je demeure abandonné à ma propre foiblesse? Il faut, MonSEIGNEUR, que tous ceux qui donnent leurs veilles au théâtre publient hautement avec moi que nous vous avons deux obligations très-signalées : l'une, d'avoir ennobli le but de l'art; l'autre, de nous en avoir facilité les connoissances. Vous avez ennobli le but de l'art, puisqu'au lieu de celui de plaire au peuple que nous prescrivent nos

1. Nec ferme res antiqua alia est nobilior. (Lib. I, cap. xxiv.) 2. Le mot seulement est omis dans les recueils de 1648-1656. 3. A cette époque Corneille habitait encore Rouen ; ce ne fut qu'en 1662 qu'il vint s'établir à Paris.

4. Je ne sais ce qu'on doit entendre par ces mots étre à V. É. Le cardinal de Richelieu faisait au grand Corneille une pension de cinq cents écus, non pas au nom du Roi, mais de ses propres deniers.... Cependant une pension de cinq cents écus que le grand Corneille fut réduit à recevoir, ne paraît pas un titre suffisant pour qu'il dît: j'ai l'honneur d'être à V. É. » (Voltaire.)

maîtres, et dont les deux plus honnêtes gens de leur siècle, Scipion et Lælie, ont autrefois protesté de se contenter', vous nous avez donné celui de vous plaire et de vous divertir; et qu'ainsi nous ne rendons pas un petit service à l'État, puisque contribuant à vos divertissements, nous contribuons à l'entretien d'une santé qui lui est si précieuse et si nécessaire. Vous nous en avez facilité les connoissances, puisque nous n'avons plus besoin d'autre étude pour les acquérir que d'attacher nos yeux sur V. E., quand elle honore de sa présence et de son attention le récit de nos poëmes. C'est là que lisant sur son visage ce qui lui plaît et ce qui ne lui plaît pas, nous nous instruisons avec certitude de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, et tirons des règles infaillibles de ce qu'il faut suivre et de ce qu'il faut éviter; c'est là que j'ai souvent appris en deux heures ce que mes livres n'eussent pu m'apprendre en dix ans; c'est là que j'ai puisé ce qui m'a valu l'applaudissement du public; et c'est là qu'avec votre faveur j'espère puiser assez pour être un jour une œuvre digne de vos mains. Ne trouvez donc pas mauvais, MONSEIGneur, que pour vous remercier de ce que j'ai de réputation, dont je vous suis entièrement redevable, j'emprunte quatre vers d'un autre Horace que celui que je vous

1. On sait que Scipion et Lélius passaient pour les collaborateurs de Térence, et même, aux yeux de quelques-uns, pour les auteurs de ses comédies. Voilà pourquoi Corneille leur prête ici ce que dit Térence lui-même, au commencement du prologue de l'Andrienne :

Poeta quum primum animum ad scribendum appulit,

Id sibi negoti credidit solum dari,

Populo ut placerent quas fecisset fabulas.

• Lorsque notre poëte se décida à écrire, il crut que sa seule tâche serait de faire que ses pièces plussent au peuple.

les vers 15 à 19 du prologue des Adelphes.

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Voyez encore

présente, et que je vous exprime par eux les plus véritables sentiments de mon âme :

Totum muneris hoc tui est,

Quod monstror digito prætereuntium,
Scenæ non levis artifex :

Quod spiro et placeo, si placeo, tuum est1.

Je n'ajouterai qu'une vérité à celle-ci, en vous suppliant de croire que je suis et serai toute ma vie, très-passionnément2,

MONSEIGNEUR,
De V. É.,

Le très-humble, très-obéissant,
et très-fidèle' serviteur,

CORNEILLE.

1. « C'est par ta faveur uniquement (Horace parle à la muse) que les passants me montrent du doigt, comme donnant au théatre des œuvres qui ont leur prix. Que je respire et que je plaise (si vraiment je plais), c'est à toi que je le dois. » (Livre IV, ode 1, vers 21-24.) Dans Horace le troisième vers est :

Romanæ fidicen lyræ.

2. « Cette expression passionnément montre combien tout dépend des usages. Je suis passionnément est aujourd'hui la formule dont les supérieurs se servent avec les inférieurs. » (Voltaire.)

3. VAR. (édit. de 1647 et de 1656) : et très-obligé.

TITUS LIVIUS'.

(XXIII.).... Bellum utrinque summa ope parabatur, civili simillimum bello, prope inter parentes natosque, Trojanam utramque prolem, quum Lavinium ab Troja, ab Lavinio Alba, ab Albanorum stirpe regum oriundi Romani essent. Eventus tamen belli minus miserabilem dimicationem fecit, quod nec acie certatum est, et tectis modo dirutis alterius urbis, duo populi in unum confusi sunt. Albani priores ingenti exercitu in agrum romanum impetum fecere. Castra ab urbe haud plus quinque millia passuum locant, fossa circumdant: fossa Cluilia ab nomine ducis per aliquot secula appellata est, donec cum

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1. Livre I, chapitres xx-xxvI. Cet extrait de Tite Live ne se trouve que dans les recueils de 1648-1656. — Corneille, après avoir donné, en tête de Cinna, le texte de Sénèque qui lui a fourni le sujet de cette pièce, a eu l'heureuse idée d'y ajouter l'imitation que Montaigne a faite de ce morceau avec son originalité et son indépendance habituelles. A défaut d'un traducteur aussi illustre pour le fragment de Tite Live qui sert d'argument Horace, nous avons choisi la version de Blaise de Vigenère, la plus récente qui existât au temps où Corneille écrivait sa tragédie.

(XXIII.) « .... Déjà d'un très-grand effort d'une part et d'autre s'apprêtoient à la guerre ressemblant à une civile, entre presque les propres pères et les enfants, tous les deux peuples étant descendus de la race troyenne, parce que la ville de Lavinium avoit été fondée par les Troyens, et de Lavinium, venue et peuplée celle d'Albane, et de la lignée des rois d'Albane, procédés ceux de Rome. Mais l'issue en fin de la guerre retrancha beaucoup de la compassion pitoyable qui eût pu succéder de cette querelle; pour autant qu'il n'y eut aucune bataille donnée; ains seulement l'habitation de l'une des villes étant démolie, les deux peuples furent mêlés et confondus en un seul. Les Albaniens avec une grosse armée furent les premiers à entrer dans le territoire de Rome, où ils se campèrent à cinq mille pas seulement des murailles, se remparant d'une bonne tranchée alentour, qui fut depuis durant quelques siècles appelée la fosse Cluilienne, du nom de leur chef; jusqu'à ce que par succession de

re nomen quoque vetustate abolevit. In his castris Cluilius albanus rex moritur; dictatorem Albani Metium Suffetium creant. Interim Tullus ferox, præcipue morte regis, magnum que Deorum numen, ab ipso capite orsum, in omne nomen albanum expetiturum pœnas ob bellum impium dictitans, nocte, præteritis hostium castris, infesto exercitu in agrum albanum pergit. Ea res ab stativis excivit Metium; ducit quam proxime ad hostem potest; inde legatum præmissum nuntiare Tullo jubet, priusquam dimicent, opus esse colloquio : si secum congressus sit, satis scire ea se allaturum, quæ nihilo minus ad rem romanam, quam ad albanam pertineant. Haud aspernatus Tullus, tametsi vana afferrentur; suos in aciem educit; exeunt contra et Albani. Postquam instructi utrinque stabant, cum paucis procerum in medium duces procedunt. Ibi infit Albanus injurias, et non redditas res ex fœdere quæ repetitæ sint, et : « Ego regem nostrum Cluitemps il s'est aboli et éteint avec l'ouvrage. En ce logis-là Cluilius, roi d'Albane, fina ses jours, et l'armée créa Métius Suffétius dictateur. Cependant Tullus encouragé spécialement de la mort du Roi, et alléguant que la grande justice des Dieux avoit commencé par le chef adversaire de prendre vengeance sur tout le nom albanien de la guerre injustement par eux suscitée, se coule secrètement une nuit avec son armée outre le camp des ennemis, si bien qu'il entre dedans leurs confins à son tour; ce qui rappela Métius du lieu ou il étoit campé, pour s'approcher avec ses forces le plus près des Romains qu'il lui fût possible: d'où il dépêcha un héraut à Tullus pour lui faire entendre qu'avant de venir au combat il s'entreverroit volontiers avec lui, et que s'ils parlementoient ensemble, il s'assuroit bien de lui faire quelques ouvertures qui ne lui importeroient moins qu'à ceux d'Albane. Tullus ne le voulant éconduire de cette requête, encore qu'il connût assez clairement que ce n'étoient que cassades, met ses gens en bataille. Les Albaniens sortent aussi à l'encontre, et après qu'ils se furent rangés en ordonnance d'une part et d'autre, tous prêts à s'entre-choquer, les deux chefs avec aucuns des principaux autour d'eux s'advancent au milieu des deux osts, là où celui d'Albane commence ainsi à parler : « Les torts et « griefs qui ont été faits et les choses qu'on a répétées suivant le

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